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Articles L'humain et son éducation

Éduquer au dojo

Il s’agit avec cette série d’articles sur l’éducation, de témoigner du quotidien d’un enseignant d’arts martiaux auprès d’un public d’enfants comme d’adultes.

Il s’agit avec cette série d’articles sur l’éducation, de témoigner du quotidien d’un enseignant d’arts martiaux auprès d’un public d’enfants comme d’adultes. Volontairement, les propos sont repris textuellement pour mieux plonger dans ce microcosme particulier d’un dojo où l’apprentissage porte autant vers l’acquisition de savoir-faire que de savoir-être.

Épisode 1 : Le sens de l’effort est-il en péril ?

Il y a une génération, pratiquer un art martial, c’était évidemment développer le sens de l’effort ! Depuis quelque temps et encore plus suite à “l’effet covid”, il semblerait que cette évidence se brouille. Comme si un seuil venait d’être franchi, dans ce domaine aussi, il s’agit d’alerter 1En référence aux nombreux lanceurs d’alertes qui émergent dans tous les domaines (écologie, finances, santé, biodiversité, pollutions, etc.)..

Définir le sens de l’effort dans le cadre de la pratique d’un art martial

C’est d’abord un positionnement intérieur : l’envie de progresser de façon indéfectible (partir du principe qu’il y a toujours matière à s’améliorer et devenir meilleur) et pas seulement faire des efforts pour atteindre un ou des objectifs. Il implique d’être attentif à ne pas tomber dans le piège du “jusqu’au boutiste” où dans ce cas l’effort est confondu avec l’obstination. 

Ce sens de l’effort intègre des limites. Les découvrir ne l’annihile pas, mais le canalise en persévérance. Cette dernière est l’outil qui permet de rentrer en profondeur dans la discipline et de faire éclore de nouvelles perceptions et une plus large conscience. Elle renouvelle le sens de la pratique, l’attention étant portée vers des plans toujours plus subtils. Autrement dit, c’est quand on pense avoir fait le tour d’une pratique et que l’objectif semble atteint, qu’il est bon de se repositionner et de persévérer.

Le sens de l’effort comme positionnement intérieur

Les obstacles au sens de l’effort comme positionnement intérieur sont nombreux. Parmi eux et dans le cadre de la pratique d’un art martial, on peut citer la crainte de chuter, rechigner à se relever et repartir, considérer trop rapidement ne pas être assez doué, avoir peur de perdre, ne pas accepter de passer par des phases de stagnation voir d’apparente régression, résister à apprendre rigoureusement le corpus d’une discipline, conditionner ses efforts à l’obtention de récompenses ou distinctions, penser être arrivé au bout de l’enseignement et s’ennuyer voir critiquer, être déçu d’avoir réalisé certaines performances puis de ne plus les atteindre. 

Passer ces obstacles, c’est forger en soi le “bon sens de l’effort”. Et pour les passer, chacun peut s’appuyer sur une méthode incluant à la fois les approches artistiques et scientifiques de sa discipline. C’est par le jeu et la dialectique de ces deux approches que le sens de l’effort se renouvelle et devient un positionnement intérieur. L’approche artistique fait appel au cœur, à l’intuition, à la générosité et le non-calcul ; l’approche scientifique fait appel à la raison, la rigueur et la discipline. Par les deux approches se développe la mémoire, et avec les joyaux de l’expérience, utiles pour apprendre à faire des choix toujours plus autonomes dans le cheminement de sa vie.

Le sens de l’effort comme outil de connaissance de soi

Et que faire quand on n’est pas du tout doué dans une discipline ? N’y a-t-il pas le risque d’effort obstiné, stérile voire dangereux ?

Dans le cadre des arts martiaux, mais cela doit être pareil pour toute discipline, il y a toujours matière à progresser, quel que soit le niveau de départ et les aptitudes. Dans la mesure où la performance comme la récompense sont secondaires, qu’en priorité l’enseignant accompagne les pratiquants vers le bon sens de l’effort et que ceux-ci “joue le jeu”, ils tirent alors toujours des bénéfices de leur pratique, peu importe le niveau obtenu. Ainsi, par eux-même, ils sauront s’ils sont faits ou non pour s’engager dans la durée dans une discipline, leurs efforts détachés de leurs fruits les mettant réellement à l’épreuve et leur donnant les moyens de s’évaluer. Et s’agissant d’enfants, s’ils ne sont pas du tout doués mais ont développé un sens de l’effort, il y a de fortes chances qu’avec le soutien des proches, ils puissent formuler des choix vers une autre pratique. Chez les enfants, le rôle des adultes (notamment les parents et les enseignants) est donc crucial pour l’inciter à l’effort. C’est parce qu’il y a concordance et implication de tous les accompagnants que l’enfant va plus facilement s’impliquer dans une telle démarche.

