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Cycle des Puissants Nomades – 5/7

Les peuples premiers

Touaregs du désert, Amérindiens des grandes plaines d’Amérique, Esquimaux d’Alaska, Gitans d’Europe, Mongols des pieds de l’Himalaya, Aborigènes d’Australie, Peuls et Bambaras d’Afrique subsaharienne, Hadzas de Tanzanie, Changpas et Bhils d’Inde, Awas d’Amazonie, Quechuans du Pérou, Papous de Nouvelle Guinée, et tant d’autres… 

Si nous avons pu faire une première présentation flatteuse et engageante des peuples premiers lors de l’introduction des Puissants Nomades du règne humain, dans les faits, ils ne sont que des signaux extrêmement faibles. Alors que les crises se multiplient (crises du climat, de la biodiversité, de l’eau, du partage des ressources, pour ne citer que les plus critiques) et pourraient trouver de nouvelles réponses en prenant en compte leur mode de vie et en leur accordant un poids décisionnel réel et fort dans le déroulement de l’histoire, ce qui est loin d’être le cas1. A l’échelle mondiale, ils ne sont plus que quelques villages et tribus à perpétuer leur mode de vie traditionnel. Et tous deviennent de moins en moins nomades, car pour survivre, ils sont contraints de devenir sédentaires en raison du nombre croissant de touristes à la recherche d’exotisme et de selfies. 

Pourquoi en un peu plus de deux siècles, alors qu’ils étaient des centaines de millions, la plupart ont-ils disparu ? Certes, l’ONU affirme que ces peuples représentent presque un demi-milliard d’habitants, mais parmi ce demi-milliard, qui a réellement conservé sa façon traditionnelle de vivre ? Enfin, il est évident qu’avant l’ère moderne, des continents entiers tels que l’Amérique, l’Afrique, l‘Australie et une très grande partie de l’Asie n’étaient composés, dans leur immense majorité, que de ces peuples autochtones. Actuellement, il est question d’une chute de la biodiversité comparée à un génocide d’une grande partie des règnes minéral et végétal. Pourtant, un même génocide a eu lieu et a été passé sous silence concernant les peuples premiers, sous prétexte que leurs membres étaient intégrés dans nos sociétés modernes. Sans vouloir nous disculper, peut-être qu’il fallait aussi en passer par là : mettre tous les humains dans le même panier et les soumettre à la même épreuve, celle du fond de l’âge de fer, selon les textes anciens indiens2, l’expérience de l’état le plus opposé au spirituel et à la symbiose. A travers cette idée des Védas se dessine une forme de destinée collective à l’échelle de l’humanité qui n’implique pas une détermination totale dans le cours de l’histoire, mais plutôt une série d’épreuves nécessaires en vue d’une progression de l’expérience humaine. 

Est-on encore en mesure de partir à la quête de la puissance nomade des peuples premiers alors que les cendres de leurs exterminations brûlent encore dans nos mémoires, dans les champs et dans les forêts ? Il semble presque indécent de chercher le contact des rares survivants de ces peuples tant ils sont déjà harcelés, mais certains viennent à notre rencontre pour nous murmurer leurs puissances nomades. Ils sont un peu comme le Dalaï-lama, faisant le deuil du Tibet en tant que patrie, mais véhiculant partout dans le monde la sagesse de sa culture tibétaine. 

Dans ce qui va suivre à propos des Puissants Nomades des peuples premiers, nous chercherons à mettre en valeur leurs différences et ce qu’elles nous invitent à prendre en compte à partir des citations de leurs représentants eux-mêmes. Il est évident à la lecture de cet article que la connaissance empirique de ces peuples ou non dépend de la proximité géographique de ceux-ci avec le lectorat. La partie sur les Aborigènes résonnera ainsi différemment pour un australien, celle sur les Tziganes pour un européen, et celle sur les Navajos pour un états-unien. Mais essayez donc de dépasser la perception familière de ces derniers, pour tenter de les connaître de l’intérieur. Et peut-être qu’ainsi leur puissance pourra se révéler plus clairement à vous, une puissance qui pourrait ne vous être ni totalement étrangère, ni totalement connue. Peut-être réside-t-elle encore dans les profondeurs de nos inconscients, nichée dans les couches les plus anciennes de sédiments de nos pensées, et ne demande-t-elle qu’à être éveillée, questionnée ? Sans préjugés, laissons-nous imprégner par petites touches des Puissants Nomades des peuples premiers. C’est peut-être ainsi qu’un nouvel alliage pourra naître : un mélange subtil entre une culture scientifique et rationnelle et une culture “Gaïenne” plus intuitive, nous permettant de nous situer non pas en marge mais au cœur d’un monde commun.

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Paroi rocheuse constituée de couches de sédiments

Prière des indiens Navajos :

“O Grand Esprit, dont j’entends la voix dans les vents et dont le souffle donne vie à toutes choses, écoute-moi. Je viens vers toi comme l’un de tes nombreux enfants ; je suis faible … je suis petit … j’ai besoin de ta sagesse et de ta force. Laisse-moi marcher dans la beauté et fais que mes yeux aperçoivent toujours les rouges et pourpres des couchers du soleil. Fais que mes mains respectent les choses que tu as créées, et rends mes oreilles fines pour qu’elles puissent entendre ta voix.”

Il est question, dans cette prière des indiens Navajos, d’un rare témoignage à être parvenu jusqu’à nous, celui « d’entendre la voix ». Mais pourquoi chercher à entendre cette voix ? Ne serait-elle pas simplement le fruit de l’imagination ? 

Cette même imagination permet précisément de s’ouvrir à certaines perceptions inaccessibles tant que le mental rationnel reste le seul accès à une connaissance valide. Ce premier obstacle levé, on peut alors tenter l’expérience d’affiner nos oreilles. 

Entendre cette voix requiert un état de conscience tout particulier, notamment pour nous, occidentaux. Il se pourrait qu’il faille partir à la rencontre de l’âme d’enfant qui réside en nous, empreinte de candeur, afin de renouer avec notre capacité d’émerveillement et une façon poétique d’être au monde. Comme il est si difficile de garder cette âme d’enfant et d’accepter en soi toutes les formes de faiblesse, on pourrait donner ce conseil : chacun va rencontrer plusieurs fois dans sa vie des coïncidences étranges, des concordances inexpliquées. Plutôt que de les considérer comme le seul fruit du hasard et d’y accorder peu d’importance, c’est en prenant le temps de méditer sur l’expérience et la conscience que ces messages venus de l’invisible deviennent fondamentaux dans sa propre construction, au-delà de leurs propres aspects positifs ou négatifs. 

Cette voix est portée par le souffle du Grand Esprit. Cet esprit, qualifié de “grand” nous situe, à l’échelle du vivant, comme “partie de” et “étape intermédiaire” et non “sommet” de l’évolution. L’humilité qu’elle implique laisse place à un inconnu supérieur avec qui le dialogue serait possible là où inconscient et conscient se rencontrent. L’écoute de cette grande voix nous pousse à nous élever et ainsi à ne plus risquer l’isolement et l’impression d’être seuls et coupés du monde, des autres et de soi-même. Les moments de solitude ne nous isolent pas mais, au contraire, sont essentiels pour faire dialoguer conscience et inconscience, rationnel et irrationnel. C’est là que réside l’apprentissage de la sagesse et avec, la capacité de faire des choix mesurés et adaptés au déroulement de l’histoire. 

La puissance réside dans l’acceptation des mystères et la reconnaissance de nos faiblesses, en particulier de notre faiblesse intrinsèque : dans le concert du vivant, la Terre comme l’humanité ne sont que de petites gouttes dans l’océan du cosmos. Être humble, être attiré par la sagesse et la beauté des choses, et se considérer en interdépendance avec le vivant et la nature n’est pas nécessairement inné mais se cultive. Certains peuples premiers nomades ont encore la pratique et la mémoire de cette culture. Il n’est pas nécessaire de les imiter au risque de tomber dans la caricature ou le dogmatisme; il suffit simplement de les inclure, de leur accorder de l’importance, de les respecter et d’oser s’en inspirer. Il est utile d’écouter cette voix car nous risquons de rester prisonnier du bruit du monde-machine, indécis et passifs face à l’urgence d’explorer d’autres voies.

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Aigle dans le ciel, image du Grand Esprit qui nous observe et nous soutient.

Message du mamu (sage chez les Kogis), Marco Barro : 

« Tout est écrit dans la nature, et notamment la façon dont il convient de canaliser l’énergie entre la vie et la mort, pour éviter le chaos. C’est dans la nature que les lois et les règles qui régissent notre société prennent leurs racines. C’est là que nous savons comment maintenir le monde en harmonie, comment penser et agir ensemble, afin d’éviter les maladies, les catastrophes naturelles, les grèves et les disputes familiales, car tout est lié. Les règles et les lois occidentales sont faites par les hommes au profit de la société humaine. La loi kogi est cosmique, elle permet de maintenir l’équilibre du monde au service de la vie. Il y a une seule loi de la nature, qui est la même pour tous. Nous les Kogis, nous essayons de garder l’équilibre chez nous dans la Sierra Nevada de Santa Marta en Colombie, mais vous, que faites-vous de votre responsabilité ? Vous n’avez plus d’anciens pour vous transmettre la mémoire et sans mémoire on ne peut rien faire. Pourquoi ne pensez-vous plus au monde ? La pensée, qu’elle soit kogi ou non, c’est la même pensée, la même conscience. 

La vraie question, c’est de savoir comment se servir, comment utiliser cette pensée. Si demain nous utilisions un peu mieux notre conscience, notre pensée, nous pourrions commencer à nous parler, à échanger entre sociétés qui se respectent.

Aujourd’hui, la nature est malade. Il y a beaucoup de pollution. Seuls, nous ne pouvons pas protéger la Terre, ensemble nous pouvons faire quelque chose. Il n’est plus temps de parler mais d’agir…»3

Comme le sollicite le Kogi Marco Barro, il est temps d’agir et de penser ensemble. En effet, si en Occident nous avons l’habitude de puiser nos connaissances ailleurs et de créer de nouveaux alliages à partir des grandes cultures humaines passées et en cours, notre dialogue avec les peuples premiers est, quant à lui, quasi inexistant. Il serait alors de plus en plus nécessaire de faire bouger les lignes pour que naisse le désir d’alliages plus larges. En ce sens, nous pourrions nous laisser guider par les coups de boutoirs de l’histoire. Depuis quelques temps, par exemple, la poursuite de la recherche scientifique à des fins exclusivement matérielles et mercantiles et ses conséquences désastreuses mènent de plus en plus d’étudiants et de jeunes actifs à s’interroger et à se positionner sur la perte de sens de celle-ci. Or, en cherchant à arrimer science et spiritualité, nous pourrions peut-être parvenir à régénérer la science. À cet effet, les représentants des peuples premiers sont une ressource inégalable. 

Ce que nous suggère fondamentalement la puissance des Kogis, fait écho à l’injonction modeste rabelaisienne, “science sans conscience n’est que ruine de l’âme”. Elle nous ramène à notre condition intellectuelle et interroge notre façon d’établir les hiérarchies en réduisant la science non-réflexive à une complète aporie. Pour approfondir notre propos, nous proposons de nous familiariser dès maintenant avec la vie quotidienne décisionnelle du peuple Kogi. L’organisation Kogi exige que la moindre décision liée au collectif, au vivant et aux communs, passe par la rencontre de tous dans la nuée4, moment de partage de la pensée où les plus fragiles, les plus invisibles comme les plus sages disposent d’une voix décisionnelle prépondérante. Pour cela, ils utilisent un outil opérationnel réel de décision qui mesure en détail les conséquences d’un acte. Nous pourrions d’emblée rétorquer que nos institutions nationales et internationales ont le même rôle et pouvoir décisionnel, mais l’actualité et de nombreux événements nous prouvent au contraire que la parole de chacun n’est pas toujours prise en compte. Concrètement, la puissance Kogi tient aussi de sa filiation avec une puissance universelle qu’on pourrait qualifier de “divine”. En s’interdisant de donner un nom ou une forme particulière à cette puissance, celui-ci lui laisse libre-cours. Or, cela ne pourrait-il pas correspondre au grand saut d’humilité vers la reconnaissance que quelque chose nous dépasse de sa propre voix ? Il nous semble que cet oubli contemporain dans nos sociétés occidentales a tout à envier aux peuples premiers, encore capables d’entendre, de traduire ces messages divins. 

Imaginez des COP, des sommets de l’ONU, du FMI ou autres grandes institutions internationales ou nationales, où des individus reconnus comme porteurs de cette voix supérieure soient non seulement entendus mais considérés comme supérieurs dans la décision. Imaginez qu’un sage Kogi visite le cœur de la France et notamment son immense château d’eau qu’est le Massif Central. Il se lamente de voir l’état général des cours d’eau à la sortie de ce grand édifice naturel sauf la rivière de l’Ouysse, pourtant large et calme, qui elle a su garder les qualités utiles et nécessaires au bien-être de l’ensemble du vivant et des humains. Il arrive à la chambre des députés et donne comme injonction de revoir la façon dont l’eau est traitée pour que chaque embouchure de fleuve, chaque rivière, soit aussi limpide, claire et vivante que l’Ouysse à son arrivée à la rivière Dordogne. 

Paroles de Tziganes

Proverbe tzigane : “N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures”. 

Les Tziganes, dans leur parcours de l’Inde aux confins de l’Europe si bien représenté dans le film Latcho Drom (1993), sont les premiers à avoir eu la malchance d’être nomades au sein d’un territoire compartimenté et sédentarisé. La malchance car la vindicte populaire préfère s’en prendre à l’étranger de passage qu’au voisin. Il est notoire dans l’histoire que les Tziganes ont été pourchassés, dénoncés, éradiqués, simplement parce qu’ils étaient Tziganes.


Boby Lapointe écrit à propos des Tziganes : “Avec le violon, il faut choisir : ou bien tu joues juste, ou bien tu joues tzigane.” Dans cette phrase, hormis l’aspect musical et intuitif, un autre aspect plus ambigu ressort : à force d’être rejetés aux frontières et de passer quand même, les Tziganes ont poussé le sens de l’opportunité à l’extrême. Toujours en marge, souvent à la limite, les Tziganes incarnent des aspects trop souvent refoulés ou cachés chez les peuples sédentaires.

Chagall, “Le cirque bleu” (https://panoramadelart.com/analyse/le-cirque-bleu

Il y a le fameux instinct des Tziganes vu comme primaire et quasi barbare et en même temps reconnu comme un flair indéniable, un “sens de la vista” qui manque tant à la plupart des prévisionnistes et experts en tous genres. Mais il y a aussi la magie, “folklorisée” par la boule de cristal mais prise très au sérieux avec la lecture des lignes de la main. Qui par exemple n’a jamais entendu parler de prédiction juste et fiable faite par une gitane ? Il y a ensuite le système D, car bien souvent, là où les Tziganes passent, ils ne sont pas attendus et montrent alors une grande gestion des imprévus et une forte adaptabilité au grand dam des institutions et des administrations, bousculées dans leur sens de l’ordre, des normes et des conventions. Il y a enfin la proximité avec l’invisible, qui, s’il se fait parfois prendre dans les méandres de la vie standardisée, laisse toujours quelques traces dans les camps tziganes, des portes, des seuils qui perdurent et sont au moins acceptés et connus par quelques rares représentants, faute d’être entretenus. 

Pour comprendre la puissance du peuple premier Tzigane, il faudrait sans doute, comme eux, être passé par un temps et par des espaces où le temps s’étire suffisamment pour apprécier, qualifier et même comparer les terroirs, les paysages et surtout les forces invisibles qui marquent chaque contrée. Même si les Tziganes ne sont plus ces marcheurs au long-cours et même si leurs roulottes côtoient désormais des voitures de luxe, leur puissance relève tout d’abord de leur capacité de savoir lire les empreintes de l’invisible. Ensuite, à s’orienter face aux imprévus, à l’adversité et aux épreuves en tout genre : aux froids raisonnements, aux calculs, aux prédictions savantes et rationnelles. La puissance Tzigane ose imaginer des réponses, apparemment déconnectées, mais opportunes par la force du temps. Enfin, leur puissance se situe dans leur rapport à la liberté, tant d’expression que de place dans la société, car ils n’ont pas toujours été en marge. En effet, c’est l’ère moderne qui les a majoritairement marginalisés. Et, s’ils s’imposent parfois par la force et la violence, ils questionnent aussi souvent la crédibilité et le bien-fondé de toutes les possessions, accaparements, obligations, qui sont les fondements de nos sociétés modernes. 

Ainsi, quand le peuple Tzigane reste nomade, sa façon d’être au monde et de déranger les habitudes rappellent notre condition passagère sur Terre et la facilité à confondre sédentarité et éternité. Son passage peut créer les conditions à l’émergence d’un Ma5, à la fois séduisant et provocateur. 

Proverbe Massaï : 

« La chair qui n’est pas douloureuse ne ressent rien. »6

La souffrance devient un don quand elle s’inscrit dans un processus qui met en lumière nos principaux nœuds intérieurs ignorés ou rejetés, puis quand elle nous donne la force de dénouer ce qui nous limite, et enfin quand elle fait naître en soi plus d’empathie et de largeur d’esprit. Chez les Massaïs, le concept d’Osina Kishon est la souffrance-don qui voit toute souffrance ou douleur comme une épreuve opportune que le destin met sur nos chemins, mais aussi un moyen pour reprendre le droit chemin. L’épreuve consiste d’abord à reconnaître ce qui est noué en soi. En acceptant la dualité autant présente à l’extérieur qu’à l’intérieur de soi, le principe d’Ilmao chez les Massaïs, chacun peut alors se résoudre à dénouer ce qui jusqu’à présent engendre en lui conflit, opposition, déni ou inconscience. La souffrance n’est donc pas une finalité en soi, un état souhaité, c’est plutôt un indicateur pour savoir où se situent nos épreuves, et comment s’en servir pour que ce qui était bloqué, noué, stagnant, circule à nouveau apportant ainsi une conscience plus éclairée. Ce proverbe Massaï nous met donc en garde contre l’attitude passive et indifférente choisie pour ne pas souffrir mais qui en conséquence nous éloigne de l’éveil de notre conscience et de notre responsabilité. 

