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Amin Maalouf, élargir les frontières

Partir à la rencontre des frontières intérieures comme extérieures pour les élargir

Dans le monde de ce début du XXIème siècle, à la fois statique et en perpétuel mouvement, à la fois mondialisé et confiné, à la fois nomade et sédentaire, il est temps de s’intéresser à nos frontières. Amin Maalouf fait le pont entre ces ambivalences, que ce soit dans Le Rocher de Tanios (1993) avec un exil tout autour de la Méditerranée, dans Samarcande (1988) avec le poète persan Omar Khayyam, dans Les Croisades vues par les Arabes (1983) qui affûte notre capacité d’adaptation et de nage à contre-courant. Toujours à la recherche de la trame du tapis de l’histoire, son arrivée à l’Académie française fut une occasion pour lui de raconter la vie et les aventures de ses prédécesseurs au 29ème fauteuil, dans son livre intitulé Un fauteuil sur la Seine (2016). 

A l’image de la pluralité des occupants de ce fauteuil, Maalouf est lui-même pluriel : à la fois Arabe, Chrétien, Français et Libanais. Que ce soit à travers les personnages de ses romans ou dans ses essais géopolitiques, sa ligne directrice semble repousser systématiquement une frontière, avant tout intérieure. 

cèdres liban tableau
Les Vieux Cèdres sur le Mont Liban, Antoine Alphonse Montfort, 1837

Les identités meurtrières

Maalouf souligne « le besoin et/ou l’habitude contemporaine de tout catégoriser », habitude qui s’étend jusqu’aux identités des individus. En étiquetant nos différentes appartenances au lieu de les voir comme un tout complexe et indivisible, nous induisons de fausses idées d’identité unique. Cette étiquetage et ce découpage mènent irrémédiablement à des incompréhensions et à des conflits. 

Pour Maalouf, l’identité est habituellement déployée en créant une sorte de faux sentiment de soi, en proclamant qu’une seule de nos nombreuses appartenances est ce que nous sommes vraiment. Cette appartenance revendiquée comme unique et principale n’est pas déterminée par l’introspection, mais généralement par rapport à l’appartenance la plus attaquée par la société ou les autres. 

Cette attaque extérieure, venant de l’autre, provoque par réaction une exacerbation du sentiment d’appartenance à un groupe. Elle devient alors le constituant unique de notre identité qui se forme alors en opposition et crée des barrières fortes face à l’étranger, l’inhabituel, ce qui bouscule notre sentiment de sécurité et de conservation. Dans la vision de Maalouf l’une des forces motrices de l’histoire est l’envie de triompher d’une blessure narcissique. Une fois qu’un groupe se sent humilié, il est possible que les agitateurs le persuadent qu’il doit se définir autour de cette humiliation. De cette façon beaucoup d’autres appartenances du groupe sont supprimées. Cette vision unique de la complexité de l’individu ouvre alors la voie à la violence.

Les identités meurtrières (1998) a été écrit avant le basculement dans l’accélération de la mondialisation1A partir du début du XXIème siècle, les appartenances se polarisent car elles sont plus accessibles à chacun. Cela n’est pas sans rappeler le choc des civilisations de Samuel Huntington en 1997, qui explique que suite à l’effondrement du bloc soviétique, les clivages ne sont plus basés sur des idéologies politiques mais sur des oppositions culturelles plus floues, poreuses qu’il appelle “civilisationnelles”., mais le lire aujourd’hui est fascinant car il soutient qu’une politique de l’identité basée sur un sentiment de victimisation – qui réduit l’identité à une seule affiliation – facilite la création “d’identités qui tuent”. Maalouf explique qu’il n’est pas utile de se demander si des religions comme l’Islam ou le Christianisme sont vraiment tolérantes ou intolérantes. Pendant une grande partie de son histoire le Christianisme était extrêmement intolérant et pendant sa période de suprématie politique et culturelle l’Islam était remarquablement tolérant. La question centrale pour Maalouf est de savoir pourquoi l’Occident chrétien, qui a un passé d’intolérance, a fondé des sociétés qui respectent la liberté d’expression, alors que le monde musulman, qui était tolérant, est maintenant un bastion du fanatisme.