Les obstacles au sens de l’effort

Trois obstacles au “bon sens de l’effort” ont pris dernièrement une dimension quasi pathologique. Les deux premiers concernent plutôt les adultes, le troisième touche tout le monde et particulièrement les enfants. 

De plus en plus, faire des activités physiques se réduit à sculpter son corps. L’effort y est très présent mais seulement comme moyen pour des performances et un culte des apparences. Plus de muscles, plus de force, plus de produits, plus de ligne, plus de résultats etc. Les “gains” ainsi obtenus peuvent occulter à court terme les inconvénients et les dangers d’un tel positionnement, mais jamais à long terme. 

Le sens de l’effort est aussi particulièrement mis à l’épreuve par les “imprécations du monde moderne” 2Ce qui pousse à un mode de vie toujours plus accéléré (fast food, fast way, short meeting etc.), toujours plus efficace (planning modulable, déménagements fréquents, travail par missions au gré des besoins des entreprises), toujours plus envahissant par le mélange de la sphère privée et professionnelle.. De plus en plus, il n’est pas évident de maintenir hebdomadairement et à horaire fixe des rencontres avec soi-même et une discipline. La solution apparente des pratiques à la carte ne fait que conforter les impératifs contradictoires d’être à la fois sédentaire, déplaçable comme un objet, malléable dans ses périodes d’occupation. Trop souvent l’individu capitule et simplifie sa vie pour ne répondre qu’à ses besoins physiologiques, de sécurité et de reconnaissance sociale. Que reste-t-il pour les besoins de réalisation de soi ?

Le sens de l’effort s’efface, la distraction étant confondue avec l’éducation. Les industries des jeux et la malbouffe ont une part de responsabilité énorme dans ce délitement qui touche une personne sur deux aux Etats-Unis, les autres pays du monde prenant le même chemin. Les deux témoignages qui suivent illustrent ce troisième obstacle. Le premier, qui chaque année se répète de plus en plus, met en lumière une certaine forme de capitulation parentale face au poids des distractions numériques et le confort qu’elles procurent. Le deuxième montre les conséquences de cette capitulation.

Distraire ou éduquer ?

Il est arrivé sur les tatamis à 5 ans. Une tête de plus que ses copains, une énergie débordante, un sens du déplacement exceptionnel pour son âge, toujours un sourire aux lèvres, toujours à jouer, toucher, parler etc. La vie quoi !

Je ne me suis pas rendu compte tout de suite du changement. Il y a d’abord eu des moments de fatigue, assez inexplicables pour lui, compte tenu de son énergie et de ce que je demande aux enfants de cet âge. En général, j’attribue les baisses d’énergies au rythme linéaire de l’école qui ne s’adapte pas au rythme des saisons et encore moins à celui de chaque enfant. Mais le printemps est arrivé, les mois s’écoulaient et en plus de la fatigue, j’ai constaté chez cet enfant un certain désintérêt des autres, un début d’isolement.

Était-ce dû à un problème familial ? Je discute avec la maman, mais tout semble stable de ce côté-là. Je lui demande si son enfant est toujours intéressé par les arts martiaux, lui a-t-il parlé dans ce sens ? Elle me répond : « nous n’en parlons pas, mais c’est vrai qu’il joue moins, il devient beaucoup plus casanier, mais vous savez ça m’arrange, je cours moins qu’avant ! ». La discussion ne va pas plus loin. 

Un soir, cette maman passe l’heure sur les bancs au bord des tatamis. A chaque fois que je me tourne vers elle, elle est en train de pianoter sur son téléphone. Un autre soir, alors qu’il ne reste que quelques minutes avant le début du cours, l’enfant en question reste assis dans la salle d’accueil du dojo, toujours en tenue de ville. Sa mère est un peu plus loin sur son téléphone et lui aussi pianote… sur une console de jeux…

S’en suit un échange :

⟪ Tu ne vas pas t‘habiller ?

– Non, je préfère rester sur le bord.

– Tu préfères jouer avec ton jeu ? Tu ne vas pas courir avec tes amis ?