Que penser alors de notre société qui rejette la douleur, qu’elle soit physique, psychique ou mentale ? La consommation toujours en hausse d’anti-douleurs, d’anti-inflammatoires, d’anti-dépresseurs et de calmants en témoigne. Evidemment, collectivement, nous sommes loin d’adopter cette puissance Massaï, en retournant ce qui est douloureux comme un moyen de grandir. On peut alors se poser la question de ce qui grandirait d’abord si nous étions davantage porteurs de cette puissance, et c’est certainement devenir plus solidaire et responsable – dit autrement, devenir ce guerrier pacifique, lettré et poète7. Tant que cette dimension guerrière de l’individu n’est pas éveillée, le risque persiste qu’à l’épreuve de la douleur l’individu réponde par la négation, la passivité, ou l’endormissement. Il n’est donc pas étonnant que les Massaïs soient d’abord connus comme un peuple de guerriers. Or pour certains, être guerrier ne relève pas d’une possibilité ou d’un choix ouvert à tous. Il n’en est rien, les Massaïs et leur puissance nous disent qu’en chacun et chacune sommeille un guerrier et que des contextes de vie très différents peuvent nous amener à révéler cette dimension guerrière. Si on peut proposer collectivement d’adopter et incarner la dimension guerrière, à l’image des Massaïs qui la mettent en exergue et la rendent enviable au sein de leur collectivité, la décision relève de l’échelle individuelle. 

Danse cérémonielle massaï (https://www.kenyatourism.in/maasai-tribe-facts.php)

Sur les pistes du rêve avec les aborigènes

Les mythes aborigènes sont transmis oralement de génération en génération depuis des centaines voire des milliers d’années et ce alors que sur le continent australien, jusqu’à quatre cents tribus, avec autant de langues différentes, ont cohabité ensemble. Certains de ces mythes décrivent précisément le continent australien tant dans la configuration de ses terres intérieures que de ses rivages du temps de la dernière glaciation il y a plus de dix mille ans. Or, leur connaissance de la géologie et des terres immergées et émergées corroborent les dernières connaissances scientifiques en la matière8

Dans notre quête de puissance nomade, ce qui interpelle particulièrement chez les aborigènes est ce qu’ils nomment “lignes de chansons” ou encore “pistes de rêves”. Ce sont les itinéraires des êtres créateurs ou ancêtres dans le “Tjukurrpa”, espace-temps parallèle à notre espace-temps usuel et qui serait toujours d’actualité. Ils formeraient un réseau sur les territoires terrestres, marqués par des sites sacrés, véritables balises pour se relier aux ancêtres, au “Tjukurrpa” et à tout ce qui est créé de façon intime. À chaque site correspondent des chansons, des rites et des symboles qui lui sont propres et c’est en les reconnaissant, en les apprenant et en les interprétant, que l’humain trouverait sa réelle raison d’être, avec, en contrepartie la nécessité de se mettre au service d’un territoire plutôt que de s’en servir. 

Les peuples aborigènes, encore reliés à leur tradition, considèrent l’origine de la vie et du cosmos comme venant d’un autre plan d’espace-temps et mettent l’accent sur cette façon de s’inclure et d’être au service d’un territoire pour ne pas oublier ses origines, les ancêtres et ce qui pour eux est notre première raison d’être : rester connecté avec le reste de la création au passé, au présent, comme au futur. Ils mettent aussi l’accent sur le fait que nous ne sommes que de passage. Les territoires et les histoires restent, donc c’est à chacun de veiller à les transmettre dans leur intégralité et en cas de changements, que cela soit favorable à l’ensemble.

Or des changements en Australie, il y en a eu. Des changements si brutaux et contraires aux lignes de chansons, qu’aujourd’hui, s’il reste quelques aborigènes et des sites actifs, les territoires sont comme démembrés et en voie de désertification. Pour autant, au sein du “Tjukurrpa”, reste accessible la mémoire des événements passés propres à ce territoire. La puissance aborigène touche les racines les plus archaïques qu’elle s’oblige à protéger quoiqu’il advienne. Même dans un territoire dévasté, en maintenant l’accès au Tjukurrpa, il y aura toujours moyen de réparer, réhabiliter ce qui fait l’âme d’un pays. 

Cette puissance nous demande de nous dépouiller, de faire preuve d’humilité et d’une forme de sagesse pour qu’elle puisse à nouveau être révélée. Si elle ressemble aux contes de fées et peut faire sourire, lui donner une place pourrait toutefois nous donner l’espérance de pouvoir tout construire et tout régénérer, même dans les milieux les plus dégradés. En nous mettant face à nos moyens destructeurs, notamment depuis son identité opposée et complémentaire, elle permet de faire parler le monde et la terre. Elle nous donne la force de vaincre toutes formes de nostalgie en proclamant que rien n’est jamais perdu ni effacé, que tout peut être actualisé puisqu’il y a toujours un référentiel sur un autre plan (le Tjukurrpa) pour s’en inspirer et tout reconstruire. Paradoxalement, ce n’est pas une excuse pour laisser faire et détruire ce qui fait la poésie et la beauté d’un monde.

Galerie Arts d’Australie Stéphane Jacob, Dennis Nona – “Waii Ar Soibai”

L’ère anthropocène est sur le point de réduire à néant la puissance des peuples premiers dans le monde concret et objectif. Pourtant, dans le “Tjukurrpa”, en plus de la puissance des aborigènes, se trouvent aussi certainement celles des Kogis, des Navajos, des Massaïs, des Tziganes et de tous les autres. Rêvons du jour où ce Tjukurrpa deviendra accessible à tout un chacun, et, pour s’y préparer et mieux le traduire, rappelons maintenant ce qui fait la puissance particulière des cinq peuples décrits ici. 

Celle des Navajos consiste avec humilité à savoir écouter pour être porteur de l’état intérieur qui donne la capacité de reconnaître l’interdépendance du vivant dans sa diversité. Elle s’active dans une solitude mais aussi par le rite partagé. Les Kogis quant à eux donnent une voix au plus petit, au plus insignifiant et cette voix peut emporter l’adhésion même si elle n’est pas majoritaire. C’est donc une puissance sociale, une puissance de la rencontre qui leur permet de nous nommer “petits frères” et de nous donner des conseils. Les Tziganes, éternelle image de l’étrange, de l’étranger, porteurs de l’imprévu nous invitent à faire une place à toutes ces altérités pour apprendre périodiquement à nous remettre en cause, à faire des concessions plutôt que de se barricader ou de vouloir éradiquer tout ce qui dérange. Les Massaïs, avec la voie du guerrier, invitent à aller à la rencontre de ses épreuves et en accepter la souffrance comme facteur incontournable mais passager pour éveiller une conscience positive vecteur d’harmonie en soi et autour de soi. Enfin, les Aborigènes, en dévoilant l’existence d’un plan invisible englobant notre plan matériel, mettent l’accent sur notre responsabilité à maintenir un dialogue entre ces deux plans. Pour cela, il s’agit d’œuvrer à la convergence de nos propres aspirations avec celles de la Nature – partant de l’idée qu’elle aurait elle aussi ses propres aspirations – de faire preuve d’humilité.

En articulant ces forces, une complémentarité se dégage, un cheminement universel se décèle, que nous proposons de décrypter en conclusion. D’abord, l’épreuve Navajos de la grande solitude permet de révéler l’individu, l’humain en chacun, qui va non seulement s’épanouir dans une vie matérielle mais qui va surtout oser chercher des alliages qui le subliment. Puis les Kogis permettent d’oser signifier et actualiser sa voie et voix dans le concert du vivant, non pas pour se distinguer mais pour être vecteur de sens dans la vie. Oser s’engager dans une voie, c’est oser affirmer son altérité, et là se situe l’épreuve Tzigane, cette capacité d’Hermès d’arriver à relier les contraires. Le permanent va-et-vient intérieur/extérieur que cela provoque est inconfortable, d’où l’idée de la souffrance Massaï qui, comme le charbon, peut se métamorphoser en diamant. Ce faisant, des analogies se dévoilent : le dialogue entre les plans de la conscience et de l’inconscient est à l’image du dialogue des aborigènes entre leur vie de tous les jours et le Tjukurrpa. 

Ainsi, à travers l’étude de ces cinq peuples premiers parmi d’autres, est mis en lumière le lien au passé, aux racines, comme puissance essentielle à préserver mais aussi à choyer pour éclairer et guider nos aspirations pour le futur. Chaque plante, chaque animal, chaque peuple, a non seulement le droit mais le devoir d’exister et de prendre une place pour que le concert du vivant reste harmonieux et juste, hier, aujourd’hui et demain. Aurons-nous suffisamment d’humilité pour cela ? 

  1. Julien Barbosa, Julie Canovas et Jean-Claude Fritz, « Les cosmovisions et pratiques autochtones face au régime de propriété intellectuelle : la confrontation de visions du monde différentes », Éthique publique [En ligne], vol. 14, n° 1 | 2012, mis en ligne le 03 février 2013, p.23. ↩︎
  2. Les Védas indiens parlent de l’ère actuelle comme celle de l’âge de fer ou encore le Kali Yuga. Cette ère en place depuis maintenant 5000 ans aurait été précédée par trois autres : l’âge d’or, l’âge d’argent et l’âge de bronze. ↩︎
  3. Eric Julien, Muriel Fifils, Les indiens kogis, Acte Sud, 2007, p. 108. ↩︎
  4. Nuée : l’espace d’échange où tous les habitants d’un même village Kogi se rencontrent pour délibérer ensemble, parfois plusieurs jours et nuits, d’aspects importants prosaïques ou poétiques, allant de leur quotidien à la marche du monde. C’est le Ma japonais incarné où toutes les altérités et singularités ont leur place et peuvent dialoguer constructivement. Le temps s’y contracte pour que les convergences puissent être non seulement acceptées mais digérées et appréciées car formées de liens qui parfois peuvent être divergents. ↩︎
  5. Ma : le Ma chez les japonais est à la fois un espace et un temps intermédiaires où les altérités et les différences peuvent se rencontrer, sans s’effacer ni se mesurer, mais plutôt dialoguer voire enfanter de nouveaux aspects. Dans le contexte Tzigane, le Ma est particulier car il n’est pas initialement souhaité ni porté à des résultats d’assimilation ou d’intégration. C’est une rencontre avec l’étrange, ou l’étranger, qui remet en cause ses propres habitudes, ses façons d’être ou de faire. ↩︎
  6. Mazelin Salvi, “5 leçons de sagesse massaï”, Psychologies, 04/02/2014. Disponible sur : 
    https://www.psychologies.com/Culture/Spiritualites/Pratiques-spirituelles/Articles-et-Dossiers/5-lecons-de-sagesse-massai ↩︎
  7. Les guerriers pacifiques, lettrés et poètes aspirent à la fois à la condition de citoyen, d’être profondément honnête, de défenseur, d’aventurier héroïque et de sage. Ces personnes y aspirent seulement car elles savent qu’elles ne l’ont pas complètement. Et c’est ce « pas complètement » assumé qui est intéressant, car cela induit, sans jamais se résigner, une voie faite de persévérance et de courage pour s’améliorer et tenter d’agir positivement sur le monde. (Article 6 du Cycle du guerrier intitulé “Quel modèle de guerrier pour le 21ème siècle ?”) ↩︎
  8. “L’odyssée de la terre”, site de vulgarisation scientifique dans le domaine de l’environnement, a publié un article sur le site d’Uluru Ayers Rock, qui pendant des dizaines de milliers d’années a été lieu de transmission de la culture aborigène. Disponible sur : https://odysseedelaterre.fr/uluru-ayers-rock-rocher-sacre-aborigenes/ ↩︎
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Cycle des Puissants Nomades – 4/7

Le choix de peuples premiers et de sages

  1. Avant les humains, l’importance de se constituer un bestiaire 

Si le récit à propos des Puissants Nomades a commencé par les animaux, c’était, comme précisé, pour leur donner plus d’importance, porter d’autres regards sur eux et notamment cesser de les considérer comme nos propriétés ou des êtres inférieurs. En tentant de révéler ce qui fait leur puissance avec nos propres mots et notre culture, nous ouvrons des portes pour que chacun envisage, voire s’engage à percevoir, pressentir et communiquer autrement avec une partie du vivant. L’idéal serait de contribuer à éveiller des affinités avec ces animaux, à leur faire prendre le statut de modèle et de source d’inspiration. A l’image des enfants dont l’imaginaire et les jeux sont souvent peuplés d’animaux, chez les adultes la constitution de ce bestiaire pourrait être l’acceptation en soi d’une part archaïque1 et profonde. Ne vous est-il jamais arrivé de constater une forme de complicité et de résonance avec un ou plusieurs animaux ? En leur laissant une place de choix, un nouveau rapport à ce règne pourrait se construire, révélant en chacun une véritable parure ou alliage, un rayonnement assumé preuve de liens fraternels et intimes. Ce serait également développer de nouvelles aptitudes, pour rendre opérationnelle et concrète la puissance contenue dans ces “animaux-totem”. Enfin, la reconnaissance d’un tel lien implique, à l’échelle de l’individu et non de la société, une reconsidération du milieu dans lequel évoluent les animaux comme sacré, car les endommager reviendrait à se porter préjudice.

Il est évident que les huit animaux présentés ne sont qu’un petit échantillon des Puissants Nomades du règne animal. Libre à chacun, selon ses propres sensibilités et les terroirs fréquentés, de construire sa représentation d’animaux entrant dans cette catégorie.

Carte céleste du 17e siècle, réalisée par le cartographe hollandais Frederik de Wit.

Dans la même veine, nous proposons cette fois-ci de partir à la rencontre de Puissants Nomades du règne humain. D’abord des représentants de peuples premiers, de ceux qui ont pu se tenir à l’écart du monde-machine avec parfois la nécessité d’incarner un rôle de passerelle entre leur culture qu’ils cherchent à préserver et celle qui domine aujourd’hui à l’échelle du monde. Puis des Puissants Nomades qualifiés de “sages” et parmi eux, huit représentants, peut-être pour faire écho aux huit animaux.

2. Les peuples premiers

Les peuples premiers sont ceux qui ont su garder le lien avec les temps premiers, le temps des origines. En cela, comme les animaux, ils sont un trait d’union avec le passé, les ancêtres, une certaine idée du respect et des égards nécessaires au maintien harmonieux d’un bien-vivre ensemble. Tous sont dépositaires de ce qu’on peut appeler la tradition, à considérer dans son sens étymologique, « tradere », transmettre : ce qui par la mémoire des humains a été transmis de génération en génération. Les peuples premiers nomades savent que beaucoup de choses, et notamment les sols,  ont besoin de se régénérer avec des nécessaires temps de repos donc de non présence humaine. Et s’ils sont sédentaires, c’est toujours en respectant un seuil où l’équilibre est maintenu entre ce qui est pris et ce qui est redonné. 

La puissance des peuples premiers s’appuie sur trois aspects complémentaires. D’abord, le nomadisme amène une forme d’abnégation. En effet, il faut sans cesse reconstruire, partir vers de nouveaux horizons : leur puissance s’appuie donc spécifiquement sur la prise en compte de la fragilité des milieux qu’ils fréquentent. Le second aspect tient ensuite à la force du collectif. Chaque peuple premier est dépositaire de connaissances rationnelles, intuitives et empiriques maintenues par leurs liens intimes avec leur environnement. L’existence d’une vision mythique, de rites et de symboles vivants leur donne une dédicace, une puissance qui se transmet de génération en génération. Enfin, l’autre face de leur puissance relève de la continuité. Les cycles du temps n’ont pas de prise sur le socle de connaissances qui les caractérise. Leurs modes de vie, dont les traits communs principaux sont le juste équilibre et la capacité d’adaptation, jamais n’empêchent tout ce qui constitue leur milieu de continuer à vivre. Fondamentalement, ils n’apportent pas de changement et contribuent à la stabilité de leur environnement tant qu’ils peuvent vivre dans le respect de leurs différences.

Forum des Peuples Racines, Strasbourg 2023

3. Les sages comme Puissants Nomades

Si les peuples premiers apportent ce sentiment d’éternité et de stabilité dans la continuité, et en tirent leur puissance, les sages Puissants Nomades quant à eux questionnent notre présence et notre présent. Ce sont comme des comètes inspiratrices pour féconder nos futurs, s’embarquer dans la grande marche évolutive du vivant. Plusieurs points communs entre ces Nomades permettent de les identifier : 

  • Leur sagesse est toujours le fruit du parcours de leur vie. 
  • Ce parcours est toujours partagée en trois étapes essentielles : une phase de préparation, une phase de mise à l’épreuve avec la migration vers d’autres terres, et enfin une phase dite de retour, pas nécessairement vers la terre d’origine, mais avant tout vers leurs racines profondes et intérieures, permettant alors de relier en boucle toutes les parties de leur vie et lui donner du sens. 
  • Durant la deuxième phase de ce parcours, cette migration est un nomadisme imposé par les circonstances ou par l’individu porté par ses intuitions. Synonyme de déracinement, elle nécessite de se ré-enraciner dans d’autres lieux et cultures. C’est quand la greffe prend que plus tard s’épanouissent les fleurs de la sagesse. 
  • Ces parcours sont comme des ponts tendus faits d’alliages précieux entre deux cultures car capables de révéler l’essence de chacune dans ce qu’elles ont de meilleur comme de pire. C’est en digérant, en intégrant cette essence que se révèlent des impasses mais surtout des voies pour l’avenir. 

Quelle est la source de leur puissance ? Ce rôle de pont entre les cultures qu’ils éclairent en est la source principale. Tous les ponts qu’ils bâtissent sont certainement l’un des lègues les plus importants et originaux de notre civilisation-monde qui bat de l’aile. Dans ces temps de crises où les incertitudes et l’instabilité vont croissantes, s’imprégner de tels parcours peut être précieux pour s’orienter soi-même et répondre à l’injonction commune d’élargir son souci du vivant et des communs – les communs étant tout ce qui, vivant ou non-vivant, est partagé et nécessite d’être pris en considération au-delà de ses propres intérêts. 

Une autre source de puissance les concernant est la raison d’être qu’ils ont su si bien incarner. Malgré les épreuves, les doutes, les faiblesses, les erreurs auxquels parfois ils se confrontent, ce modèle qu’ils représentent est non seulement resté incorruptible, mais, avec le temps, il a fini par briller et être reconnu comme un phare utile et structurant pour tous. Décrire la raison d’être de chacun n’est pas aisé. C’est un peu comme une couleur. Elle ressort d’autant plus qu’elle est mise en présence d’autres. D’où l’intérêt de présenter à la suite huit protagonistes.

Mosaïque des sept sages : Calliope, muse de la poésie épique, entourée de Socrate (au-dessus de Calliope) et des Sept Sages avec leur maxime respective. Issue de la cité antique de Baalbek, IIIème siècle. Musée national de Beyrouth.

