Catégories
Articles Ethique du genre humain

Cycle des Puissants Nomades – 5/7

Les peuples premiers

Touaregs du désert, Amérindiens des grandes plaines d’Amérique, Esquimaux d’Alaska, Gitans d’Europe, Mongols des pieds de l’Himalaya, Aborigènes d’Australie, Peuls et Bambaras d’Afrique subsaharienne, Hadzas de Tanzanie, Changpas et Bhils d’Inde, Awas d’Amazonie, Quechuans du Pérou, Papous de Nouvelle Guinée, et tant d’autres… 

Si nous avons pu faire une première présentation flatteuse et engageante des peuples premiers lors de l’introduction des Puissants Nomades du règne humain, dans les faits, ils ne sont que des signaux extrêmement faibles. Alors que les crises se multiplient (crises du climat, de la biodiversité, de l’eau, du partage des ressources, pour ne citer que les plus critiques) et pourraient trouver de nouvelles réponses en prenant en compte leur mode de vie et en leur accordant un poids décisionnel réel et fort dans le déroulement de l’histoire, ce qui est loin d’être le cas1. A l’échelle mondiale, ils ne sont plus que quelques villages et tribus à perpétuer leur mode de vie traditionnel. Et tous deviennent de moins en moins nomades, car pour survivre, ils sont contraints de devenir sédentaires en raison du nombre croissant de touristes à la recherche d’exotisme et de selfies. 

Pourquoi en un peu plus de deux siècles, alors qu’ils étaient des centaines de millions, la plupart ont-ils disparu ? Certes, l’ONU affirme que ces peuples représentent presque un demi-milliard d’habitants, mais parmi ce demi-milliard, qui a réellement conservé sa façon traditionnelle de vivre ? Enfin, il est évident qu’avant l’ère moderne, des continents entiers tels que l’Amérique, l’Afrique, l‘Australie et une très grande partie de l’Asie n’étaient composés, dans leur immense majorité, que de ces peuples autochtones. Actuellement, il est question d’une chute de la biodiversité comparée à un génocide d’une grande partie des règnes minéral et végétal. Pourtant, un même génocide a eu lieu et a été passé sous silence concernant les peuples premiers, sous prétexte que leurs membres étaient intégrés dans nos sociétés modernes. Sans vouloir nous disculper, peut-être qu’il fallait aussi en passer par là : mettre tous les humains dans le même panier et les soumettre à la même épreuve, celle du fond de l’âge de fer, selon les textes anciens indiens2, l’expérience de l’état le plus opposé au spirituel et à la symbiose. A travers cette idée des Védas se dessine une forme de destinée collective à l’échelle de l’humanité qui n’implique pas une détermination totale dans le cours de l’histoire, mais plutôt une série d’épreuves nécessaires en vue d’une progression de l’expérience humaine. 

Est-on encore en mesure de partir à la quête de la puissance nomade des peuples premiers alors que les cendres de leurs exterminations brûlent encore dans nos mémoires, dans les champs et dans les forêts ? Il semble presque indécent de chercher le contact des rares survivants de ces peuples tant ils sont déjà harcelés, mais certains viennent à notre rencontre pour nous murmurer leurs puissances nomades. Ils sont un peu comme le Dalaï-lama, faisant le deuil du Tibet en tant que patrie, mais véhiculant partout dans le monde la sagesse de sa culture tibétaine. 

Dans ce qui va suivre à propos des Puissants Nomades des peuples premiers, nous chercherons à mettre en valeur leurs différences et ce qu’elles nous invitent à prendre en compte à partir des citations de leurs représentants eux-mêmes. Il est évident à la lecture de cet article que la connaissance empirique de ces peuples ou non dépend de la proximité géographique de ceux-ci avec le lectorat. La partie sur les Aborigènes résonnera ainsi différemment pour un australien, celle sur les Tziganes pour un européen, et celle sur les Navajos pour un états-unien. Mais essayez donc de dépasser la perception familière de ces derniers, pour tenter de les connaître de l’intérieur. Et peut-être qu’ainsi leur puissance pourra se révéler plus clairement à vous, une puissance qui pourrait ne vous être ni totalement étrangère, ni totalement connue. Peut-être réside-t-elle encore dans les profondeurs de nos inconscients, nichée dans les couches les plus anciennes de sédiments de nos pensées, et ne demande-t-elle qu’à être éveillée, questionnée ? Sans préjugés, laissons-nous imprégner par petites touches des Puissants Nomades des peuples premiers. C’est peut-être ainsi qu’un nouvel alliage pourra naître : un mélange subtil entre une culture scientifique et rationnelle et une culture “Gaïenne” plus intuitive, nous permettant de nous situer non pas en marge mais au cœur d’un monde commun.