– Non, je ne suis pas très bien. ⟫

L’enfant finit par aller s’habiller. Il a un peu participé au cours mais pas suffisamment. Je l’ai revu encore quelques fois, la console aussi, et un mois avant la fin de saison, l’enfant et sa mère ont finalement disparu. 

Les années passent et pour chacune d’elles, mon plus grand combat pour les enfants est d’arriver à semer en chacun des graines du sens de l’effort. Pas de l’effort pour gagner ou être le meilleur bien sûr, mais l’effort pour contribuer à leur propre autonomie et capacité d’engagement et qui se traduit par le fait d’être totalement impliqué dans ce qu’ils vivent au présent. Bien accompagné, donc sans recherche de performances particulières, ce type d’effort engendre l’enthousiasme et la régénération de l’individu. C’est ainsi que s’incarne aussi – car il faut du temps et des épreuves pour l’incarner – cette belle qualité de persévérance. Au dojo, on tombe et si à chaque fois qu’on se relève on se positionne pour recommencer mais autrement, la persévérance fleurit et fait naître les fleurs du courage. 

Cela passe par des jeux, des contacts, des efforts physiques ensemble, la moindre des choses dans un dojo. Mais aussi par des discussions sur ce thème, surtout des échanges d’expériences pour valoriser les efforts de chacun en partant toujours de là où la personne se situe et sans comparaison avec les autres. Parfois on casse du sucre sur le dos des téléphones portables et autres consoles. Mais pas trop car ces jouets sont quand même bien pratiques. En revanche, il faut doser et ceci est le rôle des adultes. N’est-ce pas ?

Des écrans, des sodas, la flemme…

Une maman arrive au dojo avec ses deux enfants. Ces derniers ont un casque sur la tête et le plus jeune a une console dans les mains. Ils ne me regardent pas une seconde, ils sont très occupés. La dame s’informe, me demande les prix pour pratiquer les arts martiaux.

⟪ Oh, mais c’est cher ! Regardez, c’est quand même beaucoup moins cher, eux (elle me tend son téléphone où s’affiche la page qu’elle a cherchée à l’instant).

– Ce n’est pas la même chose, vous savez, c’est une salle de gym, avec des machines, c’est différent et plutôt pour un public d’adultes.

– Oui mais c’est du sport aussi, il y a des machines pour courir, pour pédaler…

– Oui, c’est du sport, avec les machines… Là, c’est avec des humains. La dimension collective y est aussi importante que celle individuelle. ⟫

 

J’essaie d’intéresser les deux enfants, mais ils font comme s’ils n’étaient pas concernés alors même qu’il s’agit du choix de leur propre activité. Ils ont dû déléguer ce choix à leur mère. Cette dernière m’explique en chuchotant que, ce qui compte est de les aider à leur faire perdre du poids. Et en effet, les deux enfants sont au format XXL. La discussion tourne autour des prix, elle me dit qu’elle va voir et s’en va poliment. Ses enfants n’ont pas croisé une seule fois mon regard.

Orwell avait raison : « l’aboutissement logique du progrès mécanique est de réduire l’être humain à quelque chose qui tiendrait du cerveau enfermé dans un bocal ». L’avènement de l’humain aux prothèses cybernétiques, de moins en moins capable d’effort physique, énergétique, psychologique et mental, de moins en moins capable d’imagination tant les images sont déjà fixées sur ses nombreux écrans.

S’il-vous-plaît, les parents, inculquez le sens de l’effort à vos enfants, même si souvent ils sont réfractaires. Le sens de l’effort évoqué par ce témoignage ne peut pas se réduire simplement à l’objectif de leur faire réussir des études, c’est un effort trop intéressé. Le « bon sens de l’effort » est celui qui leur permettra de toujours rebondir, de s’adapter, de faire avec peu, de relativiser et persévérer au-delà des résultats obtenus, de garder l’humour en toutes circonstances. Un sens de l’effort plus qu’utile pour le monde qui vient.

Références

Références
1 En référence aux nombreux lanceurs d’alertes qui émergent dans tous les domaines (écologie, finances, santé, biodiversité, pollutions, etc.).
2 Ce qui pousse à un mode de vie toujours plus accéléré (fast food, fast way, short meeting etc.), toujours plus efficace (planning modulable, déménagements fréquents, travail par missions au gré des besoins des entreprises), toujours plus envahissant par le mélange de la sphère privée et professionnelle.
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