Dans les circonstances actuelles, Maalouf voit les citoyens arabes comme contraints de choisir entre les fondamentalistes islamiques et les dirigeants despotiques. En effet, la mondialisation les pousse vers les fondamentalistes en renforçant leur besoin d’un sentiment d’identité locale. De plus, elle ne laisse pas de place à la nation, à l’ethnie ou à la tribu, les résignant à accepter des dirigeants despotiques. Selon Maalouf, pour des raisons historiquement contingentes, les forces de la mondialisation ont été notamment vécues comme occidentales, laïques et anti-musulmanes. Cette perception est très largement répandue et partagée par de nombreux peuples. Pour autant, nourri par ses deux cultures, ce franco-libanais invite à réfléchir sur de nouvelles valeurs communes, plus universelles. 

Les recommandations de Maalouf sont réfléchies, très lucides, et visent à construire un monde où religion et spiritualité pourraient être vécues sans représenter pour autant l’unique possibilité d’identité. Maalouf pense que nous pouvons et devons trouver d’autres moyens de satisfaire le besoin d’identité. En tant qu’écrivain, c’est sur les langues qu’il porte son attention et suggère que tout le monde devrait apprendre trois langues : la langue de l’identité, l’anglais et une autre langue librement choisie (Krouch-Guilhem 2007). Dans un tel monde, on ne pourrait pas facilement se passer de l’anglais, mais ce serait aussi un handicap de ne connaître que cette dernière. Son espoir est qu’en prenant certaines mesures pratiques, le monde dans son ensemble puisse accomplir ce que les états ont du mal à accomplir : embrasser à la fois la diversité et l’unité. Cependant, cet idéal a des limites. Par exemple, les internationalistes2Les personnes qui la composent sont très nombreuses et sont celles que l’on trouve à l’intérieur des ambassades, des organismes nationaux et internationaux, des multinationales, des instituts et des états-majors de toutes sortes demandant de dépasser des frontières, en bref, tous les représentants d’une activité à portée internationale. semblent, pour beaucoup, avoir acquis intellectuellement les bons aspects de la mondialisation. On pourrait dire que leur respect des autres appartenances est conforme aux souhaits de Maalouf. Et pourtant, ils sont souvent des complices passifs et inconscients des souffrances qu’ils provoquent par systèmes interposés, au sein des plus désavantagés, car l’éthique de chacun dans une zone ou une situation où tant d’intérêts divergent est mise à mal au quotidien. 

Les frontières de la mondialisation

Dans Les Identités meurtrières, Maalouf constate que les appartenances (religieuses, ethniques, linguistiques, partis politiques et sociales, etc.), comme un puzzle, sont les éléments constitutifs de l’identité de chacun. L’ordre d’importance de ces appartenances varie dans le temps et parfois le religieux constitue le socle d’une identité alors qu’à d’autres moments ce sera la langue. Il relève également que l’entente cordiale dans un monde de plus en plus imbriqué et unidirectionnel (c’est la culture occidentale et notamment américaine avec sa langue, l’anglais, qui s’impose partout) est difficile, voire impossible.

Amin Maalouf, conscient du pire et du meilleur de la mondialisation, propose une voie pour que chacun puisse trouver sa place, être respecté, voire s’épanouir :

“[Il faudrait,] dans cette civilisation commune qui est en train de naître, que chacun puisse y retrouver sa langue identitaire, et certains symboles de sa culture propre, que chacun, là encore, puisse s’identifier, ne serait-ce qu’un peu, à ce qu’il voit émerger dans le monde qui l’entoure, au lieu de chercher refuge dans un passé idéalisé. Parallèlement, chacun devrait pouvoir inclure, dans ce qu’il estime son identité, une composante nouvelle… le sentiment d’appartenir aussi à l’aventure humaine ».

(Amin Maalouf 1998, les identités meurtrières, 188).

Dans une autre partie de son livre, il écrit : « une identité qui serait perçue comme la somme de toutes nos appartenances, et au sein de laquelle l’appartenance à la communauté humaine prendrait de plus en plus d’importance, jusqu’à devenir un jour l’appartenance principale, sans pour autant effacer nos multiples appartenances particulières ».