Dans ce qui va suivre, parmi le millier de peuples premiers encore vivants, cinq représentants seulement sont abordés. Tout comme parmi les milliers d’animaux nomades, huit ont eu nos faveurs. Tout comme parmi les milliers de sages, huit élus. Imaginons un monde, une culture, une éducation où nos enfants seraient capables d’être porteurs de leur propre bestiaire, de leurs propres collectifs humains, et de leur propre panthéon de sages. Pour commencer, partons à la rencontre d’exemples de peuples premiers, nomades et puissants.

  1.  L’archaïsme dont il est question ici correspond à l’idée qu’en nous réside une mémoire très ancienne, non vérifiable par des faits mais seulement par analogie, correspondance ou synchronicité. ↩︎
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Articles L'humain et son éducation

L’adversité et le processus d’apprentissage pour y faire face

Dans le cadre des cours d’arts martiaux au Dojo Shiseikan et des stages organisés à l’Ecocentre de Laboule en Ardèche, nous avons pensé utile de partager nos expériences pédagogiques pour que peut-être, à terme, ceci puisse être considéré comme une contribution à l’éducation des générations à venir. Notre but ici n’est pas bien sûr de se substituer aux institutions en charge de cette fonction mais d’explorer d’autres pistes, d’inspirer d’autres voies. Dans ce sens, un premier article a été réalisé sur le sens de l’effort, et cette fois-ci, nous proposons de partir à la découverte du processus d’apprentissage face à l’adversité. 

C’est dans le cadre d’un stage en Ardèche d’une semaine avec des enfants et des jeunes que ce sujet a été développé. En effet, si les immersions à l’Ecocentre de Laboule sont des opportunités pour pratiquer plus intensément les arts martiaux et se plonger dans la nature sauvage, ce sont aussi des échanges pour apprendre à penser ensemble. Ainsi, chaque semaine voit fleurir des mots qui seront définis, commentés, illustrés par des événements partagés afin que chacun, non seulement élargisse son bagage intellectuel, mais surtout l’associe à ses propres expériences quel que soit son âge.

[Photo d’une séance de “mots” – Automne 2023]

Lors du dernier stage d’automne 2023, le premier mot qui est apparu a été celui de l’adversité. Chaque jour, d’autres ont suivi mais finalement c’est le processus d’apprentissage face à l’adversité qui a été l’aspect central de ces moments de pensée partagée, qui,  en apparence, ressemblent à ce que vivent les enfants sur les bancs de l’école. En réalité, le choix de ces temps particuliers de rencontre est dicté par les opportunités, afin que chacun soit le plus concerné et impliqué possible. Au fil du temps et compte tenu que cela fait quinze ans que ces bulles de pensée reliées à la pratique ont lieu, le constat est que pour la très grande majorité des participants ceci est nouveau. Ce n’est pas la participation à un atelier de philosophie pour jeunes qui leur est nouveau, mais le fait de l’associer à leur vie de tous les jours. Quand les mots sont non seulement compris mais que l’individu se les ai approprié harmonieusement, les reliant à son champ d’expériences vécues, une réelle progression en découle naturellement, une certaine empathie réciproque incluant l’individu, l’enseignant, les mots signifiés, les situations vécues, comme le traduit Hartmut Rosa avec son principe de résonance. 

Hartmut Rosa définit la résonance en la distinguant d’abord du concept d’autonomie dans nos sociétés contemporaines et accélérées, où “chacun est seul dans la constitution de ses ressources et dans leur fructification” (p.33). A contrario, la résonance “est à l’œuvre lorsqu’il y a rencontre avec un autre” (p.34). Pour que la résonance ne s’arrête pas à une relation fonctionnelle et qu’elle devienne réussie, “vibrante”, il faut “être prêt à écouter la voix de l’autre et à rendre la nôtre plus perceptible” (p.34), et finalement être touché, atteint, ému. L’interaction ainsi créée ouvre d’autres perspectives qui permettent “d’ouvrir un horizon ou une relation avec le monde que [l’on n’avait] pas auparavant” (p.37), en d’autres termes, de rendre le Ma1 opérationnel, cohérent, traduisible et accueillant. Dans le contexte des stages, les mots vont petit à petit toucher les enfants psychologiquement et dans leur expérience concrète de la vie quotidienne. Ils peuvent alors sortir d’une vision où l’appropriation des concepts et des idées se limite à la connaissance intellectuelle. 

Ainsi, chez certains jeunes qui multiplient les stages, cela permet l’émergence de comportements, de réflexions, d’une originalité, créant un groupe hétérogène où les différences sont cultivées dans leur complémentarité. N’est-ce pas là un des aspects essentiels de l’éducation ? Alors comment mettre en œuvre une éducation, dans le sens étymologique du mot : educere, faire sortir de chacun ses potentiels ? Dans nos stages le choix pédagogique est de partir d’où en est chacun pour se frotter à l’adversité qui lui correspond, et sans aucun jugement ou classement quant à la réussite du dépassement de l’obstacle ou la durée du processus. L’essentiel est d’aider chacun à prendre confiance en soi-même et aux autres. 


La définition classique du mot “adversité” (“État de celui qui éprouve des revers ; malheur, malchance” d’après le Larousse) n’est pas du tout la façon dont ce mot a été abordé pendant le stage. Compte tenu de ce qui nous relie, i.e. la pratique martiale, l’adversité a été plutôt vue comme un mur, une rivière, un paysage inconnu, quelque chose qui dans le parcours de la vie nous met à l’épreuve et nous oblige à trouver des solutions pour continuer à avancer et surtout y trouver un sens. En tant qu’adulte cette adversité n’a pas été spécialement recherchée mais se présente dans le cours des événements, car la vie nous amène naturellement à des épreuves permettant de clarifier l’échelle de valeurs et de besoins. En revanche pour les jeunes il semble essentiel de créer des situations encadrées où l’adversité va être expérimentée, à l’image des rites de passages que toute civilisation traditionnelle inclut dans son fonctionnement. En traversant cette adversité vécue comme un rite de passage aujourd’hui devenu particulièrement rare, le jeune peut se constituer comme adulte responsable, impliqué et autonome.

Tout au long de la semaine de stage, plusieurs situations ont été soulignées à titre individuel ou collectif pour donner de la matière à cette notion d’adversité. Ce qui s’est dégagé est cette idée de processus d’apprentissage face à l’adversité car quand on y fait attention, on constate que s’il s’agit d’une réelle adversité, des comportements non constructifs sont souvent les premiers venus. Lesquels ? Tout d’abord l’entêtement, c’est-à-dire buter contre un mur et y revenir, ou au contraire la passivité qui finalement aboutit inexorablement à un désengagement. 

Pour illustrer ce second comportement, il est évident que quitter la lecture d’une bonne bande-dessinée confortablement assis au coin du feu pour philosopher collectivement autour d’une table sur des mots, relève d’une réelle adversité. Si grâce au dessert ou quelques blagues, l’on arrive à relever ce défi, la pensée commence à émerger :

-“ Ah oui ! Tu nous as emmenés en haut de la montagne et tu as demandé aux plus jeunes de revenir chacun individuellement à la maison accompagné d’un adulte simple spectateur, c’est-à-dire de trouver le bon chemin. C’est cela l’adversité ! “

A partir de cet exemple concret, l’échange de fond pouvait commencer, traduit par une prise de conscience :

– “C’est vrai que je me suis inventé des repères pour justifier d’aller dans un sens alors que je dirigeais le groupe à l’opposé de la maison.”

Reconnaître ne pas avoir les moyens, les outils, les connaissances pour être autonome, relève de l’auto-évaluation : c’est en évaluant ses capacités qu’émerge finalement le discernement et l’objectivité de ses propres limites face à l’obstacle, et qu’alors le besoin d’être conseillé peut être identifié et idéalement accepté. Néanmoins, partir à la recherche de conseils ne suffit pas toujours, il faudra également passer par une formation, un apprentissage auprès d’un enseignant, comme par exemple apprendre à utiliser une boussole, ou plus difficile encore, savoir choisir de bons repères sur le sentier et garder son cap grâce à la perception de son orientation dans l’espace quel que soit le terrain. Cette phase active face à l’adversité permet de boucler un premier cycle. Une fois cette préparation effectuée, l’obstacle peut à nouveau être affronté, cette fois avec la présence de l’enseignant incarnée en soi mais aussi de nouvelles armes, de nouvelles acquisitions, de nouveaux savoirs.

– “Ça prend du temps dis donc ! 

– Oui et c’est bien de se dire que l’autre est ici pour nous aider à trouver les bonnes étapes.”

Des mots se sont alors mis en boucle : le mur de l’adversité, les faux comportements, l’acceptation de s’auto-évaluer, la conscience de devoir prendre des conseils voire de se former, s’entraîner, et enfin la difficile confrontation à nouveau à l’adversité avec cette fois-ci la reconnaissance de l’apport de l’autre plus expérimenté. La boucle du processus d’apprentissage face à l’adversité pouvait se dessiner :

Quelques réflexions des enfants suite à la “digestion” de ce processus :

– “On a vite fait de ne choisir que les terrains et les situations où on est forts ! 

– Oui, et moi je n’aime pas être mis en échec. En général je réussis dans tout ce qu’on me demande.

– Il faut reconnaître que parfois je préfère t’ignorer, l’adversité que tu me proposes ne me concerne pas.”

Cette dernière réflexion a engendré tout un débat. Est-ce bien justifié de ne pas s’impliquer dans certaines activités qui nous mettent à l’épreuve ? En refusant de s’impliquer, ne perd-on pas l’opportunité d’acquérir d’autres façons d’être ? En effet, certaines adversités nécessitent plusieurs aller-retours, et donc plusieurs auto-évaluations, préparations, entraînements et de nouvelles confrontations à l’obstacle. Se dégage alors la nécessité de faire preuve d’empathie, de travailler la mémoire et l’attention, d’être ordonné, de cultiver la persévérance, et surtout de constater nos nombreuses ignorances. A la surprise générale, deux formes de l’ignorance se sont distinguées : ignorer les autres et faire preuve d’ignorance. 

Ignorer les autres est la première définition identifiée par les enfants. Pourtant, tous les jours c’est bien parce qu’on ignore les pensées, les centres d’intérêts, le travail, les sentiments etc. de l’autre que le monde se rétrécit pour ne tourner que dans ses centres d’intérêt et ses propres domaines de prédilection. 

– “De toute façon quand on part en promenade, je ne me pose pas de question, je n’ai qu’à suivre.

– Oui mais tu vois si jamais on se perd, comment on rentrera ? Finalement apprendre à devenir autonome dans nos déplacements c’est utile.

– Et moi, c’est vrai que la première année, je me suis beaucoup ennuyé pendant le ramassage de châtaignes, mais là avec la machine et le tracteur c’était super, j’ai  même fini par bien aimer tirer tous ensemble les lourds filets dans la pente.”

Ces immersions en vie collective sont donc des opportunités essentielles pour interroger, non seulement ses rapports aux autres et à ce qui nous est étranger, mais surtout cette façon de vivre où l’autre pourrait être ignoré car seulement prestataire de service, de loisirs ou de savoirs. Affronter des situations d’adversité, n’est-ce pas le propre de la voie martiale, du Do, pour qu’ainsi le processus d’apprentissage qu’elle implique devienne constitutif de notre façon d’être ? Une façon où non seulement nous n’avons pas peur d’affronter une nouvelle adversité mais nous ne l’évitons pas afin de continuer à s’éduquer et faire sortir ce qui n’était auparavant que potentiel. Comme conseillé par Krishna dans la Bhagavad Gita dans son dialogue avec le guerrier Arjuna : “Tu as droit à l’action, mais seulement à l’action, et jamais à ses fruits ; que les fruits de tes actions ne soient point ton mobile; et pourtant ne permets en toi aucun attachement à l’inaction.” (p.28)

[Arjuna et Krishna sur le champs de bataille (https://kriyayoga.fr/bhagavad-gita-art-de-action-karma-yoga/)]

Bibliographie

Baghavad Gita, traduite par Sri Aurobindo (1984) ed. Maisonneuve.

Morin, Edgar (2015) Sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Points.

Rosa, Hartmut (2022) Accélérons la résonance ! Pour une éducation en Anthropocène, ed. Le Pommier.

  1. Le « Ma » nous vient d’Orient et tout particulièrement du Japon. Il est cette manière particulière de relier deux choses distinctes et souvent opposées, en créant une zone, pas simplement spatiale mais aussi temporelle, où l’on peut reconnaître et apprécier la rencontre harmonieuse des deux choses sans pour autant les confondre. ↩︎
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Articles Interdépendance et interstices

Pour qu’émerge un nouveau récit

Ancien et nouveau récit

Un récit, c’est ce qui trace un avenir commun, au-delà des préférences et croyances particulières de chacun. Tout comme une vie humaine, mais à une autre échelle de temps, il naît, se développe et atteint sa maturité. Quand sa fin approche, un autre récit émerge, bien souvent combattu ou traité dans l’indifférence par tous ceux encore attachés au précédent. 

L’avènement de l’ère industrielle marque le début du récit encore en cours aujourd’hui. Ce récit a cela de particulier qu’il s’est imposé à tout et à tous et à tout sur le globe entier, alors que les précédents ne concernaient qu’un peuple, une civilisation ou une aire géographique qualifiée d’Empire (comme l’Empire romain constitué de tous les pays entourant la mer Méditerranée). Avec le XXIᵉ siècle, ce récit encore dominant du progrès et du toujours plus est à bout de souffle. Il lui faut un remplaçant et le temps presse, tant s’y accrocher devient synonyme d’autodestruction. 

Les lanceurs d’alertes ne manquent pas : les peuples premiers, Edgar Morin du haut de ses plus de 101 ans, Cyril Dion avec les Colibris, Greta Thunberg et les jeunes écologistes, Bruno Latour et tous ses disciples, Aurélien Barreau et le ciel étoilé, Jean-Marc Jancovici et les « chasseurs de carbone », les scientifiques du GIEC et de nombreux organismes, des politiques de tous les pays et des myriades de lambda… Tous appellent de leurs vœux un nouveau récit et s’ils sont restés trop longtemps à l’état de signaux faibles 1signaux faibles : voir l’essai “Ne vois-tu rien venir ?”, Ed. Yves Michel, 2021., leur message est de mieux en mieux perçu. 

Shakespeare, Songe d’une nuit d’été, Ballet du grand théâtre de Genève, 2013 

Il semblerait même que depuis peu, au moins dans les pays dits riches, une majorité de personnes accrédite ce message de soutien au nouveau récit. Ce phénomène fait suite notamment à quatre évènements : l’accélération concrète des catastrophes naturelles et des montées en température en 2022 ; l’impact du discours du chef de l’ONU António Guterres en septembre 2022, où il fustige les nations sur leur réponse inadéquate au changement climatique et ses conséquences ; la reconnaissance lors de la COP 27 de fin 2022 de la véracité des alertes données par les scientifiques et que les dangers exposés sont pour maintenant et iront crescendo ; enfin la multiplication de témoignages maintenant accessibles et diffusés à grande échelle (films, documentaires, livres, bandes-dessinées comme par exemple la BD Le monde sans fin de Jancovici qui a été vendue à plus de 500 000 exemplaires en France en 2022), démontrant l’urgence de passer à un autre mode de vie à toutes les échelles. 

Le vieux récit résiste

Pourtant, le vieux récit éclipse encore le nouveau. Pourquoi ? 

Trois raisons principales sont identifiables :

– La première se trouve dans l’Histoire. Dans la période conflictuelle avant la seconde guerre mondiale, le vieux récit de la modernité commençait à s’essouffler suite aux injustices sociales et non pour des raisons écologiques. Il a fallu attendre la fin de la guerre pour que ce vieux récit porte l’espoir d’un renouveau prospère et de justice sociale, les classes moyennes s’émancipant. Aujourd’hui, nous nous retrouvons à nouveau dans l’injustice sociale avec une épée de Damoclès menaçant les classes moyennes, mais avec, en plus, l’imprécation à revoir nos modes de production et de consommation. Comme avant la seconde guerre mondiale, dans ce premier quart du XXIème siècle, nous nous enfonçons toujours plus dans une ère cyclonique de conflits à l’échelle mondiale avec les énergies et les attentions focalisées sur l’état de guerre, empêchant une approche sereine pour qu’émerge un autre récit.

– La seconde est en rapport avec ceux qui profitent le plus du récit de la modernité. Ils pensent encore pouvoir préserver leurs intérêts quoi qu’il arrive. Ultrapuissants financièrement, ils bloquent sans vergogne tout ce qui remettrait en cause leur mode de vie et restent braqués sur la magie du PIB et l’injonction de se tourner vers le « progrès ». 

– La troisième est en rapport avec l’actrice principale du nouveau récit. Bruno Latour la nomme “Gaïa”2Bruno Latour, Face à Gaïa, Ed. La Découverte, 2015. Bruno Latour est décédé le 9 octobre 2022. Voir sur Arte ses 14 entretiens de 12 minutes avec Nicolas Truong.. Elle n’est ni le globe, ni la terre-mère, ni même la nature mais tout ce qui interagit avec ou sans notre conscience. Son caractère instable et peu rassurant avec ses mille figures, sa tendance à s’imposer et à se déployer toujours plus sur la scène de nos destins sans nous demander notre avis, sa façon de brandir l’épée du changement climatique en nous sommant de rendre des comptes et de nous soucier urgemment des conséquences de nos dépendances, tout ceci n’incite pas à la rendre sympathique et à s’engager auprès d’elle. Toutefois, si on prend le temps de s’y intéresser, un autre aspect de Gaïa, beaucoup plus familier et charnel, se décline. Elle devient « Zone critique »3Jerôme Gaillard, Revue d’Anthropologie des connaissances, 2021 et aussi voir la compagnie de théâtre “Zone critique” dirigée par Frédérique Ait-Touati : https://www.zonecritiquecie.org/la-compagnie, constituée de tout le vivant et de son habitat, donc une partie du ciel, du sol, du sous-sol, de la mer et de tout ce qui s’y trouve. Une fine couche en soi à l’échelle des planètes mais justement, fragile puisque fine. 

Dans l’optique d’un nouveau récit et d’une cohabitation bienveillante avec « Gaïa, Zone critique », quel rôle s’impose à nous, les humains ? À travers les titres de deux de ses ouvrages, Bruno Latour nous propose de répondre aux questions suivantes : Où atterrir ? et Où suis-je ? 

Par an, combien de personnes meurent d'un accident de parachute? | Playbac  Presse Digital: journaux jeunesse Le Petit Quotidien, Mon Quotidien,  L'actu, L'éco et plus !

Play Bac Presse, sept 2019

Atterrir, se situer, se donner un cap, les clés pour embrasser la cause du nouveau récit ?