Résultat de recherche d'images pour "image de couches de sédiments"

Paroi rocheuse constituée de couches de sédiments

Prière des indiens Navajos :

“O Grand Esprit, dont j’entends la voix dans les vents et dont le souffle donne vie à toutes choses, écoute-moi. Je viens vers toi comme l’un de tes nombreux enfants ; je suis faible … je suis petit … j’ai besoin de ta sagesse et de ta force. Laisse-moi marcher dans la beauté et fais que mes yeux aperçoivent toujours les rouges et pourpres des couchers du soleil. Fais que mes mains respectent les choses que tu as créées, et rends mes oreilles fines pour qu’elles puissent entendre ta voix.”

Il est question, dans cette prière des indiens Navajos, d’un rare témoignage à être parvenu jusqu’à nous, celui « d’entendre la voix ». Mais pourquoi chercher à entendre cette voix ? Ne serait-elle pas simplement le fruit de l’imagination ? 

Cette même imagination permet précisément de s’ouvrir à certaines perceptions inaccessibles tant que le mental rationnel reste le seul accès à une connaissance valide. Ce premier obstacle levé, on peut alors tenter l’expérience d’affiner nos oreilles. 

Entendre cette voix requiert un état de conscience tout particulier, notamment pour nous, occidentaux. Il se pourrait qu’il faille partir à la rencontre de l’âme d’enfant qui réside en nous, empreinte de candeur, afin de renouer avec notre capacité d’émerveillement et une façon poétique d’être au monde. Comme il est si difficile de garder cette âme d’enfant et d’accepter en soi toutes les formes de faiblesse, on pourrait donner ce conseil : chacun va rencontrer plusieurs fois dans sa vie des coïncidences étranges, des concordances inexpliquées. Plutôt que de les considérer comme le seul fruit du hasard et d’y accorder peu d’importance, c’est en prenant le temps de méditer sur l’expérience et la conscience que ces messages venus de l’invisible deviennent fondamentaux dans sa propre construction, au-delà de leurs propres aspects positifs ou négatifs. 

Cette voix est portée par le souffle du Grand Esprit. Cet esprit, qualifié de “grand” nous situe, à l’échelle du vivant, comme “partie de” et “étape intermédiaire” et non “sommet” de l’évolution. L’humilité qu’elle implique laisse place à un inconnu supérieur avec qui le dialogue serait possible là où inconscient et conscient se rencontrent. L’écoute de cette grande voix nous pousse à nous élever et ainsi à ne plus risquer l’isolement et l’impression d’être seuls et coupés du monde, des autres et de soi-même. Les moments de solitude ne nous isolent pas mais, au contraire, sont essentiels pour faire dialoguer conscience et inconscience, rationnel et irrationnel. C’est là que réside l’apprentissage de la sagesse et avec, la capacité de faire des choix mesurés et adaptés au déroulement de l’histoire. 