Autre exemple, situé au bord de la mer Méditerranée :  le conflit israélo-palestinien est très présent dans les romans d’Amin Maalouf, notamment dans Les Echelles du Levant (1998), où les deux personnages principaux sont séparés en 1948 par la situation géopolitique et ne parviendront pas à se retrouver dans ce Levant marqué par des appartenances de plus en plus divergentes. Aujourd’hui, les Palestiniens et les Israéliens ne pourraient-ils pas par exemple s’entendre dans un premier temps autour de la gestion de l’eau, pour commencer à créer l’Eden que pourrait être cette région au lieu d’ériger des murs3Sur le modèle du mur de Berlin, de nombreux murs ont été érigés depuis la fin de la Guerre Froide, pour marquer une ligne de cessez-le-feu et ainsi “geler” le conflit, sans pour autant le résoudre ou même l’adresser (c’est le cas en Palestine/Israël, en Corée, à Chypre). Des murs similaires, signes de repli identitaire, ont ensuite été construits contre le terrorisme et/ou l’immigration, comme à la frontière États-Unis/Mexique, au Maroc ou en Hongrie, et même à Calais ! ?

Il s’agirait pour résoudre ce conflit de développer ensemble et simultanément la solidarité et la responsabilité. Premièrement, la conscience de leur universalité et unité de destin comme première instance en chacun d’eux, au lieu de destins cloisonnés au gré des appartenances. Deuxièmement, le respect de chaque particularité, dans une civilisation humaine qui s’épanouirait dans la diversité et les interactions, et non dans l’uniformité. Plus cette paire deviendrait une constante de comportement, plus paradoxalement l’individu serait clair et en paix avec son identité et tout ce qui l’entoure. 

Carte ancienne du proche orient 16e sièclesource

Identité, sagesse et mystère

Tenter de relier l’identité à la sagesse, c’est vouloir prendre du recul sur les façons de définir l’identité. Comme constaté dans la première partie de cet article avec la vision d’Amin Maalouf, c’est trop souvent l’appartenance primaire de chacun qui définit son identité. Cette définition se fait en réaction ou contre quelque chose, particulièrement dans les cultures et les sociétés qu’on peut qualifier de désavantagées, matériellement parlant. Dans les sociétés d’abondance, où apparemment les libertés sont maximales et les contraintes masquées, ce sont les phénomènes de modes qui définissent une appartenance mouvante, socle d’une identité en perpétuelle mutation. D’un côté il y a un très fort instinct de conservation pour que rien ne change et, de l’autre, une fuite en avant vers des nouveautés censées être toujours meilleures. 

La mise en lumière de cette opposition, nichée au cœur de nos sociétés tout comme au cœur de chacun d’entre nous, pose la question philosophique et fondamentale de la condition humaine.

Le théâtre d’Eschyle, dans la Grèce antique, faisait porter aux acteurs des masques, qu’il s’agissait de rendre expressifs et vivants.
Se figer sur un masque ou vouloir en changer perpétuellement fait oublier celui qui est derrière, l’acteur. L’acteur est l’être qui, derrière le masque et sans changer lui-même, est capable de rendre vivantes des facettes différentes.

Identité, sagesse et mystère. Mystère car s’il était si simple de définir la condition humaine et son identité, il y a bien longtemps que nous serions arrivés à un consensus sur ce sujet. Il n’en est rien. 

Il reste la voie poétique et l’imagination pour oser aller plus loin que la seule curiosité. Les grecs encore, ceux du siècle de Périclès avec les mystères d’Orphée, reliaient le ciel étoilé et la vie humaine, nous indiquant ainsi un chemin pluriel mais convergent pour tout être humain en quête d’identité. 

https://journal.res0.fr/maison-dorion-a-pompei/

Bibliographie

Maalouf, Amin. Les identités meurtrières, Grasset, 1998.

Léon l’Africain, Paris, Jean-Claude Lattès, 1986. Biographie romancée de Hassan el-Wazzan, dit Léon l’Africain, commerçant, diplomate et écrivain arabo-andalou.

Samarcande, Paris, Jean-Claude Lattès, 1988. Biographie romancée du poète et savant Omar Khayyam.