Atterrir, c’est d’abord reconnaître qu’il est inutile de vouloir fuir le monde (sur Mars, au cœur des métropoles ou dans des forteresses de Nouvelle-Zélande) pensant ainsi échapper à « Gaïa, Zone critique ». Les menaces de la mondialisation4 Mondialisation : la référence aux 3 à 5 planètes nécessaires aux espoirs de développement de tous les pays. Voir le livre de Bruno Latour “Face à Gaïa”, Ed. La découverte, 2015. concernent et concerneront tout le monde. Atterrir, c’est aussi se mettre vraiment à l’écoute de « Gaïa, Zone critique » et de se déciller sur nos prétentions d’indépendance. Atterrir, enfin, ce n’est pas se murer dans un territoire et se croire indépendant, mais s’inclure dans le réseau des terrestres pour tout d’abord comprendre de quoi l’on dépend et comment les choses sont intriquées. Là commencent les questions d’engendrement5Engendrement : l’exemple de comment est engendré le litre de lait frais dans sa brique en semi carton et plastique sur notre table chaque matin parle de lui-même. Il a fallu une ferme, une vache, un vétérinaire, une coopérative laitière, des transporteurs, une usine de fabrication des briques de lait, un magasin de vente de nourriture et pour chaque étape des machines qu’il a fallu fabriquer (ce qui implique des matériaux à extraire et à transformer), entretenir et alimenter en énergie. Derrière la boîte de lait apparaît donc une grande quantité d’intervenants. En acceptant d’évaluer les conséquences d’engendrement de ce dont on dépend, il est évident qu’il va nous falloir réduire drastiquement les distances, les opérateurs, les matériaux, pour revenir à une seule planète. Dans les imaginaires, le modèle star de la mégapole s’éloigne et fait place au modeste village. Voir l’article de Stéphane Lauer, Il faut réévaluer le coût réel du basculement vers la voiture électrique, Le Monde, dec 2021. et pas seulement celles de production.  Par exemple, derrière une simple boîte de lait, à la façon de poupées russes, des centaines voire des milliers d’intervenants apparaissent!

La réponse à la la deuxième question « Où suis-je ? » est : dans le même bateau ! Et un bateau en péril porté par des courants violents au cœur d’une guerre qui épuise tout le vivant depuis plus de cinquante ans et qu’on nomme depuis peu « anthropocène »6Anthropocène : se dit de l’ère où l’homme est devenu une force géologique. Cette force marquée par la démesure et l’avidité est en train de provoquer une extinction des espèces vivantes et avec, la désertification des terres comme des océans dans un laps de temps très court.

Alors jusqu’à quand continuer à ignorer les conditions d’habitabilité de ce dont nous dépendons ? Quand apprendrons-nous à changer nos vies pour en tenir compte et faire cause commune avec tous les terrestres ? En cherchant à répondre sincèrement à ces questions, comprendre qu’on est bien dans le même bateau ne fait pas de doute. 

Arrive alors une troisième question, celle nécessaire pour aboutir à l’émergence d’un nouveau récit qui ne soit pas seulement le fruit d’enchaînements subis mais aussi le fruit de métamorphoses heureuses : Quel cap pour « faire reverdir les prés » si c’est encore possible ? Quel cap se donner pour ne plus nourrir la guerre et ne plus voir dans toutes choses des ressources à s’accaparer ? 

Cela rappelle le contexte d’une guerre plus ancienne, celle de Troie suivie du voyage de retour d’Ulysse vers Ithaque, sa terre promise, un voyage à la durée indéterminée et semé d’embûches. A cette époque se perdait l’unité entre les royaumes, mais grâce à Ulysse, chacun gagnait la promesse de pouvoir embrasser la destinée d’un héros. Aujourd’hui où nous sommes dans la phase où la « guerre anthropocène » bat son plein, un vainqueur se dessine, celui du chacun pour soi au prix d’un monde désolé et stérile. 

A l’échelle de la planète toute entière, l’humanité n’est-elle pas en train de vivre la perte d’unité et la fragmentation au cœur de chaque individu, conditions d’un humain massifié7Un humain massifié : il est devenu incapable de se forger des convictions par soi-même et de distinguer ce qui relève de la fiction ou de la réalité. Intérieurement il capitule et se rassure par la cohérence et l’apparente infaillibilité d’un système. Voir le livre d’Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Gallimard, 2002. ?

Et pour ceux qui seraient capables de traverser cette épreuve, n’auraient-ils pas la promesse d’incarner le statut d’un être relié en quête permanente d’équilibre entre ce qu’il prend et ce qu’il donne ? 

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Jérôme-Bosch, Le concert dans l’œuf entre 1453 et 1516, Palais-des Beaux-Arts de Lille

A la fin de son livre « Où suis-je ? », Bruno Latour évoque « les ravaudeurs » et les « extracteurs ». Les ravaudeurs chargés de raccommoder de vieux vêtements sont aujourd’hui ceux qui font le choix de retisser ce qui a été saccagé, déchiré, malmené, comme des territoires, des vivants, des parties de terrestres. Les extracteurs, qui ont le pouvoir, occupent le monde et l’exploitent dans un déni total des conséquences de leurs actes. Ces extracteurs ne sont pas seulement ceux qui « creusent » le monde. 

En Occident ce sont aussi « tous ceux qui se résignent en abdiquant dans leur conscience individuelle au profit de l’inconscience collective »8Article du monde du 5 septembre 2020, Nicolas Hulot et Frédéric Lenoir « Il faut absolument sortir de cette logique absurde de croissance infinie dans un monde fini ». et en Chine, comme dans tous les régimes autoritaires, ce sont tous ceux qui, pour concilier la vie avec un pouvoir central omnipotent, compensent par une surconsommation futile. 

Dans de telles conditions, œuvrer comme ravaudeur n’a rien d’une sinécure. Pour ne pas être anéantis, pour résister et agir, les ravaudeurs vont devoir apprendre à conspirer. Heureusement, ils ont pour alliée « Gaïa, Zone critique ». Si se rapprocher de cette partenaire est difficile tant ses réactions peuvent être mystérieuses et inattendues, sa force de persuasion9Force de persuasion de Gaïa zone critique : on peut prendre comme exemple la dernière accélération des conditions climatiques en 2022 dont l’ampleur et la soudaineté n’avaient pas été prévues même par ceux qui nous alertent sur le sujet. est sans aucun doute à la hauteur des enjeux. Enfin, apprendre à la découvrir en s’intégrant volontairement dans son giron comme partie solidaire, n’est-ce pas là une belle aubaine et la condition pour qu’émerge un nouveau récit enthousiasmant ?

Références

Références
1 signaux faibles : voir l’essai “Ne vois-tu rien venir ?”, Ed. Yves Michel, 2021.
2 Bruno Latour, Face à Gaïa, Ed. La Découverte, 2015. Bruno Latour est décédé le 9 octobre 2022. Voir sur Arte ses 14 entretiens de 12 minutes avec Nicolas Truong.
3 Jerôme Gaillard, Revue d’Anthropologie des connaissances, 2021 et aussi voir la compagnie de théâtre “Zone critique” dirigée par Frédérique Ait-Touati : https://www.zonecritiquecie.org/la-compagnie
4  Mondialisation : la référence aux 3 à 5 planètes nécessaires aux espoirs de développement de tous les pays. Voir le livre de Bruno Latour “Face à Gaïa”, Ed. La découverte, 2015.
5 Engendrement : l’exemple de comment est engendré le litre de lait frais dans sa brique en semi carton et plastique sur notre table chaque matin parle de lui-même. Il a fallu une ferme, une vache, un vétérinaire, une coopérative laitière, des transporteurs, une usine de fabrication des briques de lait, un magasin de vente de nourriture et pour chaque étape des machines qu’il a fallu fabriquer (ce qui implique des matériaux à extraire et à transformer), entretenir et alimenter en énergie. Derrière la boîte de lait apparaît donc une grande quantité d’intervenants. En acceptant d’évaluer les conséquences d’engendrement de ce dont on dépend, il est évident qu’il va nous falloir réduire drastiquement les distances, les opérateurs, les matériaux, pour revenir à une seule planète. Dans les imaginaires, le modèle star de la mégapole s’éloigne et fait place au modeste village. Voir l’article de Stéphane Lauer, Il faut réévaluer le coût réel du basculement vers la voiture électrique, Le Monde, dec 2021.
6 Anthropocène : se dit de l’ère où l’homme est devenu une force géologique. Cette force marquée par la démesure et l’avidité est en train de provoquer une extinction des espèces vivantes et avec, la désertification des terres comme des océans dans un laps de temps très court.
7 Un humain massifié : il est devenu incapable de se forger des convictions par soi-même et de distinguer ce qui relève de la fiction ou de la réalité. Intérieurement il capitule et se rassure par la cohérence et l’apparente infaillibilité d’un système. Voir le livre d’Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, Gallimard, 2002.
8 Article du monde du 5 septembre 2020, Nicolas Hulot et Frédéric Lenoir « Il faut absolument sortir de cette logique absurde de croissance infinie dans un monde fini ».
9 Force de persuasion de Gaïa zone critique : on peut prendre comme exemple la dernière accélération des conditions climatiques en 2022 dont l’ampleur et la soudaineté n’avaient pas été prévues même par ceux qui nous alertent sur le sujet.
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Articles L'humain et son éducation

Éduquer au dojo

Il s’agit avec cette série d’articles sur l’éducation, de témoigner du quotidien d’un enseignant d’arts martiaux auprès d’un public d’enfants comme d’adultes. Volontairement, les propos sont repris textuellement pour mieux plonger dans ce microcosme particulier d’un dojo où l’apprentissage porte autant vers l’acquisition de savoir-faire que de savoir-être.

Épisode 1 : Le sens de l’effort est-il en péril ?

Il y a une génération, pratiquer un art martial, c’était évidemment développer le sens de l’effort ! Depuis quelque temps et encore plus suite à “l’effet covid”, il semblerait que cette évidence se brouille. Comme si un seuil venait d’être franchi, dans ce domaine aussi, il s’agit d’alerter 1En référence aux nombreux lanceurs d’alertes qui émergent dans tous les domaines (écologie, finances, santé, biodiversité, pollutions, etc.)..

Définir le sens de l’effort dans le cadre de la pratique d’un art martial

C’est d’abord un positionnement intérieur : l’envie de progresser de façon indéfectible (partir du principe qu’il y a toujours matière à s’améliorer et devenir meilleur) et pas seulement faire des efforts pour atteindre un ou des objectifs. Il implique d’être attentif à ne pas tomber dans le piège du “jusqu’au boutiste” où dans ce cas l’effort est confondu avec l’obstination. 

Ce sens de l’effort intègre des limites. Les découvrir ne l’annihile pas, mais le canalise en persévérance. Cette dernière est l’outil qui permet de rentrer en profondeur dans la discipline et de faire éclore de nouvelles perceptions et une plus large conscience. Elle renouvelle le sens de la pratique, l’attention étant portée vers des plans toujours plus subtils. Autrement dit, c’est quand on pense avoir fait le tour d’une pratique et que l’objectif semble atteint, qu’il est bon de se repositionner et de persévérer.

Le sens de l’effort comme positionnement intérieur

Les obstacles au sens de l’effort comme positionnement intérieur sont nombreux. Parmi eux et dans le cadre de la pratique d’un art martial, on peut citer la crainte de chuter, rechigner à se relever et repartir, considérer trop rapidement ne pas être assez doué, avoir peur de perdre, ne pas accepter de passer par des phases de stagnation voir d’apparente régression, résister à apprendre rigoureusement le corpus d’une discipline, conditionner ses efforts à l’obtention de récompenses ou distinctions, penser être arrivé au bout de l’enseignement et s’ennuyer voir critiquer, être déçu d’avoir réalisé certaines performances puis de ne plus les atteindre. 

Passer ces obstacles, c’est forger en soi le “bon sens de l’effort”. Et pour les passer, chacun peut s’appuyer sur une méthode incluant à la fois les approches artistiques et scientifiques de sa discipline. C’est par le jeu et la dialectique de ces deux approches que le sens de l’effort se renouvelle et devient un positionnement intérieur. L’approche artistique fait appel au cœur, à l’intuition, à la générosité et le non-calcul ; l’approche scientifique fait appel à la raison, la rigueur et la discipline. Par les deux approches se développe la mémoire, et avec les joyaux de l’expérience, utiles pour apprendre à faire des choix toujours plus autonomes dans le cheminement de sa vie.

Le sens de l’effort comme outil de connaissance de soi

Et que faire quand on n’est pas du tout doué dans une discipline ? N’y a-t-il pas le risque d’effort obstiné, stérile voire dangereux ?

Dans le cadre des arts martiaux, mais cela doit être pareil pour toute discipline, il y a toujours matière à progresser, quel que soit le niveau de départ et les aptitudes. Dans la mesure où la performance comme la récompense sont secondaires, qu’en priorité l’enseignant accompagne les pratiquants vers le bon sens de l’effort et que ceux-ci “joue le jeu”, ils tirent alors toujours des bénéfices de leur pratique, peu importe le niveau obtenu. Ainsi, par eux-même, ils sauront s’ils sont faits ou non pour s’engager dans la durée dans une discipline, leurs efforts détachés de leurs fruits les mettant réellement à l’épreuve et leur donnant les moyens de s’évaluer. Et s’agissant d’enfants, s’ils ne sont pas du tout doués mais ont développé un sens de l’effort, il y a de fortes chances qu’avec le soutien des proches, ils puissent formuler des choix vers une autre pratique. Chez les enfants, le rôle des adultes (notamment les parents et les enseignants) est donc crucial pour l’inciter à l’effort. C’est parce qu’il y a concordance et implication de tous les accompagnants que l’enfant va plus facilement s’impliquer dans une telle démarche.

Les obstacles au sens de l’effort

Trois obstacles au “bon sens de l’effort” ont pris dernièrement une dimension quasi pathologique. Les deux premiers concernent plutôt les adultes, le troisième touche tout le monde et particulièrement les enfants. 

De plus en plus, faire des activités physiques se réduit à sculpter son corps. L’effort y est très présent mais seulement comme moyen pour des performances et un culte des apparences. Plus de muscles, plus de force, plus de produits, plus de ligne, plus de résultats etc. Les “gains” ainsi obtenus peuvent occulter à court terme les inconvénients et les dangers d’un tel positionnement, mais jamais à long terme. 

Le sens de l’effort est aussi particulièrement mis à l’épreuve par les “imprécations du monde moderne” 2Ce qui pousse à un mode de vie toujours plus accéléré (fast food, fast way, short meeting etc.), toujours plus efficace (planning modulable, déménagements fréquents, travail par missions au gré des besoins des entreprises), toujours plus envahissant par le mélange de la sphère privée et professionnelle.. De plus en plus, il n’est pas évident de maintenir hebdomadairement et à horaire fixe des rencontres avec soi-même et une discipline. La solution apparente des pratiques à la carte ne fait que conforter les impératifs contradictoires d’être à la fois sédentaire, déplaçable comme un objet, malléable dans ses périodes d’occupation. Trop souvent l’individu capitule et simplifie sa vie pour ne répondre qu’à ses besoins physiologiques, de sécurité et de reconnaissance sociale. Que reste-t-il pour les besoins de réalisation de soi ?

Le sens de l’effort s’efface, la distraction étant confondue avec l’éducation. Les industries des jeux et la malbouffe ont une part de responsabilité énorme dans ce délitement qui touche une personne sur deux aux Etats-Unis, les autres pays du monde prenant le même chemin. Les deux témoignages qui suivent illustrent ce troisième obstacle. Le premier, qui chaque année se répète de plus en plus, met en lumière une certaine forme de capitulation parentale face au poids des distractions numériques et le confort qu’elles procurent. Le deuxième montre les conséquences de cette capitulation.

Distraire ou éduquer ?

Il est arrivé sur les tatamis à 5 ans. Une tête de plus que ses copains, une énergie débordante, un sens du déplacement exceptionnel pour son âge, toujours un sourire aux lèvres, toujours à jouer, toucher, parler etc. La vie quoi !

Je ne me suis pas rendu compte tout de suite du changement. Il y a d’abord eu des moments de fatigue, assez inexplicables pour lui, compte tenu de son énergie et de ce que je demande aux enfants de cet âge. En général, j’attribue les baisses d’énergies au rythme linéaire de l’école qui ne s’adapte pas au rythme des saisons et encore moins à celui de chaque enfant. Mais le printemps est arrivé, les mois s’écoulaient et en plus de la fatigue, j’ai constaté chez cet enfant un certain désintérêt des autres, un début d’isolement.

Était-ce dû à un problème familial ? Je discute avec la maman, mais tout semble stable de ce côté-là. Je lui demande si son enfant est toujours intéressé par les arts martiaux, lui a-t-il parlé dans ce sens ? Elle me répond : « nous n’en parlons pas, mais c’est vrai qu’il joue moins, il devient beaucoup plus casanier, mais vous savez ça m’arrange, je cours moins qu’avant ! ». La discussion ne va pas plus loin. 

Un soir, cette maman passe l’heure sur les bancs au bord des tatamis. A chaque fois que je me tourne vers elle, elle est en train de pianoter sur son téléphone. Un autre soir, alors qu’il ne reste que quelques minutes avant le début du cours, l’enfant en question reste assis dans la salle d’accueil du dojo, toujours en tenue de ville. Sa mère est un peu plus loin sur son téléphone et lui aussi pianote… sur une console de jeux…

S’en suit un échange :

⟪ Tu ne vas pas t‘habiller ?

– Non, je préfère rester sur le bord.

– Tu préfères jouer avec ton jeu ? Tu ne vas pas courir avec tes amis ?

– Non, je ne suis pas très bien. ⟫

L’enfant finit par aller s’habiller. Il a un peu participé au cours mais pas suffisamment. Je l’ai revu encore quelques fois, la console aussi, et un mois avant la fin de saison, l’enfant et sa mère ont finalement disparu. 

Les années passent et pour chacune d’elles, mon plus grand combat pour les enfants est d’arriver à semer en chacun des graines du sens de l’effort. Pas de l’effort pour gagner ou être le meilleur bien sûr, mais l’effort pour contribuer à leur propre autonomie et capacité d’engagement et qui se traduit par le fait d’être totalement impliqué dans ce qu’ils vivent au présent. Bien accompagné, donc sans recherche de performances particulières, ce type d’effort engendre l’enthousiasme et la régénération de l’individu. C’est ainsi que s’incarne aussi – car il faut du temps et des épreuves pour l’incarner – cette belle qualité de persévérance. Au dojo, on tombe et si à chaque fois qu’on se relève on se positionne pour recommencer mais autrement, la persévérance fleurit et fait naître les fleurs du courage. 