La puissance réside dans l’acceptation des mystères et la reconnaissance de nos faiblesses, en particulier de notre faiblesse intrinsèque : dans le concert du vivant, la Terre comme l’humanité ne sont que de petites gouttes dans l’océan du cosmos. Être humble, être attiré par la sagesse et la beauté des choses, et se considérer en interdépendance avec le vivant et la nature n’est pas nécessairement inné mais se cultive. Certains peuples premiers nomades ont encore la pratique et la mémoire de cette culture. Il n’est pas nécessaire de les imiter au risque de tomber dans la caricature ou le dogmatisme; il suffit simplement de les inclure, de leur accorder de l’importance, de les respecter et d’oser s’en inspirer. Il est utile d’écouter cette voix car nous risquons de rester prisonnier du bruit du monde-machine, indécis et passifs face à l’urgence d’explorer d’autres voies.

ciel, condor, oiseau, en volant, Cuba, des nuages, oiseau de proie, aigle, Accipitriformes, Accipitridés, buse, nuage, le bec, Cerf-volant, aile, faune, harrier, Falconiformes, Aigle en or, Aigle chauve, faucon, Rouge, épaule, faucon, faucon, vol, Harrier du nord, vautour, Aigle de mer, plume

Aigle dans le ciel, image du Grand Esprit qui nous observe et nous soutient.

Message du mamu (sage chez les Kogis), Marco Barro : 

« Tout est écrit dans la nature, et notamment la façon dont il convient de canaliser l’énergie entre la vie et la mort, pour éviter le chaos. C’est dans la nature que les lois et les règles qui régissent notre société prennent leurs racines. C’est là que nous savons comment maintenir le monde en harmonie, comment penser et agir ensemble, afin d’éviter les maladies, les catastrophes naturelles, les grèves et les disputes familiales, car tout est lié. Les règles et les lois occidentales sont faites par les hommes au profit de la société humaine. La loi kogi est cosmique, elle permet de maintenir l’équilibre du monde au service de la vie. Il y a une seule loi de la nature, qui est la même pour tous. Nous les Kogis, nous essayons de garder l’équilibre chez nous dans la Sierra Nevada de Santa Marta en Colombie, mais vous, que faites-vous de votre responsabilité ? Vous n’avez plus d’anciens pour vous transmettre la mémoire et sans mémoire on ne peut rien faire. Pourquoi ne pensez-vous plus au monde ? La pensée, qu’elle soit kogi ou non, c’est la même pensée, la même conscience. 

La vraie question, c’est de savoir comment se servir, comment utiliser cette pensée. Si demain nous utilisions un peu mieux notre conscience, notre pensée, nous pourrions commencer à nous parler, à échanger entre sociétés qui se respectent.

Aujourd’hui, la nature est malade. Il y a beaucoup de pollution. Seuls, nous ne pouvons pas protéger la Terre, ensemble nous pouvons faire quelque chose. Il n’est plus temps de parler mais d’agir…»3

Comme le sollicite le Kogi Marco Barro, il est temps d’agir et de penser ensemble. En effet, si en Occident nous avons l’habitude de puiser nos connaissances ailleurs et de créer de nouveaux alliages à partir des grandes cultures humaines passées et en cours, notre dialogue avec les peuples premiers est, quant à lui, quasi inexistant. Il serait alors de plus en plus nécessaire de faire bouger les lignes pour que naisse le désir d’alliages plus larges. En ce sens, nous pourrions nous laisser guider par les coups de boutoirs de l’histoire. Depuis quelques temps, par exemple, la poursuite de la recherche scientifique à des fins exclusivement matérielles et mercantiles et ses conséquences désastreuses mènent de plus en plus d’étudiants et de jeunes actifs à s’interroger et à se positionner sur la perte de sens de celle-ci. Or, en cherchant à arrimer science et spiritualité, nous pourrions peut-être parvenir à régénérer la science. À cet effet, les représentants des peuples premiers sont une ressource inégalable. 