Le Rocher de Tanios, Paris, Grasset, 1993 

Les Croisades vues par les Arabes, Jean-Claude Lattès, 1983

Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998

Les Echelles du Levant, Paris, Grasset, 1998

Un fauteuil sur la Seine : Quatre siècles d’histoire de France, Paris, Grasset, 2016

Le Naufrage des civilisations, Paris, Grasset, 2019

Krouch-Guilhem, Circé. ‘La dénonciation de la ‘conception tribaliste de l’identité’ : ‘L’humanité, tout en étant multiple, est d’abord une’. La Plume Francophone, 2007. Disponible sur : https://la-plume-francophone.com/2007/02/11/les-identites-meurtrieres-damin-maalouf/

Références

Références
1 A partir du début du XXIème siècle, les appartenances se polarisent car elles sont plus accessibles à chacun. Cela n’est pas sans rappeler le choc des civilisations de Samuel Huntington en 1997, qui explique que suite à l’effondrement du bloc soviétique, les clivages ne sont plus basés sur des idéologies politiques mais sur des oppositions culturelles plus floues, poreuses qu’il appelle “civilisationnelles”.
2 Les personnes qui la composent sont très nombreuses et sont celles que l’on trouve à l’intérieur des ambassades, des organismes nationaux et internationaux, des multinationales, des instituts et des états-majors de toutes sortes demandant de dépasser des frontières, en bref, tous les représentants d’une activité à portée internationale.
3 Sur le modèle du mur de Berlin, de nombreux murs ont été érigés depuis la fin de la Guerre Froide, pour marquer une ligne de cessez-le-feu et ainsi “geler” le conflit, sans pour autant le résoudre ou même l’adresser (c’est le cas en Palestine/Israël, en Corée, à Chypre). Des murs similaires, signes de repli identitaire, ont ensuite été construits contre le terrorisme et/ou l’immigration, comme à la frontière États-Unis/Mexique, au Maroc ou en Hongrie, et même à Calais !
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Dans les pas d’un géant : Ulysse

oeil dans la main Gibran
Le Monde Divin, Khalil Gibran en 1923.

Ulysse from Bagdad est un roman écrit par Eric-Emmanuel Schmitt et publié en 2008. L’auteur, qui dans ses romans comme ses pièces de théâtre sait si bien extraire ce qui relève de la quête et du sens dans la vie humaine, aborde deux sujets graves : la guerre et l’immigration clandestine. L’histoire, une fiction inspirée de faits réels et de l’Odyssée d’Homère, est celle de Saad Saad (“Espoir Espoir” en arabe et “Triste Triste” en anglais), un Arabe d’Irak d’une vingtaine d’années qui souhaite émigrer à Londres après la chute de Saddam Hussein. En effet, à partir de 2003 le chaos s’installe dans un pays qui peine à trouver son équilibre démocratique, et la vie quotidienne des Bagdadis est soudain hantée par la peur des attentats. Saad est confronté à la mort de plusieurs proches : Leila, sa fiancée, victime d’un missile tombé sur son immeuble ; son père, tué par erreur par les Américains ; Salma, « sa petite fiancée », sa nièce de six ans qui courait à travers Bagdad quotidiennement pour rassurer les femmes de la maison que Saad était toujours vivant ; Boub, son fidèle compagnon de voyage. Son périple est présenté comme la quête d’un avenir meilleur, symbolisé par l’Occident, et plus particulièrement par l’Angleterre, le pays d’Agatha Christie dont les romans, interdits sous le régime de Saddam Hussein, avaient fasciné Leila et Saad.

Tour de Babel, Bruegel L’Ancien, vers 1563, huile sur bois.

Des parallèles avec l’Odyssée d’Homère peuvent être décelés dans de nombreux passages1 Le voyage d’Ulysse est exploré plus en détail dans le Cycle du Guerrier – Partie 4 . Pour en souligner quelques-uns, la figure des Lotophages se retrouve dans la présence des deux opiomanes et receleurs d’œuvres d’art qui permettent à Saad de quitter l’Irak ; Saad crève l’oeil du Cyclope, un homme borgne à qui il doit échapper pour fuir le centre de détention à Malte ; lorsqu’il échoue sur une plage de Sicile, il rencontre l’amour auprès d’une belle italienne, à l’image de Nausicaa ; enfin l’idée de se cacher sous un mouton dans un troupeau est reprise lorsque Saad s’accroche au dessous d’un camion pour quitter l’Italie (Marques, 2014, p.44-46).