Cela passe par des jeux, des contacts, des efforts physiques ensemble, la moindre des choses dans un dojo. Mais aussi par des discussions sur ce thème, surtout des échanges d’expériences pour valoriser les efforts de chacun en partant toujours de là où la personne se situe et sans comparaison avec les autres. Parfois on casse du sucre sur le dos des téléphones portables et autres consoles. Mais pas trop car ces jouets sont quand même bien pratiques. En revanche, il faut doser et ceci est le rôle des adultes. N’est-ce pas ?

Des écrans, des sodas, la flemme…

Une maman arrive au dojo avec ses deux enfants. Ces derniers ont un casque sur la tête et le plus jeune a une console dans les mains. Ils ne me regardent pas une seconde, ils sont très occupés. La dame s’informe, me demande les prix pour pratiquer les arts martiaux.

⟪ Oh, mais c’est cher ! Regardez, c’est quand même beaucoup moins cher, eux (elle me tend son téléphone où s’affiche la page qu’elle a cherchée à l’instant).

– Ce n’est pas la même chose, vous savez, c’est une salle de gym, avec des machines, c’est différent et plutôt pour un public d’adultes.

– Oui mais c’est du sport aussi, il y a des machines pour courir, pour pédaler…

– Oui, c’est du sport, avec les machines… Là, c’est avec des humains. La dimension collective y est aussi importante que celle individuelle. ⟫

 

J’essaie d’intéresser les deux enfants, mais ils font comme s’ils n’étaient pas concernés alors même qu’il s’agit du choix de leur propre activité. Ils ont dû déléguer ce choix à leur mère. Cette dernière m’explique en chuchotant que, ce qui compte est de les aider à leur faire perdre du poids. Et en effet, les deux enfants sont au format XXL. La discussion tourne autour des prix, elle me dit qu’elle va voir et s’en va poliment. Ses enfants n’ont pas croisé une seule fois mon regard.

Orwell avait raison : « l’aboutissement logique du progrès mécanique est de réduire l’être humain à quelque chose qui tiendrait du cerveau enfermé dans un bocal ». L’avènement de l’humain aux prothèses cybernétiques, de moins en moins capable d’effort physique, énergétique, psychologique et mental, de moins en moins capable d’imagination tant les images sont déjà fixées sur ses nombreux écrans.

S’il-vous-plaît, les parents, inculquez le sens de l’effort à vos enfants, même si souvent ils sont réfractaires. Le sens de l’effort évoqué par ce témoignage ne peut pas se réduire simplement à l’objectif de leur faire réussir des études, c’est un effort trop intéressé. Le « bon sens de l’effort » est celui qui leur permettra de toujours rebondir, de s’adapter, de faire avec peu, de relativiser et persévérer au-delà des résultats obtenus, de garder l’humour en toutes circonstances. Un sens de l’effort plus qu’utile pour le monde qui vient.

Références

Références
1 En référence aux nombreux lanceurs d’alertes qui émergent dans tous les domaines (écologie, finances, santé, biodiversité, pollutions, etc.).
2 Ce qui pousse à un mode de vie toujours plus accéléré (fast food, fast way, short meeting etc.), toujours plus efficace (planning modulable, déménagements fréquents, travail par missions au gré des besoins des entreprises), toujours plus envahissant par le mélange de la sphère privée et professionnelle.
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Cycle des Puissants Nomades – 3/7

Une inspiration du règne animal

 La Chauve-Souris

« – Il est l’heure de rentrer, il fait nuit depuis un bon bout de temps. Au lit les enfants !

Encore un peu, juste quelques minutes. »

C’est devenu un rituel. Nos parents en roulement devront nous relancer au moins deux ou trois fois pour obtenir ce qu’ils souhaitent, puis finalement nous regarder virevolter et nous harasser jusqu’à la lie.

C’est l’été, un de ces soirs où la chaleur paresse sur la place du village juste à côté de l’église. Les murs de granit rayonnent et attirent une multitude d’insectes venus se chauffer les ailes. On joue aux Chauves-Souris, ces fantômes au vol imprévisible. Elles sont là, à chasser les insectes, et nous les imitons en fonçant sur elles dans tous les sens. À chaque fois, au dernier moment, elles zigzaguent et nous évitent. Ce sont les championnes de l’écholocalisation, cette vision acoustique obtenue par l’émission d’ultrasons dont elles recueillent l’écho. Et elles nous connaissent, à force. Chacun a sa place dans ce ballet magique, et même nos cris et hurlements ne parviennent pas à les perturber. En venant virevolter ainsi, tout près de nous dans l’obscurité, la Chauve souris ne voudrait-elle pas nous livrer quelques-uns de ses secrets ?

A commencer par exemple par cette incroyable façon de se mouvoir. Dans la pratique des arts martiaux, la Chauve-Souris est une source d’inspiration quand, bougeant à la façon des flammes, elle est aussi insaisissable. Et le feu a cela d’incorruptible que rien ne peut le souiller, tout comme la Chauve-Souris qu’aucun virus n’atteint tant son système immunitaire est à toute épreuve.

En Chine, la Chauve-Souris est nommée Bian Fû et symbolise la prospérité et le bonheur. Ces deux qualités se retrouvent dans la scène d’un enfant jouant avec un cerf-volant, tel un feu apprivoisé et bienfaisant. C’est également le cas sur les places de villages, quand il reste encore des Chauves-Souris et des insectes.

Dans l’enfance, nos amies ailées sont des voisines très respectées. De temps en temps, mais toujours discrètement, on monte au clocher de l’église pour voir le monde d’en haut et faire tinter les cloches ; mais aussi, en passant dans les combles du toit, pour admirer ces grappes étranges pendues la tête en bas et emmaillotées dans leurs ailes. Si braver l’interdit de monter au clocher ne nous pose pas de problème, jamais on ne briserait la quiétude de nos amies Chauves-Souris. Il y a comme un pacte entre nous, une connivence qui se passe de paroles, et nous restons toujours à les observer sans mot dire. Parfois, une se gratte ou déploie une aile qui ressemble à un bras ailé, et ainsi elle nous inspire dans nos tentatives aériennes. Elles émettent aussi quelques petits cris, parfois un œil suspicieux nous observe par intermittence, mais notre distance respectueuse doit les rassurer car elles restent toujours en place.

Quand le ciel se voile, que le soleil se fait moins présent, le départ des alouettes, hirondelles et martinets est bien connu. Postés sur le haut des arbres ou amassés sur un fil électrique, ils se tiennent prêts. Pour la Chauve-Souris, c’est une autre histoire. Arrivées et départs sont plus mystérieux. Elle est là, elle n’est plus là, tel Batman l’insaisissable. 

L’étrangeté de ce petit animal a également fasciné certains artistes. Vincent Van Gogh notamment, le peintre au croisement entre lumière et obscurité, qui l’anthropomorphise dans son tableau nommé La Chauve-souris : ses pattes et ses ailes sont devenues des pieds et des mains. Il fallait bien, tout comme la Chauve-Souris, qu’il ait la tête en bas pour cueillir ses tableaux, là où les opposés se rencontrent, comme l’Occident et l’Extrême Orient. Jusqu’à le rendre fou ? Ses ciels étoilés, ses volutes aimantées, peut-être est-ce ainsi que se dévoile la réalité des paysages pour la Chauve-Souris ? 

Comment revenir parmi les humains ? La tentation de rester emmailloté dans ces visions doit être très forte…

Hybride est aussi la Chauve-Souris, à la fois oiseau et mammifère, le seul mammifère volant ! Il lui faut un sacré radar et des qualités remarquables pour se situer sur une telle ligne de crête parmi les espèces. Aussi, passe-t-elle de longs moments à s’absenter, à dormir une grande partie de sa vie, ou à l’abri de ses ailes cocon elle sonde et interroge inlassablement ces zones entre-deux, faites de clair-obscur.

Cette ambivalence fait que tantôt on l’adule, la voyant comme symbole des forces souterraines et chtoniennes (Relatif aux divinités et aux forces profondes de la terre, parfois considérées comme infernales), tantôt on la rejette comme ennemi de la lumière, qui fait tout à l’envers avec sa tête en bas. Ainsi la Chauve-Souris est remarquable dans bien des domaines et apparaît comme un animal situé au seuil, à la frontière, faisant sans cesse le pont entre ce qui semble opposé. Mais quand l’ambivalence est assumée, elle représente alors l’être complet, un état initial et perdu que les humains seraient en mesure de retrouver en réunifiant en eux le céleste et le terrestre.

C’est certainement pour cela que de tous temps, des êtres humains supportant mal les antagonismes et préférant simplifier les rapports au monde, diabolisent ou encore veulent exterminer cet être intermédiaire, de l’entre-deux. Aujourd’hui ce sont les hygiénistes qui lui en veulent, car elle est porteuse de tous les virus. Ils oublient, par contre, de dire que la Chauve-Souris ne trouve plus de lieux où poser ses méditations tant les humains empiètent sur tous les écosystèmes. Ils oublient aussi de mentionner que son système immunitaire est unique et qu’on aurait sûrement à y gagner en s’y intéressant de plus près.

Le Dauphin

Ceux qui ont grandi au bord d’une côte fréquentée par les Dauphins connaissent bien l’émerveillement que suscite la rencontre avec ce cétacé acrobate. Hormis les sardines, les calmars, les crustacés et les thons qui ont de bonnes raisons de se plaindre de lui, n’est-il pas plébiscité par tous pour sa sympathie, son esprit d’entraide, sa beauté et sa bonne humeur ?

On ne compte plus ses amitiés inter-espèces, ses jeux partagés, ses coopérations, ses actes de bravoures pour protéger les plus faibles, sauver des naufragés ou des blessés. Rieur et captivant, il est à la fois guerrier pacifique des mers et des océans, bien évidemment poète et, très certainement, lettré à sa manière. Il dispose d’un langage unique et multiforme fait d’ultrasons, de clics, de sifflements, d’aboiements et d’expressions corporelles, qui n’a rien à envier à nos langues les plus complexes. Si la Chauve-Souris est la championne de l’écholocalisation sur terre, c’est bien dans l’eau que le Dauphin s’illustre dans ce domaine. Il est jalousé par tous les sous-marins du monde pour ses performances. S’ils ne pratiquent pas les arts martiaux, les scientifiques leur attribuent tout de même ce qui se rapproche d’un cri qui tue, appelé Big Bang du Dauphin. Ainsi, tel un pratiquant martial, il pousse des Kiaïs ( Terme japonais désignant un cri servant à réunir l’énergie de l’esprit et celle du corps lors de l’entraînement ou en combat. Le kiai est composé des kanjis « ki » qui désigne l’énergie interne, l’âme, l’esprit ou la volonté et « ai » qui signifie réunir. C’est la concentration de toute l’énergie du pratiquant dans un seul mouvement. D’après https://espritbubishi.wordpress.com/2011/12/24/le-kiai-energie-et-harmonie/) ultrasonores pour assommer ses proies et les prend ensuite comme dans une nasse avec l’aide de ses compères. Sa finesse de perception acoustique lui permet aussi de déjouer la ruse de certaines proies qui se font passer pour mortes mais qui ne le sont pas.

Ajoutons que c’est parce que respirer est un acte volontaire, et non un automatisme comme chez l’humain, qu’il ne peut être endormi sans être tué, et que la moitié de son cerveau reste toujours en veille. Il dispose donc en lui d’un vigile attentif et opérationnel 24H /24, tous les jours de l’année.

La fresque aux Dauphins du Musée archéologique d’Héraklion en Crète

Fresques Minoennes, époque néo-palatiale (1700 à 1450 Av JC), site de Cnossos. Photographie de Olaf tausch

S’il est rusé comme Ulysse, il est par contre nomade par opportunisme : il suit les bancs de poissons dans leurs pérégrinations. Et parfois, croisant une embarcation ou un nageur, il se rapproche et engage une conversation. Il existe entre l’Homme et le Dauphin une sympathie réciproque, une forme de « complicité archaïque » malgré les souffrances et exterminations que certains humains infligent à son espèce.

Contrairement aux chiens, le Dauphin n’a pas été apprivoisé et il n’est pas devenu dépendant de l’espèce humaine. D’ailleurs, un Dauphin en captivité vit trois à quatre fois moins longtemps que libre dans les océans. C’est pourquoi, quand il vient à la rencontre de l’Homme et joue avec lui, il rappelle une interdépendance possible entre les espèces que la plupart des humains ont oubliée. Ils ont cette façon de communiquer et de se rapprocher mais sans se laisser domestiquer, ni attenter à la puissance de leur nature « sauvage ».

Cette manière d’être est d’ailleurs d’actualité et peut concerner d’autres espèces, comme c’est évoqué ici dans un passage du livre Manières d’être vivant :

« […] l’élevage des rennes par les Touvains de Sibérie (peuple chamaniste et animiste), [est] analysé par l’anthropologue Charles Stépanoff. Le renne est volontairement maintenu à l’état sauvage, mais néanmoins engagé dans une coopération mutualiste avec les humains qui influencent et orientent son comportement. Il conclut que « paradoxalement, les humains ne peuvent domestiquer les rennes que s’ils les maintiennent à l’état sauvage ». Dans cette autre conception des relations aux animaux, on vit mieux avec eux de les influencer dans leur vitalité intacte, plutôt que de les affaiblir pour les contrôler. »( Baptiste Morizot, op. cité, p. 185.)

Comme pour les rennes, il existe sans aucun doute, avec les Dauphins, cette possibilité de coopérer ensemble, sans leur imposer la domestication et tout en respectant leur mode de vie sauvage.

À un niveau de perception plus subtil, chaque Dauphin dégage une individualité propre qu’on perçoit à la richesse de son langage et à son autonomie face à ce qu’on pourrait appeler l’âme groupale de l’espèce. Le Dauphin n’est pas un renne, ni un mouton (deux espèces que l’on apprécie bien sûr pour ce qu’elles sont par ailleurs) même s’il est très sociable et apte à vivre en groupe. Il nous ressemble étrangement quant à son rapport à la liberté intérieure. Ce qui est frappant en lui, c’est qu’il n’use pas de sa liberté pour s’imposer aux autres, mais pour coopérer et cohabiter en bonne entente, en champion de l’altruisme et de l’interrelation. Le Dauphin devient alors une force inspiratrice pour tout humain cherchant à dépasser les contingences de son « moi » pour se recentrer vers un « nous » et vers l’universel. 

Le Criquet

Voici venu le temps de parler d’un petit insecte mal-aimé dans de nombreuses parties du monde, synonyme de nuées dévastatrices, de famine ou de fléau faiseur de désert. Il est vrai qu’il fait des ravages, et l’Ouganda se rappelle bien de lui, tout comme la corne de l’Afrique balayée par ses essaims en 2020. Avec le changement climatique, le Criquet risque bien de se transformer de plus en plus souvent en Attila des steppes …

Mais cela n’a pas toujours été le cas. Le Criquet, lui, n’y est pour rien des malheurs qui arrivent après son passage. Auparavant, les humains migraient naturellement pour ne pas stériliser les terres et laisser du temps pour qu’elles se renouvellent. L’arrivée du Criquet annonçait pour les humains le départ plutôt que la misère, et pour les terres une mise au repos, après le passage d’un feu animal. 

Est-ce sa faute si l’Homme ne l’écoute plus ? 

En imposant partout dans le monde un modèle de vie sédentaire avec ses frontières et ses propriétés privées, l’Homme a accusé le Criquet comme d’autres espèces, d’être un nuisible. Une bénédiction pour les affaires d’industriels d’agro-chimie mal intentionnés.

Prendre la défense du Criquet, c’est prendre la défense de millions d’autres espèces qui peuvent être menacées d’extinction. Souvenez-vous dans votre enfance, l’histoire de Pinocchio. Sa conscience et sa bonne étoile sont représentées par un Criquet nommé Jiminy Cricket. Grâce à lui, le petit pantin de bois s’extrait des mauvais chemins et finit par devenir un humain véritable, bon et juste.

Le Criquet peut donc être considéré autrement en portant notre attention sur ses qualités : il nous ramène notamment à l’essentiel, au centre, à la conscience. Ici, un parallèle avec ce que représentait le dieu Seth dans l’Egypte ancienne peut être fait. Seth est le maître du désert, porteur d’une puissance de feu destructrice. Il est l’opposé d’Horus, qui lui, incarne la fécondité et la vie. Mais la sagesse égyptienne vient nous préciser que c’est en reliant les deux en complémentarité que les forces de destruction et de création s’équilibrent harmonieusement et que la vie est heureuse. L’équilibre du Monde est ainsi préservé.

Gardons-nous alors de percevoir Seth comme un être uniquement malfaisant et négatif car en le rejetant on perd la possibilité de canaliser sa force. Sa puissance désordonnée est aussi un moyen de contribuer à l’équilibre cosmique.

Gardons-nous d’opposer Seth et Horus, car les deux ont leur place dans le bon déroulement des cycles qui régénèrent.

Gardons-nous enfin de confondre Seth avec Apophis (le serpent du chaos) car ce dernier ne permet pas la régénération mais engendre, lui, la fin d’un cycle.

Seth harponne Apophis pour défendre la barque de Rê. 

Détail du papyrus de dame Cherit-Webeshet dans le livre de la vie et de la mort des anciens égyptiens.

A l’image de Seth, le Criquet, s’il détruit les récoltes, pousse les mammifères et les humains à se déplacer permettant la régénération des terres mises ainsi au repos. 

Dans une approche d’interdépendance, que pourrait bien attendre de nous le Criquet ?

Comme tant d’autres espèces, il pourrait intenter un procès à nous autres humains et vouloir nous bannir tant nous incarnons ce que nous lui reprochons. Ce fameux aspect destructeur, voyons-nous vraiment à quelle échelle et dans quelles proportions nous l’infligeons à d’autres êtres vivants ?
Et si le Criquet est finalement bien plus proche de la représentation du Jiminy de Pinocchio, l’expression “œil pour œil, dent pour dent” ne correspond pas du tout à sa façon d’être et apparaît comme une projection de l’humain sur un insecte.
Il pourrait nous solliciter pour obtenir quelques couloirs de vie destinés aux nomades, et nous glisser à l’oreille que quelques brèches dans nos zones géographiques compartimentées pourraient induire de nouvelles amitiés et des rencontres insoupçonnées. Enfin, en abandonnant notre mainmise sur des portions de territoires qu’il convoite parfois, il nous aiderait sûrement à mieux accepter de perdre ce que nous croyons posséder et à nous ouvrir au partage, même si dans un premier temps cela semble nous désavantager.