Le personnage de Saad est la grande force de ce roman, car sa persévérance face à l’infinité de défis auxquels il doit faire face surprend le lecteur chaque fois que Saad atteint une nouvelle destination. Le personnage créé par Schmitt reflète la réalité humaine, c’est-à-dire que l’identité de chacun a plusieurs facettes. Au fil des pages, des nouvelles épreuves rencontrées et de la famine, on comprend comment Saad (et tant d’autres) sombrent volontairement dans la clandestinité et finissent par devenir des déportés. En effet, ceux qui se lancent sur des barques en Méditerranée pour aller s’échouer en Europe ou au fond de l’eau, ont été déracinés dans leur propre pays et font ce voyage comme ultime recours. Le livre d’Éric-Emmanuel Schmitt « interroge la condition humaine et, surtout, le concept d’identité » (Marques 2014, p.42). Il permet d’imaginer pourquoi ils abandonnent leurs pays, prennent le risque d’être traqués car sans-papiers, d’être réfugiés, d’être arrêtés dans des camps, d’être refoulés d’un pays qui représente l’espoir.

Pour rappeler rapidement le contexte géopolitique, avec le printemps arabe de 2011 on a vu s’embraser le nord de l’Afrique et une partie du Moyen-Orient. En Occident, on nous fait croire que la raison principale des révoltes est l’émancipation des peuples envers leurs dictateurs, qui étaient cautionnés jusqu’à présent par nos démocraties. Or, les principales raisons de ces révoltes sont la faim, le coût des aliments de base, l’absence de travail et le désespoir né de la certitude que, dans ces pays, on ne peut plus vivre décemment.

Certains passages d’Ulysse from Bagdad (2008) donnent matière à réflexion. Ainsi, quand Saad fait une demande à l’ONU pour obtenir le statut de réfugié, il se heurte à l’orgueil des Occidentaux qui ont délivré l’Irak de la dictature et offert au peuple irakien la démocratie. Si les Irakiens ne savent pas recevoir un tel cadeau, l’Occident s’étonne de la nostalgie d’un peuple pour les heures plus paisibles de la dictature. Ainsi, on se sent empli d’incompréhension et de révolte devant la position qui est en fin de compte la nôtre, celle de l’Occident (Marques 2014, p.46). Même les atrocités subies par les compagnons de voyage de Saad ne suffisent pas à rentrer dans le club très sélect des réfugiés.

Et pour finir, il y a ces mots que nous livre un médecin français qui vient en aide aux sans-papiers, et qui remet même en cause l’Union Européenne : “Le problème des hommes, c’est qu’ils ne savent s’entendre entre eux que ligués contre d’autres. C’est l’ennemi qui les unit. En apparence, on peut croire que le ciment joignant les membres d’un groupe, c’est une langue commune, une culture commune, une histoire commune, des valeurs partagées ; en fait, aucun liant positif n’est assez fort pour souder les hommes ; ce qui est nécessaire pour les rapprocher, c’est un ennemi commun. Regardez ici, autour de nous. Au XIXème siècle, on invente les nations, l’ennemi devient la nation étrangère, résultat : la guerre des nations. Après plusieurs guerres et des millions de morts, au XXème siècle, on décide d’en finir avec les nations, résultat : on crée l’Europe. Mais pour que l’Union existe, pour qu’on se rende compte qu’elle existe, certains ne doivent pas avoir le droit d’y venir. Voilà, le jeu est aussi bête que cela : il faut toujours qu’il y ait des exclus.

Ce discours, qui figure dans un roman publié en 2008, frappe par la justesse de l’analyse. Il nous fait prendre conscience qu’aujourd’hui ce texte est encore plus que jamais d’actualité. Tout d’abord, il permet de comprendre à quel point reste encore dissimulé le rôle des différents acteurs à l’origine de cette vague migratoire. Enfin, on ferme ce livre avec la compréhension que, déracinés dans leur propre pays, beaucoup vont prendre le risque de partir vers l’inconnu, décrit comme un “Eldorado” (Gaudé, 2006) pour conjurer la peur de la déportation. Une telle décision peut amener les concernés à perdre pied, tant les difficultés sont omniprésentes pour de telles traversées.

Steve Jobs
Une oeuvre réalisée par Banksy à Calais.
Bibliographie
  • Gaudé, Laurent (2006) Eldorado. Actes Sud.
  • Schmitt, Eric-Emmanuel (2008) Ulysse from Bagdad. Paris : Editions Albin Michel.

Références

Références
1 Le voyage d’Ulysse est exploré plus en détail dans le Cycle du Guerrier – Partie 4