Enfin, pour ne pas se faire oublier et conserver sa place parmi les vivants, le Criquet chante. Par le frottement de ses pattes sur ses ailes, il crée la stridulation, une mélodie au son métallique qu’il sait amplifier pour tenter de résister au vacarme des routes et pour se faire entendre par son alter ego.

Et pour terminer, sachez que parfois, il émet aussi quelques tribunes à notre intention, en voici un extrait :

Oui le Criquet est un affamé
qui détruit quand il est en nombre.
Oui, il met à nu sans retenue, mais
que de choses il sort de l’ombre
Certes, il dévoile tout impunément,
des forces et des faiblesses insoupçonnées.
Mais jamais et partout il ne ment,
Et toi, repars à zéro, renais !
Comme moi, n’aie pas peur du feu, courage !
Brûle chrysalide et quitte ce vieil âge !
Permet-toi la régénération
Celle qui fait naître de nouveaux sillons.

 Le Sanglier

Voici déjà venu le moment de quitter nos chers représentants du règne animal mais, juste avant, prenons le temps de cette dernière histoire où, comme vous le verrez, il est difficile de dire si c’est du lard ou du cochon. La surdensité et les nuisances attribuées aux nuées de Criquets et évoquées précédemment nous renvoient directement à d’autres espèces. C’est maintenant d’un animal puissant capable de parcourir des distances considérables dont il va être question. Présent ou simplement de passage dans toutes les forêts de France, vous l’avez peut-être déjà croisé, c’est le Sanglier.

Lui aussi est rejeté et considéré comme “nuisible”. L’augmentation de sa population est un autre fléau que les chasseurs dénoncent régulièrement, et que chaque année ils tentent d’éradiquer. Pourtant en y regardant de plus près, l’humain ne serait-il pas une fois de plus venu interférer dans le savant équilibre de la Terre ? C’est un sujet épineux que celui-là mais deux articles du blog de Mathieu Ricard peuvent éclairer cet imbroglio sous l’angle bouddhiste :

https://www.matthieuricard.org/blog/posts/jouir-des-beautes-de-la-nature-sans-tuer-1

https://www.matthieuricard.org/blog/posts/jouir-des-beautes-de-la-nature-sans-tuer-2

Mais après tout, le Sanglier aime peut-être la chasse lui aussi ?

A priori non, mais il faut reconnaître qu’il aime la castagne et aussi la châtaigne, celle qui pique tout le monde, sauf son groin. Difficile de défendre le Sanglier, car si le plus souvent il est la proie, il n’hésite pas à renverser les rôles du chasseur et du chassé. Mais c’est une chasse très spéciale dont il est alors question, pas celle des chasseurs officiels. C’est une sorte de rugby décalé, où l’écart de force est tel que ce qui compte, c’est d’esquiver au dernier moment, de faire semblant de se tabasser voire de se faire des marques par bâtons ou arbres interposés. L’apéro qui suit ce match endiablé est l’occasion de parler de nos erreurs et de nos exploits. C’est lui le plus fort, le plus mastoc, le plus toqué et il le sait ! Il aime bien que quelques gringalets viennent se mesurer à lui, pas simplement pour confirmer sa supériorité, mais pour la joie de foncer et de déployer toute sa puissance musclée. Cet esprit se retrouve chez son cousin taureau lors des férias espagnoles, pendant lesquelles la bête est lâchée dans les rues. Gare à ceux qui ne sont pas assez lestes et capables d’esquives !

Drôle de jeu, direz-vous. 

C’est vrai, c’est un peu brut, mais cela a le mérite d’être franc et direct. Dès tout petit, le Marcassin courant à pleine vitesse est capable de tomber de plusieurs mètres dans des éboulis de rochers, de faire des roulé-boulés et de continuer sans ralentir et sans dommage. Même pas mal !

Quant aux mâles adultes, au niveau de leurs épaules le cuir est renforcé, formant une véritable armature que les dents comme les flèches auront beaucoup de mal à transpercer. Incassable et impénétrable, symbole de force brute, sa détermination sans faille est un autre aspect de sa puissance. Avec son groin qui fait des sillons dans le sol, il est l’ouvreur de chemin, le pourfendeur de ronces et de tous les obstacles. Il ne fait pas dans la dentelle, mais peut-on faire autrement quand il s’agit de faire sauter les résistances et les positions figées à l’excès ? 

Ainsi le comportement du Sanglier peut venir interroger notre relation à la paix. Lorsque torpeur, frilosité et statu quo prennent toute la place, les choses ne finissent-elles pas par croupir ou encore s’envenimer? N’est ce pas là une situation délétère bien connue de l’Homme ? N’est-ce pas là une forme de violence bien plus grave et dérangeante que celle toute relative du Sanglier ?

Et si le Sanglier, dans ce genre de cas, venait nous transmettre son message, celui de la terre, une terre synonyme d’ancrage et d’enracinement ? Proche de cette dernière, puissant, droit et direct, cet hôte de la forêt pourrait bien nous inspirer. Tel un druide vivant retiré dans sa forêt, un sage, il viendrait nous aider à déterrer littéralement nos idéaux et à passer à l’action.

Le Sanglier a pour fonction d’ébranler, bousculer, voire démolir ce qui est trop faible ou trop vieux. Il met à l’épreuve de la résistance et de la capacité à se protéger. Et si son passage chamboule tout, il permet aussi de régénérer en profondeur. C’est en cela qu’il est également symbole de fertilité. Une telle vertu à propos du Sanglier ne doit pas être du goût de tous les jardiniers. Mais grâce à lui, ils doivent apprendre à installer des barrières, à limiter l’accès à certains territoires tels des gardiens du seuil, car avec le Sanglier, un simple écriteau de “Propriété privée” ne suffit pas. Rien de faramineux, aucun mur de la honte ni miradors à construire, mais des barrières raisonnables qui s’intègrent au paysage tout en étant étanches pour bien d’autres choses.

Héraklès ramenant le sanglier d’Erymanthe à Athéna
Oenochoé attique à figures noires
– 520-500 av.JC, British Museum

Là où cela ne va plus, c’est quand le chasseur, dit sportif, se plaint du sanglier tout en se vantant des cartons qu’il fait sur lui. Il a déjà été souligné que les chasseurs sont à l’origine du grand nombre de Sangliers qu’ils ont poussé, facilement il est vrai, vers quelques cochonnes en rose. Voilà que partout cette étrange marmaille s’étale, prolifère, envahit les campagnes jusqu’aux périphéries des villes. Un hybride bizarre est né, le Sanglochon ( Sanglochon : né du croisement de cochon et de sanglier), qui bien souvent ne sait plus être Sanglier. Le risque encouru lors de sa rencontre et l‘obligation de grimper à l’arbre qui devrait en résulter ne sont plus systématiques. Même des mères avec leurs Marcassins, trop occupées à se bâfrer, regardent à peine ceux qui passent près d’eux à quelques mètres.

Avec la disparition du Loup et de l’Ours dans nos campagnes, le Sanglier restait l’unique compère pour affûter notre vigilance. Certains, parmi les hardes, jouent encore ce rôle mais par intermittence et sans réel entrain. Le Sanglier, s’il reste nomade, est de moins en moins sauvage et perd de sa puissance. Il reste imprévisible mais devient trop placide. 

Et si au lieu d’encourager sa concupiscence nous avions cherché avec lui une réelle interdépendance, couplée à une responsabilité de faire grandir son individualité ?

Nous pourrions imaginer qu’après les moissons, des graines soient laissées éparses pour qu’à son tour le Sanglier s’égaye dans les champs et les retourne mieux, en termes de profondeur, que n’importe quel tracteur. Parfois, dans un champ unique aux murets protecteurs, il serait invité à un spectacle où les jeunes apprendraient à affronter la peur en traversant au plus juste et sans témérité ce territoire partagé. Cela finirait peut-être, comme dans ce fameux village gaulois, autour d’un banquet empreint de sobriété. Un Sanglier, un seul, à la broche, évènement rare et festif, à la gloire de ce dernier sans peur et sans reproche.

Il fut un temps où toutes les campagnes bruissaient de ses histoires. La plus célèbre et la plus répandue était celle d’un Sanglier qui toujours déjouait les chasses, les battues et les pièges tendus à son encontre. Ce Sanglier insaisissable devenant légendaire, on accourait toujours de plus loin pour s’y mesurer, mais toujours sans aucun résultat. Et chaque année, il prenait du poids et de la taille pour devenir l’être le plus colossal jamais vu dans les parages. On en appelait au chef du village, au Seigneur principal, au Roi, à la suprême autorité capable d’organiser une battue dont même une souris ne pourrait réchapper. La poursuite s’engageait, complètement inégale, mais le “Roi” Sanglier résistait encore et encore, acculé, lui comme ses poursuivants, et chacun poussé dans ses retranchements. Alors que ces derniers pensaient enfin le tenir, dans un ultime effort, il se réfugia au sommet d’un promontoire, à l’aplomb d’un apique vertigineux, un gouffre insondable. Et c’est alors qu’il choisit de se jeter dans le vide plutôt que de se faire prendre !

Le lendemain, une équipe fut envoyée dans ce trou infernal pour ramener sa carcasse qui devait être brisée en mille morceaux, et surtout pour rendre un dernier hommage à sa vaillance exemplaire. Nulle trace de la bête ! On eut beau chercher dans tous les recoins, envoyer les plus fins limiers, le Sanglier avait disparu, volatilisé. On ne le revit jamais, sauf parfois dans des rêves, où dit-on, par son regard, il transmet sa puissance pour aider ceux qui vont vivre des situations de paroxysmes à ne pas jeter l’éponge et à être prêt au grand saut s’il le faut.

Ainsi, de part et d’autre, la symbolique du Sanglier est puissante. On le retrouve de l’Orient à l’Occident, incarnant tour à tour force et témérité. Laboureur mal aimé, il peut-être associé à une certaine forme de sagesse, celle qui implique enracinement et bon sens. Ce seigneur des forêts, quand il garde son identité sauvage, ne mérite-t-il pas un peu plus de respect et de considération ? 

Ohara Koson, Le Sanglier, Hanga Gallery, Durham

Canard, Loup, Anguille, Tortue, Chauve-souris, Dauphin, Criquet, Sanglier, où êtes-vous ? Quelles places prennent dans le ciel de chacun ces puissants arpenteurs ?

Que des animaux prennent de la place dans le ciel, ce n’est pas nouveau. Nombreuses sont les constellations d’étoiles auxquelles les anciens ont donné des noms d’animaux. Au cœur de la nuit, elles nous rappellent la diversité du monde et par leurs parcours, l’origine du nomadisme. Ces grandes puissances inspiratrices, qui pourtant brillent toujours, ont fini dans l’oubli, dans l’ombre du siècle des lumières.

Nout, la déesse égyptienne du ciel étoilé

Alors dévoilons d’autres mystères, pour donner envie « d’élargir notre souci du vivant hors de nous et en nous »( Baptiste Morizot op. cité, p.279.) Nous qui avons fait sécession avec les autres représentants du vivant, nous devions certainement en passer par là. Depuis au moins un demi-siècle nous aurions pu changer de cap, mais nous sommes lents, non pas à la manière de la Tortue, mais plutôt à la façon de l’Autruche quand elle met la tête dans le sable. Pourtant, ne sentons-nous pas que continuer dans cette voie est insoutenable tant les tensions sont extrêmes ? Un changement de cap est déjà en cours sous une forme des plus radicale, qui risque de nous cueillir, nous les « humaintruches », hébétés et impréparés.

Commencer ce récit des puissants nomades par ces humbles animaux, c’est vouloir leur attribuer la même importance que ce qui relève de l’humain. C’est tenter d’aider chacun d’entre nous à porter à nouveau son regard sur eux, et cesser de les considérer comme nos propriétés ou des êtres inférieurs. A l’image de ces quelques récits de Puissants Nomades du règne animal, n’est-il pas temps de tendre l’oreille et de se reconnecter autrement avec le monde du vivant ? N’est-il pas temps de reconnaître en eux des modèles d’inspiration dont l’accès demanderait à la fois humilité et persévérance ? N’est-il pas temps d’imaginer qu’il nous est possible de dialoguer avec eux, rendant toujours plus présent ce qui nous relie, ce qui nous est commun ? Et cette envie d’échanges ne serait-elle pas partagée ? 

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Cycle des Puissants Nomades – 2/7

Une inspiration du règne animal
Les Loups

La patrouille des Loups s’ébranle d’une seule trace. Elle peut cheminer ainsi indéfiniment, comme si le temps et l’espace se rétractaient, comme si les reliefs s’aplatissaient tant les sommets et les creux sont avalés sans peine. A intervalle régulier, un arrêt marqué aux endroits dégagés, là où la vue et les hurlements portent loin. La horde à nouveau s’enfonce dans l’inconnu/connu. Parfois, comme un éclaireur, l’un d’eux s’écarte de-ci de-là, mais revient inexorablement se fondre dans la trace. Puis un arrêt plus long. Les traces montrent qu’ils se sont tous postés sur une butte et se concertent ; c’est un vrai conciliabule avant que chacun s’élance, complémentaire, dans son rôle. Comme un chef d’orchestre, le mâle dominant a donné le signal, la meute s’élance, force unie, dans un galop furtif et silencieux, si ce n’est quelques jappements pour se coordonner. Rien ne peut les arrêter, car ensemble ils sont invulnérables et ils le savent.

On se pourlèche, on se bouscule, les oreilles se lèvent ou se baissent, quelques crocs étincellent, des grondements. Si les plus petits font diversion, on les laisse faire mais on les guette, la meute toujours veille, toujours prête. Si chacun n’a pas eu sa ration ou parce que la destination n’est pas encore atteinte, la meute repart et va déambuler jusqu’au petit matin et plus s’il le faut.

Photo Vincent Munier, Arctique, 2017

Le soleil se lève, pour certains le temps est venu de s’éloigner de la meute ou de rester. Il n’y a pas de règle, si ce n’est qu’une fois adulte, chacun et chacune peut alterner entre présence au sein de la meute et solitude, sans remettre en cause leur loyauté réciproque. Pour eux, la hiérarchie n’est pas une souffrance ni une soumission, ni la solitude une malédiction. Les deux ensemble permettent à chacun de se situer et de trouver sa place. Pour se retrouver, il y a toujours les hurlements, lancés à la face du monde et qui effacent les distances. Des hurlements qui posent aussi des empreintes indélébiles dans l’espace, en faisant briller les astres et trembler les êtres.

Le Loup affirme ainsi sa présence et sa volonté. Maître des nuits, mais aussi des jours s’il le veut, il représente l’éveillé. Ses sens sont affûtés au maximum et son corps infatigable décourage les plus endurants. Dans des situations de combat, on peut s’inspirer de lui, notamment quand il est en meute. Lorsque les formations classiques se sont désarticulées et que la mêlée vient, la coordination instinctive et désinhibée de la meute est au-dessus de tout. Même les requins en bande ne sont pas aussi efficaces.

Enfin arrêtons-nous un instant sur la mâchoire du loup qui est associée à une puissance sans limite. Si ses crocs terrifient, ils ont aussi dans l’imaginaire une valeur symbolique tout autre : en déchirant les chairs et en dépouillant les corps, ils mettent à nu la condition terrestre et nous emmènent vers le monde des défunts. Ils créent ainsi un pont entre les vivants et les morts.

La page des Loups se referme, mais la Louve qui a tout entendu se rapproche et nous glisse à l’oreille :

« A la manière des Loups, l’humain peut apprivoiser et canaliser son instinct de pouvoir pour le bien de tous et de toute chose. Meute à lui tout seul, il s’éveille quand le dominant qui est en lui n’a plus à dominer et trouve sa place de chef d’orchestre ». Et elle ajoute « Il n’y aura plus d’étrangers quand nous pourrons déambuler parmi vous sans qu’on crie “au loup !” Vos propres frontières et celles dressées entre notre règne et le vôtre ne seront pas pour autant abolies, mais elles signifieront seulement des limites de respect et de cohabitation à ne pas dépasser et non des séparations franches où aucun espace de dialogue n’est possible. »

Les Canards sauvages

C’est la fin de l’automne, les premières gelées blanches sont là, le brouillard tarde à se lever. Le matin, à la fraîche, il faut se poster sur les sommets qui se dressent tels des mâts au-dessus des arabesques laiteuses. L’esprit tangue entre le ciel et la terre, se laisse bercer, songe, quand soudain à l’horizon… une hallucination ? Non, ce sont bien eux ! D’abord un point, puis très vite cette forme caractéristique en pointe de flèche, la plus opérationnelle pour s’épauler dans les voyages au long court. Ils sont fidèles au rendez-vous. Fidèles entre eux par couple, fidèles à leur formation, fidèles à leurs points de ralliement et de retour. Cette fidélité transpire dans leur vol, dans la régularité de la forme en déplacement, dans la précision du placement de chacun, dans la coordination des battements d’ailes, dans la solidarité des changements réguliers du meneur, là où l’effort est le plus intense. Ce n’est pas un hasard si les armées de terre comme du ciel se sont souvent inspirées de cette formation spécifique pour l’ordre, l’efficacité et l’organicité ainsi obtenus dans les rangs.

Du temps de leur splendeur, dans un seul champ de vision, des dizaines de formations pouvaient ainsi s’égrener tout au long de la journée. Et le soir venu, l’ultime récompense : un vol en quête d’une aire de repos se met à tournoyer, à hésiter, puis finalement à plonger en spirale vers la terre, plutôt proche d’un point d’eau et d’une forêt.

Utagawa Hiroshige, « Pleine lune à Takanawa », tirée de la série Vues célèbres de la capitale de l’Est. (Collection du Musée mémorial d’Ôta)

De tous ces caquètements, une équipe se fait entendre. Celle qui après un long effort commun et persévérant, commente le voyage, plaisante et prend soin de chacun et chacune. Si les plus faibles écoutent et reprennent leur souffle, malgré la fatigue la joie d’être ensemble dans une telle aventure efface les contraintes et les requinque rapidement. Il y a quelque chose de magnétique dans ces oiseaux-là : la résistance de leurs ailes, la capacité de leurs plumes et de leur duvet à repousser l’eau et le froid, le son de leurs chants, leur boussole infaillible.

Quand tout est bouleversé, plein d’incertitudes et d’épreuves, ne faut-il pas imiter les canards pour retrouver le nord, un axe capable de guider en toutes circonstances ?

Par leur ballet migratoire qui scande le rythme des saisons, ils nous rappellent l’alternance et la puissance régénérative des cycles.

L’Anguille

Elle passe tellement inaperçue que cette presque inconnue mérite d’abord d’être présentée.

Le périple de cet être minuscule commence dans les fosses abyssales aux eaux chaudes, comme la mer des Sargasses, au large des îles Mariannes ou à l’est de Madagascar. Depuis le cœur de l’océan, elle remonte sur parfois plus de 5000 kilomètres vers les côtes des continents, à la fois espérées et redoutées. Espérées car en rejoignant les sources des rivières et des ruisseaux, elle retrouve son antre, celle de ses parents, grands-parents, arrière-grands-parents et plus encore. Redoutées car nombreux sont les barrages, les becs, les lumières, les filets et les filous qui veulent la stopper ou en faire pitance. Alors qu’elle s’engage dans les estuaires des fleuves et des rivières, elle entame sa première métamorphose pour devenir poisson d’eau douce. Elle ne mesure alors que 7 centimètres et en Europe, on l’appelle civelle.

Avec sa gueule de serpent, son humeur cachotière, ses virées nocturnes, elle se faufile dans le chemin de sa vie, patiente et discrète. Elle grandit, grandit, grandit et parfois s’allonge jusqu’à 120 cm. Elle a tout son temps, tapie dans les sédiments. Véritable cauchemar pour ses proies, elle jaillit de la vase sans crier gare, totalement indétectable par les sens communs. Proportionnellement, sa force de saisie comme d’étreinte est optimale. Les braconniers ne le savent que trop bien, lorsqu’elle s’enroule autour du poignet. Sa vie n’est que mystère : qu’en est-il de son réel parcours, de ses noces, de ses accouplements ? S’intègre-t-elle réellement à la famille des poissons, elle qui peut traverser des champs et résister des heures à l’air libre en gardant un peu d’eau dans ses branchies grâce à sa respiration cutanée ? L’Anguille est tannée pour résister, sa peau est le parchemin des Dieux.

 La grosse anguille, poème de Maurice ROLLINAT, 1846-1903

La grosse anguille est dans sa phase
Torpide : le soleil s’embrase.
Au fond de l’onde qui s’épand,
Huileuse et chaude, elle se case
À la manière du serpent :
Repliée en anse de vase,
En forme de 8, en turban,
En S, en Z : cela dépend
Des caprices de son extase.
Vers le soir, se désembourbant,
Dans son aquatique gymnase
Elle joue, elle va grimpant
De roche en roche, ou se suspend
Aux grandes herbes qu’elle écrase,
La grosse anguille.

L’air fraîchit, la lune se gaze ;
Moitié nageant, moitié rampant,
Alors elle chasse, elle rase
Sable, gravier, caillou coupant…
Gare à vous, goujonneau pimpant !
Gentil véron, couleur topaze !
Voici l’ogresse de la vase, 
La grosse anguille!
Aquarelle de Kajika Aki
source

Blottie au coin des sources et des étangs, elle laisse le temps défiler pendant parfois plus de quarante ans. Immobile, invisible ou presque, elle décide un beau jour de repartir et d’entamer sa dévalaison. Au fur et à mesure de sa descente elle effectue sa métamorphose, cette fois de poisson d’eau douce à poisson d’eau de mer. Elle retourne à son autre pôle, le ventre des océans, où d’autres migrants se retrouvent : les courants froids et chauds. Messagère à la fois du cœur des océans et des sources, elle porte la mémoire des sédiments archaïques comme celle des eaux nouvelles.

Gare à ceux qui en plongeant au plus profond de ses yeux voudraient dévoiler son mystère ! Ils risqueraient bien de se transformer en pierre, subissant le même sort que les ennemis de la Gorgone mythique.

Rusons pour déjouer un tel regard et, comme l’Anguille, persévérons. Si l’Anguille garde jalousement ses mystères, elle donne par ailleurs des indices à qui se laisse porter par le souffle de sa curiosité.

Premier indice : elle sait rester à l’affût indéfiniment tout en étant totalement transparente. La surprise lorsqu’elle jaillit rend sa saisie ou son étreinte d’autant plus efficace.

Deuxième indice : elle accomplit son rôle de gardienne de la mémoire en reliant, par un unique aller-retour en une vie, les deux parties les plus opposées de l’eau (les sources au sommet des montagnes et les grands fonds marins). N’y a-t-il pas là inspiration à puiser dans cette quête du dépassement des dualités, un moyen de retrouver et de garder la mémoire ? 1Partir en quête de ses plus grandes contradictions, et pour cela repousser ses limites par l’ascèse, synonyme de Misogi chez les japonais

Troisième indice : son mariage et sa naissance nous échappent. L’Anguille résiste à la domestication malgré toutes les technologies et l’intérêt matériel que cela représente pour certains. Mais l’amour doit-il nécessairement se dévoiler ? Ne faut-il pas lui laisser son parfum de mystère, si l’on veut qu’il perdure et qu’il nous enchante ?

Quatrième indice : l’Anguille vit dans les sédiments humides qu’elle marque de son empreinte. N’est-ce pas là ses pages d’écritures pour les siècles passés et les siècles futurs ? N’est-elle pas le scribe qui inlassablement et de génération en génération inscrit les pages de l’histoire ? Des fossiles d’anguilles vieux de plus de 100 millions d’années ont été retrouvés !

Néanmoins, les zones de sédiments humides sont aussi peu prises en considération que l’Anguille. Cela devrait nous alerter. Ne sommes-nous pas allés trop loin en rendant les sédiments toxiques, y compris pour la puissante Anguille ?

La Tortue marine

Qui n’a pas répété ces deux vers dans son enfance, ou plus tard lors d’expériences de la vie : « rien ne sert de courir, il faut partir à point » ? La lenteur, la maladresse et la lourdeur de la Tortue sur terre sont légendaires comme réelles. À sa décharge, elle porte cette carapace, cette maison ambulante, cette peine d’Atlas ! Que faire quand en permanence quelque chose pèse sur les épaules ?

Comme souvent dans la nature, la Tortue a su faire de son désavantage un avantage. En cas d’attaque, elle transforme sa carapace en bouclier étanche. Elle peut y séjourner indéfiniment, au moins suffisamment longtemps pour décourager l’agresseur dont la patience n’égale jamais la sienne. Dans l’eau, grâce à son poids et ses formes aérodynamiques, sa nage se fait véloce et élégante. Et s’il faut plonger dans les fonds marins, cette parure la protège de la pression comme du froid. La Tortue rêve ! C’est encore sa carapace qui, grâce à ses zébrures fractales, images du Ciel et de la Terre, lui fait faire des rêves prémonitoires. Elle danse aussi. Dans l’eau en grand public et sur Terre toujours secrètement. Seuls de grands maîtres d’arts martiaux disent l’avoir observée dansant sur la terre ferme. On ne peut que les croire, vu que leurs éloges de la Tortue concordent. Ils disent tous que c’est par elle qu’ils ont saisi l’essence du mouvement martial, la vitesse dans la lenteur. Mais comme c’est un secret, difficile d’en savoir plus…

La Tortue marine, quant à elle, sillonne les océans partout où l’eau est tiède, en revenant périodiquement et inlassablement sur sa plage d’origine pour déposer ses œufs. Avec sa grande longévité (certaines Tortues ont dépassé les 150 ans), elle est le symbole de l’endurance, de la constance mêlée à la persévérance. Et son image de sagesse n’est pas due qu’à son grand âge, mais aussi à un autre attribut de sa carapace : l’image du Ciel et de la Terre réunis. En sortant la tête de sa carapace, l’humble Tortue hume les vents mêlés de la Terre et du Ciel. Sa sagesse se fait prémonitoire car elle acquiert alors cette capacité de pressentir et donc d’anticiper.

Zhang Gui, peintre de la dynastie des Jin, vers 1156-1161, la Tortue

Ce n’est pas un hasard si la Chine, qualifiée d’empire du Milieu, puise l’origine de sa culture dans les carapaces de tortues : « C’est à l’âge du Bronze que se situe cette origine commune de l’écriture et de la rationalité chinoise. À cette époque, pour se renseigner sur l’opportunité d’un projet, on approchait une carapace de tortue d’une source de chaleur ce qui y provoquait des fendillements dont les formes étaient analysées. On notait ensuite le pronostic tiré de cet examen en gravant des signes à même la carapace. Ces fendillements linéaires auxquels les anciens Chinois ont décidé de donner du sens deviendront les traits rectilignes des figures du Yi Jing (les hexagrammes) et les courbes élégantes des idéogrammes chinois. Ils ouvrent l’originalité de la pensée chinoise. »2Cyrille J-D Javary, Le discours de la Tortue, Ed Albin Michel, 2003

Apprenons des intentions « tortueuses ». Comme au jeu de go, on a vite fait d’être encerclé et dominé par la lente et discrète progression de telles stratégies. Car dans cette lenteur, les incertitudes, les erreurs et les imprévus peuvent se déployer, être digérés et se métamorphoser pour finalement toujours servir les intentions d’origine. La carapace de la Tortue et le Yi Jing chinois embrassent tous deux l’infini des changements, car la dualité brute du “oui” ou du “non” n’a pas sa place dans leurs interprétations. 

Souvenons-nous-en et développons en nous la culture de l’impermanence, même si en apparence, et comme dans la vie des Tortues, rien ne change !

Enfin, abordons un dernier paradoxe avant de quitter cet être à l’apparence débonnaire : la formation de combat la plus célèbre de la légion romaine se nomme la Tortue, un bouclier fractal hérissé de pointes et constitué de tous les boucliers de légionnaires formant, vu du ciel, une carapace de Tortue. Si chaque légionnaire tient son poste, aucune meute ne peut la mettre en déroute ou la disloquer. On vient s’y embrocher, s’y écraser, s’y faire meuler ou piétiner… Gare à la Tortue !

Références

Références
1 Partir en quête de ses plus grandes contradictions, et pour cela repousser ses limites par l’ascèse, synonyme de Misogi chez les japonais
2 Cyrille J-D Javary, Le discours de la Tortue, Ed Albin Michel, 2003
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Cycle des Puissants Nomades – 1/7

Introduction

Après le cycle du guerrier, qui a permis de traverser les époques et les continents, voici une autre proposition de voyage : partir à la rencontre des nomades. Mais pas n’importe lesquels, ceux qui, par leur transhumance, proposent ou ont proposé (car la plupart ont disparu, sont sur le déclin ou se font discrets), une manière d’être « extrêmement vivante ».

« Puissants Nomades » car, par leur attitude et leur vie en parfaite symbiose avec le vivant sous toutes ses formes, et étant élevés pour aller au sommet d’eux-mêmes, ils percent certains secrets de la nature, et maintiennent ou se souviennent de modes de communication oubliés ou insoupçonnés. C’est surtout ce dernier point qui interpelle, car il faut bien le reconnaître, nous, qui « avons fait sécession avec les 10 millions d’autres espèces de la Terre »1Titre du livre de Baptiste Morizot “Manières d’être vivant”, qui a grandement inspiré les premières étapes de ce cycle, sommes arrivés à un seuil : celui où aller plus loin dans l’isolement nous condamnerait tous à disparaître. Ce processus ainsi lancé est qualifié par certains d’Anthropocène. S’il touche d’abord et principalement les 10 millions d’espèces autres que l’espèce humaine, il semble évident que lorsque les conséquences des actes de l’espèce qui a fait sécession auront touché leur point de non-retour, c’est bien cette même espèce isolée qui sera la moins apte à trouver des solutions et à s’adapter aux imprévus et catastrophes. S’inspirer des Puissants Nomades pour renouer avec le vivant dans sa diversité n’est pas une fin en soi, ou encore un moyen pour mieux s’en sortir. C’est plutôt une conséquence de la prise de conscience d’un état d’être au monde et d’une nécessité intérieure de rentrer dans le giron de la grande famille des vivants, sans pour autant briser ou nier son altérité. Cette prise de conscience portait peut-être dans son cheminement la nécessité d’en passer par l’atrophie de certaines de nos capacités pour en apprivoiser d’autres. Peut-être était-il nécessaire au mental rationnel, fierté et point de départ du positionnement au monde de notre espèce, de constater son impuissance à résoudre la complexité des enjeux nés avec le XXIème siècle, pour enfin lâcher prise et commencer à envisager d’autres « manières d’être vivant » ?

Toiles d’araignées en automne, massif du Tanargue, Ardèche, France

Si l’image précédente pourrait évoquer celle d’une échographie, il n’en est rien. Il s’agit d’un tapis de toiles d’araignées, saisi sur le massif du Tanargue, et mis en lumière par le soleil couchant. Pourtant, l’évocation dans nos imaginaires de l’échographie, suite à la vision de cette image, n’est pas sans analogie avec les araignées, qui ici peuvent prendre cette place symbolique de mères de la Terre, entourant cette dernière de leurs fils protecteurs à la venue de l’automne.

En partant en quête des Puissants Nomades, ce nouveau regard à poser sur les êtres et les choses sera le guide et le fil conducteur qui permettra de s’inspirer et de goûter à d’autres façons d’être au monde, telle l’image des araignées mères de la Terre. Regarder autrement et sortir de nos catégories symboliques et imaginaires afin de déployer un nouvel angle de vue n’a rien d’une évidence, tant les barrières que nous avons dressées contre ces Puissants Nomades sont anciennes et ancrées.

Avant d’envisager la création de liens d’unions organiques, une étape intermédiaire est nécessaire : celle de proposer une zone à la fois spatiale et temporelle pour que ces deux antagonistes puissent se côtoyer et se familiariser l’un avec l’autre.
Cet espace de l’entre deux correspond au « Ma » japonais, si présent dans tous les aspects de cette culture.

Pour nourrir cet espace de rencontre et ce « Ma », des témoignages réels ou imaginaires, mais toujours poétiques de ces Puissants Nomades accompagneront ce parcours, afin de pouvoir se rapprocher de leur façon d’être et de s’en inspirer. Cet espace poétique sera le lieu de vigilance qui tentera de ne tomber ni dans l’écueil de la caricature, ni dans celui de la perte de la spécificité et de l’altérité qui est celle de l’espèce isolée et en sécession.

Ce cycle s’attache à porter son regard sur des nomades qualifiés de « puissants ». Une puissance qui les rend extrêmement vivants, par une vitalité grandiose et une grande qualité de présence au monde. Cela peut paraître étonnant mais les premiers puissants nomades qui vont suivre ne sont pas du règne humain mais du règne animal, car dans cette idée de s’ouvrir à d’autres manières d’être vivant, ils ont toujours été des puissances inspiratrices.

Partons maintenant vers ces sommets de l’extrêmement vivant sans hésiter à prendre les chemins de traverse.

https://journal.res0.fr/les-premiers-puissants-nomades-une-inspiration-du-regne-animal/

Références

Références
1 Titre du livre de Baptiste Morizot “Manières d’être vivant”, qui a grandement inspiré les premières étapes de ce cycle
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Amin Maalouf, élargir les frontières

Partir à la rencontre des frontières intérieures comme extérieures pour les élargir

Dans le monde de ce début du XXIème siècle, à la fois statique et en perpétuel mouvement, à la fois mondialisé et confiné, à la fois nomade et sédentaire, il est temps de s’intéresser à nos frontières. Amin Maalouf fait le pont entre ces ambivalences, que ce soit dans Le Rocher de Tanios (1993) avec un exil tout autour de la Méditerranée, dans Samarcande (1988) avec le poète persan Omar Khayyam, dans Les Croisades vues par les Arabes (1983) qui affûte notre capacité d’adaptation et de nage à contre-courant. Toujours à la recherche de la trame du tapis de l’histoire, son arrivée à l’Académie française fut une occasion pour lui de raconter la vie et les aventures de ses prédécesseurs au 29ème fauteuil, dans son livre intitulé Un fauteuil sur la Seine (2016). 

A l’image de la pluralité des occupants de ce fauteuil, Maalouf est lui-même pluriel : à la fois Arabe, Chrétien, Français et Libanais. Que ce soit à travers les personnages de ses romans ou dans ses essais géopolitiques, sa ligne directrice semble repousser systématiquement une frontière, avant tout intérieure. 

cèdres liban tableau
Les Vieux Cèdres sur le Mont Liban, Antoine Alphonse Montfort, 1837

Les identités meurtrières

Maalouf souligne « le besoin et/ou l’habitude contemporaine de tout catégoriser », habitude qui s’étend jusqu’aux identités des individus. En étiquetant nos différentes appartenances au lieu de les voir comme un tout complexe et indivisible, nous induisons de fausses idées d’identité unique. Cette étiquetage et ce découpage mènent irrémédiablement à des incompréhensions et à des conflits. 

Pour Maalouf, l’identité est habituellement déployée en créant une sorte de faux sentiment de soi, en proclamant qu’une seule de nos nombreuses appartenances est ce que nous sommes vraiment. Cette appartenance revendiquée comme unique et principale n’est pas déterminée par l’introspection, mais généralement par rapport à l’appartenance la plus attaquée par la société ou les autres. 

Cette attaque extérieure, venant de l’autre, provoque par réaction une exacerbation du sentiment d’appartenance à un groupe. Elle devient alors le constituant unique de notre identité qui se forme alors en opposition et crée des barrières fortes face à l’étranger, l’inhabituel, ce qui bouscule notre sentiment de sécurité et de conservation. Dans la vision de Maalouf l’une des forces motrices de l’histoire est l’envie de triompher d’une blessure narcissique. Une fois qu’un groupe se sent humilié, il est possible que les agitateurs le persuadent qu’il doit se définir autour de cette humiliation. De cette façon beaucoup d’autres appartenances du groupe sont supprimées. Cette vision unique de la complexité de l’individu ouvre alors la voie à la violence.

Les identités meurtrières (1998) a été écrit avant le basculement dans l’accélération de la mondialisation1A partir du début du XXIème siècle, les appartenances se polarisent car elles sont plus accessibles à chacun. Cela n’est pas sans rappeler le choc des civilisations de Samuel Huntington en 1997, qui explique que suite à l’effondrement du bloc soviétique, les clivages ne sont plus basés sur des idéologies politiques mais sur des oppositions culturelles plus floues, poreuses qu’il appelle “civilisationnelles”., mais le lire aujourd’hui est fascinant car il soutient qu’une politique de l’identité basée sur un sentiment de victimisation – qui réduit l’identité à une seule affiliation – facilite la création “d’identités qui tuent”. Maalouf explique qu’il n’est pas utile de se demander si des religions comme l’Islam ou le Christianisme sont vraiment tolérantes ou intolérantes. Pendant une grande partie de son histoire le Christianisme était extrêmement intolérant et pendant sa période de suprématie politique et culturelle l’Islam était remarquablement tolérant. La question centrale pour Maalouf est de savoir pourquoi l’Occident chrétien, qui a un passé d’intolérance, a fondé des sociétés qui respectent la liberté d’expression, alors que le monde musulman, qui était tolérant, est maintenant un bastion du fanatisme.

Dans les circonstances actuelles, Maalouf voit les citoyens arabes comme contraints de choisir entre les fondamentalistes islamiques et les dirigeants despotiques. En effet, la mondialisation les pousse vers les fondamentalistes en renforçant leur besoin d’un sentiment d’identité locale. De plus, elle ne laisse pas de place à la nation, à l’ethnie ou à la tribu, les résignant à accepter des dirigeants despotiques. Selon Maalouf, pour des raisons historiquement contingentes, les forces de la mondialisation ont été notamment vécues comme occidentales, laïques et anti-musulmanes. Cette perception est très largement répandue et partagée par de nombreux peuples. Pour autant, nourri par ses deux cultures, ce franco-libanais invite à réfléchir sur de nouvelles valeurs communes, plus universelles. 

Les recommandations de Maalouf sont réfléchies, très lucides, et visent à construire un monde où religion et spiritualité pourraient être vécues sans représenter pour autant l’unique possibilité d’identité. Maalouf pense que nous pouvons et devons trouver d’autres moyens de satisfaire le besoin d’identité. En tant qu’écrivain, c’est sur les langues qu’il porte son attention et suggère que tout le monde devrait apprendre trois langues : la langue de l’identité, l’anglais et une autre langue librement choisie (Krouch-Guilhem 2007). Dans un tel monde, on ne pourrait pas facilement se passer de l’anglais, mais ce serait aussi un handicap de ne connaître que cette dernière. Son espoir est qu’en prenant certaines mesures pratiques, le monde dans son ensemble puisse accomplir ce que les états ont du mal à accomplir : embrasser à la fois la diversité et l’unité. Cependant, cet idéal a des limites. Par exemple, les internationalistes2Les personnes qui la composent sont très nombreuses et sont celles que l’on trouve à l’intérieur des ambassades, des organismes nationaux et internationaux, des multinationales, des instituts et des états-majors de toutes sortes demandant de dépasser des frontières, en bref, tous les représentants d’une activité à portée internationale. semblent, pour beaucoup, avoir acquis intellectuellement les bons aspects de la mondialisation. On pourrait dire que leur respect des autres appartenances est conforme aux souhaits de Maalouf. Et pourtant, ils sont souvent des complices passifs et inconscients des souffrances qu’ils provoquent par systèmes interposés, au sein des plus désavantagés, car l’éthique de chacun dans une zone ou une situation où tant d’intérêts divergent est mise à mal au quotidien. 

Les frontières de la mondialisation

Dans Les Identités meurtrières, Maalouf constate que les appartenances (religieuses, ethniques, linguistiques, partis politiques et sociales, etc.), comme un puzzle, sont les éléments constitutifs de l’identité de chacun. L’ordre d’importance de ces appartenances varie dans le temps et parfois le religieux constitue le socle d’une identité alors qu’à d’autres moments ce sera la langue. Il relève également que l’entente cordiale dans un monde de plus en plus imbriqué et unidirectionnel (c’est la culture occidentale et notamment américaine avec sa langue, l’anglais, qui s’impose partout) est difficile, voire impossible.

Amin Maalouf, conscient du pire et du meilleur de la mondialisation, propose une voie pour que chacun puisse trouver sa place, être respecté, voire s’épanouir :

“[Il faudrait,] dans cette civilisation commune qui est en train de naître, que chacun puisse y retrouver sa langue identitaire, et certains symboles de sa culture propre, que chacun, là encore, puisse s’identifier, ne serait-ce qu’un peu, à ce qu’il voit émerger dans le monde qui l’entoure, au lieu de chercher refuge dans un passé idéalisé. Parallèlement, chacun devrait pouvoir inclure, dans ce qu’il estime son identité, une composante nouvelle… le sentiment d’appartenir aussi à l’aventure humaine ».

(Amin Maalouf 1998, les identités meurtrières, 188).

Dans une autre partie de son livre, il écrit : « une identité qui serait perçue comme la somme de toutes nos appartenances, et au sein de laquelle l’appartenance à la communauté humaine prendrait de plus en plus d’importance, jusqu’à devenir un jour l’appartenance principale, sans pour autant effacer nos multiples appartenances particulières ».

Autre exemple, situé au bord de la mer Méditerranée :  le conflit israélo-palestinien est très présent dans les romans d’Amin Maalouf, notamment dans Les Echelles du Levant (1998), où les deux personnages principaux sont séparés en 1948 par la situation géopolitique et ne parviendront pas à se retrouver dans ce Levant marqué par des appartenances de plus en plus divergentes. Aujourd’hui, les Palestiniens et les Israéliens ne pourraient-ils pas par exemple s’entendre dans un premier temps autour de la gestion de l’eau, pour commencer à créer l’Eden que pourrait être cette région au lieu d’ériger des murs3Sur le modèle du mur de Berlin, de nombreux murs ont été érigés depuis la fin de la Guerre Froide, pour marquer une ligne de cessez-le-feu et ainsi “geler” le conflit, sans pour autant le résoudre ou même l’adresser (c’est le cas en Palestine/Israël, en Corée, à Chypre). Des murs similaires, signes de repli identitaire, ont ensuite été construits contre le terrorisme et/ou l’immigration, comme à la frontière États-Unis/Mexique, au Maroc ou en Hongrie, et même à Calais ! ?

Il s’agirait pour résoudre ce conflit de développer ensemble et simultanément la solidarité et la responsabilité. Premièrement, la conscience de leur universalité et unité de destin comme première instance en chacun d’eux, au lieu de destins cloisonnés au gré des appartenances. Deuxièmement, le respect de chaque particularité, dans une civilisation humaine qui s’épanouirait dans la diversité et les interactions, et non dans l’uniformité. Plus cette paire deviendrait une constante de comportement, plus paradoxalement l’individu serait clair et en paix avec son identité et tout ce qui l’entoure. 

Carte ancienne du proche orient 16e sièclesource

Identité, sagesse et mystère

Tenter de relier l’identité à la sagesse, c’est vouloir prendre du recul sur les façons de définir l’identité. Comme constaté dans la première partie de cet article avec la vision d’Amin Maalouf, c’est trop souvent l’appartenance primaire de chacun qui définit son identité. Cette définition se fait en réaction ou contre quelque chose, particulièrement dans les cultures et les sociétés qu’on peut qualifier de désavantagées, matériellement parlant. Dans les sociétés d’abondance, où apparemment les libertés sont maximales et les contraintes masquées, ce sont les phénomènes de modes qui définissent une appartenance mouvante, socle d’une identité en perpétuelle mutation. D’un côté il y a un très fort instinct de conservation pour que rien ne change et, de l’autre, une fuite en avant vers des nouveautés censées être toujours meilleures. 

La mise en lumière de cette opposition, nichée au cœur de nos sociétés tout comme au cœur de chacun d’entre nous, pose la question philosophique et fondamentale de la condition humaine.

Le théâtre d’Eschyle, dans la Grèce antique, faisait porter aux acteurs des masques, qu’il s’agissait de rendre expressifs et vivants.
Se figer sur un masque ou vouloir en changer perpétuellement fait oublier celui qui est derrière, l’acteur. L’acteur est l’être qui, derrière le masque et sans changer lui-même, est capable de rendre vivantes des facettes différentes.

Identité, sagesse et mystère. Mystère car s’il était si simple de définir la condition humaine et son identité, il y a bien longtemps que nous serions arrivés à un consensus sur ce sujet. Il n’en est rien. 

Il reste la voie poétique et l’imagination pour oser aller plus loin que la seule curiosité. Les grecs encore, ceux du siècle de Périclès avec les mystères d’Orphée, reliaient le ciel étoilé et la vie humaine, nous indiquant ainsi un chemin pluriel mais convergent pour tout être humain en quête d’identité. 

https://journal.res0.fr/maison-dorion-a-pompei/

Bibliographie

Maalouf, Amin. Les identités meurtrières, Grasset, 1998.

Léon l’Africain, Paris, Jean-Claude Lattès, 1986. Biographie romancée de Hassan el-Wazzan, dit Léon l’Africain, commerçant, diplomate et écrivain arabo-andalou.

Samarcande, Paris, Jean-Claude Lattès, 1988. Biographie romancée du poète et savant Omar Khayyam.

Le Rocher de Tanios, Paris, Grasset, 1993 

Les Croisades vues par les Arabes, Jean-Claude Lattès, 1983

Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998

Les Echelles du Levant, Paris, Grasset, 1998

Un fauteuil sur la Seine : Quatre siècles d’histoire de France, Paris, Grasset, 2016

Le Naufrage des civilisations, Paris, Grasset, 2019

Krouch-Guilhem, Circé. ‘La dénonciation de la ‘conception tribaliste de l’identité’ : ‘L’humanité, tout en étant multiple, est d’abord une’. La Plume Francophone, 2007. Disponible sur : https://la-plume-francophone.com/2007/02/11/les-identites-meurtrieres-damin-maalouf/

Références

Références
1 A partir du début du XXIème siècle, les appartenances se polarisent car elles sont plus accessibles à chacun. Cela n’est pas sans rappeler le choc des civilisations de Samuel Huntington en 1997, qui explique que suite à l’effondrement du bloc soviétique, les clivages ne sont plus basés sur des idéologies politiques mais sur des oppositions culturelles plus floues, poreuses qu’il appelle “civilisationnelles”.
2 Les personnes qui la composent sont très nombreuses et sont celles que l’on trouve à l’intérieur des ambassades, des organismes nationaux et internationaux, des multinationales, des instituts et des états-majors de toutes sortes demandant de dépasser des frontières, en bref, tous les représentants d’une activité à portée internationale.
3 Sur le modèle du mur de Berlin, de nombreux murs ont été érigés depuis la fin de la Guerre Froide, pour marquer une ligne de cessez-le-feu et ainsi “geler” le conflit, sans pour autant le résoudre ou même l’adresser (c’est le cas en Palestine/Israël, en Corée, à Chypre). Des murs similaires, signes de repli identitaire, ont ensuite été construits contre le terrorisme et/ou l’immigration, comme à la frontière États-Unis/Mexique, au Maroc ou en Hongrie, et même à Calais !
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Dans les pas d’un géant : l’invisible

« Caminante, no hay camino, se hace el camino al andar ».

Toi qui chemines, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant“. Le Journal de l’Ecocentre s’est créé petit à petit autour du champ lexical du chemin, de la marche, des pas à faire non seulement l’un devant l’autre de manière combative, mais surtout de côté, pour changer de perspective, apercevoir des interstices et gagner en sagesse. Ce chemin sinueux, chacun se l’imagine à sa manière, en fonction des expériences de marche vécues, et de ce que celles-ci ont pu éveiller comme processus physique et spirituel. De même, chacun se choisit ses compagnons de marche, et parmi les nôtres se trouve régulièrement Éric-Emmanuel Schmitt. Ainsi, lors de l’émergence de notre groupe de réflexion, le choix de cet imaginaire a immédiatement éveillé notre intérêt. Après ses études, Éric-Emmanuel Schmitt est entré à l’université pour étudier la philosophie et a obtenu son doctorat sur le thème de la philosophie des Lumières. Quelques années plus tard, en 1989, un voyage au Sahara a bouleversé son identité. Le but de ce voyage était purement récréatif mais malheureusement – ou heureusement, selon lui – il s’est perdu. 

Pendant près de deux jours, il a erré seul dans le désert avant d’être retrouvé par ses compagnons de voyage. Mais plutôt que de voir cet incident comme un cauchemar, il a, dit-il, reçu la foi. Parfois, la meilleure façon de se retrouver dans de tels voyages est de se perdre : en perdant sa direction et ses repères pendant un certain temps, Éric-Emmanuel Schmitt a trouvé un courant spirituel intérieur et une nouvelle direction. L’épreuve de la perte de repères extérieurs, au lieu de le faire paniquer ou abdiquer, a permis de lui révéler des ressources et une boussole intérieures. Cette marche dans le désert a donc été le déclencheur d’une expérience spirituelle particulièrement puissante, générant par la suite la caractéristique de ses écrits. 

La rencontre

Toute son œuvre est imprégnée de rencontres interreligieuses et de réflexions sur la complexité des rapports humains. Avec son cycle d’écrits sur l’invisible, on est au cœur de “l’humain en chemin”, notion chère à la démarche de l’écocentre. Un chemin marqué par les incertitudes, mais où peuvent se rencontrer et dialoguer les traditions anciennes avec les courants de pensée contemporains. 

Décrivant cette expérience dans Plus tard je serais un enfant (2018), Schmitt utilise la métaphore de la musique : la rencontre mystique, comme la musique de Mozart, a soulagé ses angoisses fondamentales et l’a placé fermement sur le chemin de la vie. Dans de tels moments, toutes nos questions sont finalement réduites au silence et remplacées par un sentiment d’« unité satisfaite ». À travers le Cycle de l’invisible, il commence alors son voyage narratif dans le paysage créatif des rencontres interreligieuses, le voyage au Sahara lui ayant offert une chance de rencontrer l’étrange, l’invisible, l’incertain.

Avec ce Cycle de l’Invisible, É.-E. Schmitt présente des récits intrigants qui abordent tous la recherche de sens. Tous proposent des rencontres entre des personnes de cultures, de religions et d’âges différents, tous sont des récits denses et humoristiques, à forte portée symbolique. Que ce soit à propos du bouddhisme tibétain, de l’islam sous sa forme soufie, du christianisme, du judaïsme, du bouddhisme zen, du confucianisme et même de la musique et de l’animisme, les personnages expriment souvent une attitude extraordinairement ouverte envers la vérité religieuse : “aucune religion n’est vraie, aucune religion n’est fausse”, selon le Père Pons, prêtre catholique du roman l’Enfant de Noé, (Schmitt 2004, p.65). De même, à la lecture de l’ensemble de l’œuvre, on est frappé des convergences évidentes entre chacune de ces religions ou pensées. Quelque part on en ressort soulagé de constater qu’au-delà des appartenances, une unité fondamentale reste ancrée et solide, un espoir quant aux possibilités de toujours pouvoir s’entendre et se comprendre, même dans les moments les plus forts de divergence. 

Désert dans le Sud marocain / source inconnue

La pensée complexe

Après son séjour au Sahara, Schmitt recherche une forme de langage plus élargie pour communiquer l’étrange, et choisit la littérature comme mode d’expression. Schmitt aurait pu, de par sa formation, aborder les événements et les phases importantes de sa vie par la recherche académique et une certaine rationalité. Il va cependant préférer utiliser, comme canaux d’expressions, la littérature et le théâtre, qui lui offrent la possibilité d’inclure la poésie et la complexité dans l’idée de relier ce qui rationnellement ne semble pas possible ou incohérent. C’est cette capacité à faire des pas de côtés, au sens propre comme au figuré, qui va donner à la personne d’Eric-Emmanuel Schmitt comme à ses personnages, une position médiane et de pont qui ouvre d’autres perspectives. Son approche littéraire intègre la complexité, terme dont l’étymologie « complexus » signifie « ce qui est tissé ensemble », et son but est de légitimer différentes perspectives a priori incompatibles. En jonglant avec les disciplines et en acceptant leurs imbrications, la pensée complexe, en tant que concept initié par Henri Laborit, puis porté plus largement par Edgar Morin, a toute sa place dans l’œuvre de Schmitt qui illsutre alors l’émergence d’un cheminement chez l’humain. Ces cheminements au début multiples, images de cultures, de religions et de sages extrêmement différents, sont particulièrement bien rendus par l’écriture poétique d’Eric-Emmanuel Schmitt. Ils vont converger et révéler au lecteur une unité cachée et le sens profond du mot religion, qui est d’unir dans les différences. Chaque livre permet d’entrevoir une facette de cette profondeur, et c’est la lecture de l’ensemble de ses ouvrages qui permet une approche enrichie. 

Les romans et la fiction peuvent faire prendre conscience de la nécessité d’une humanité pluraliste, capable par l’outil de la pensée complexe de pensées critiques, créatives et responsables. La littérature, telle qu’écrite par Schmitt, est imbibée de pensée complexe et de poésie, et va ainsi rendre palpable un réel que les arguments rationnels n’auraient pu traduire de façon si sensible et directe.

L’humain en chemin peut donc y trouver sa voie : sa mission est de créer respect et sensibilité envers la complexité du monde, promouvoir la paix, la compréhension et la curiosité. À travers les poèmes, la musique et la littérature, nous pouvons entrevoir l’indiscernable et découvrir un monde où la vulnérabilité et l’interdépendance partagées de l’humanité remplacent notre moi individuel et émotionnel en tant qu’axe central.

Eric-Emmanuel Schmitt, interprétant Monsieur Ibrahim et Les Fleurs du Coran, Au Théâtre Rive Gauche, 2018

Pour Schmitt, les rencontres interreligieuses sont des défis complexes où non seulement deux religions (en tant que constructions théoriques et historiques), mais aussi des êtres humains s’élèvent mutuellement. Dans ses romans, la complexité est un mot clé et les lignes de différences transformées dans la rencontre sont multiples : jeune-vieux, musulman-juif, heureux-triste, puissant-impuissant, convaincu-confus. Ces paires de mots, prises horizontalement, génèrent un choix (factice) entre l’un ou l’autre mot. Or, si ces deux mots s’élèvent et s’appuient l’un sur l’autre, ils révèlent des complémentarités et une richesse insoupçonnées. Un dialogue et une circulation peuvent alors se faire entre eux. 

Temple de Kom Ombo | source

En conclusion, l’analyse présentée ci-dessus concernant le cheminement spirituel d’Eric-Emmanuel Schmitt et les convictions et valeurs qu’il promeut aujourd’hui, mettent en lumière une vision du monde incluant un respect sans compromis de la complexité, mais aussi une ouverture à l’idée d’une humanité commune, exprimée dans ces mots : “Ce que nous avons en commun, ce sont les questions, ce qui nous différencie, ce sont les réponses.”

Le Cycle de l’invisible

Schmitt, Eric-Emmanuel, Milarepa (1997), Monsieur Ibrahim et les Fleurs du Coran (2001), Oscar et la Dame rose (2002), L’enfant de Noé (2004), Le Sumo qui ne pouvait pas grossir (2009), Les Dix Enfants que madame Ming n’a jamais eus (2012), Madame Pylinska et le Secret de Chopin (2018), Félix et la Source invisible (2019)
Schmitt, Eric-Emmanuel, La nuit de feu (2015) Paris : tous oarus chez Albin Michel.
Schmitt, Eric-Emmanuel, Plus tard je serais un enfant, entretiens avec Catherine Lalanne (2018) Lgf.