Ce que nous suggère fondamentalement la puissance des Kogis, fait écho à l’injonction modeste rabelaisienne, “science sans conscience n’est que ruine de l’âme”. Elle nous ramène à notre condition intellectuelle et interroge notre façon d’établir les hiérarchies en réduisant la science non-réflexive à une complète aporie. Pour approfondir notre propos, nous proposons de nous familiariser dès maintenant avec la vie quotidienne décisionnelle du peuple Kogi. L’organisation Kogi exige que la moindre décision liée au collectif, au vivant et aux communs, passe par la rencontre de tous dans la nuée4, moment de partage de la pensée où les plus fragiles, les plus invisibles comme les plus sages disposent d’une voix décisionnelle prépondérante. Pour cela, ils utilisent un outil opérationnel réel de décision qui mesure en détail les conséquences d’un acte. Nous pourrions d’emblée rétorquer que nos institutions nationales et internationales ont le même rôle et pouvoir décisionnel, mais l’actualité et de nombreux événements nous prouvent au contraire que la parole de chacun n’est pas toujours prise en compte. Concrètement, la puissance Kogi tient aussi de sa filiation avec une puissance universelle qu’on pourrait qualifier de “divine”. En s’interdisant de donner un nom ou une forme particulière à cette puissance, celui-ci lui laisse libre-cours. Or, cela ne pourrait-il pas correspondre au grand saut d’humilité vers la reconnaissance que quelque chose nous dépasse de sa propre voix ? Il nous semble que cet oubli contemporain dans nos sociétés occidentales a tout à envier aux peuples premiers, encore capables d’entendre, de traduire ces messages divins. 

Imaginez des COP, des sommets de l’ONU, du FMI ou autres grandes institutions internationales ou nationales, où des individus reconnus comme porteurs de cette voix supérieure soient non seulement entendus mais considérés comme supérieurs dans la décision. Imaginez qu’un sage Kogi visite le cœur de la France et notamment son immense château d’eau qu’est le Massif Central. Il se lamente de voir l’état général des cours d’eau à la sortie de ce grand édifice naturel sauf la rivière de l’Ouysse, pourtant large et calme, qui elle a su garder les qualités utiles et nécessaires au bien-être de l’ensemble du vivant et des humains. Il arrive à la chambre des députés et donne comme injonction de revoir la façon dont l’eau est traitée pour que chaque embouchure de fleuve, chaque rivière, soit aussi limpide, claire et vivante que l’Ouysse à son arrivée à la rivière Dordogne. 

Paroles de Tziganes

Proverbe tzigane : “N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures”. 

Les Tziganes, dans leur parcours de l’Inde aux confins de l’Europe si bien représenté dans le film Latcho Drom (1993), sont les premiers à avoir eu la malchance d’être nomades au sein d’un territoire compartimenté et sédentarisé. La malchance car la vindicte populaire préfère s’en prendre à l’étranger de passage qu’au voisin. Il est notoire dans l’histoire que les Tziganes ont été pourchassés, dénoncés, éradiqués, simplement parce qu’ils étaient Tziganes.


Boby Lapointe écrit à propos des Tziganes : “Avec le violon, il faut choisir : ou bien tu joues juste, ou bien tu joues tzigane.” Dans cette phrase, hormis l’aspect musical et intuitif, un autre aspect plus ambigu ressort : à force d’être rejetés aux frontières et de passer quand même, les Tziganes ont poussé le sens de l’opportunité à l’extrême. Toujours en marge, souvent à la limite, les Tziganes incarnent des aspects trop souvent refoulés ou cachés chez les peuples sédentaires.

Chagall, “Le cirque bleu” (https://panoramadelart.com/analyse/le-cirque-bleu

Il y a le fameux instinct des Tziganes vu comme primaire et quasi barbare et en même temps reconnu comme un flair indéniable, un “sens de la vista” qui manque tant à la plupart des prévisionnistes et experts en tous genres. Mais il y a aussi la magie, “folklorisée” par la boule de cristal mais prise très au sérieux avec la lecture des lignes de la main. Qui par exemple n’a jamais entendu parler de prédiction juste et fiable faite par une gitane ? Il y a ensuite le système D, car bien souvent, là où les Tziganes passent, ils ne sont pas attendus et montrent alors une grande gestion des imprévus et une forte adaptabilité au grand dam des institutions et des administrations, bousculées dans leur sens de l’ordre, des normes et des conventions. Il y a enfin la proximité avec l’invisible, qui, s’il se fait parfois prendre dans les méandres de la vie standardisée, laisse toujours quelques traces dans les camps tziganes, des portes, des seuils qui perdurent et sont au moins acceptés et connus par quelques rares représentants, faute d’être entretenus. 

Pour comprendre la puissance du peuple premier Tzigane, il faudrait sans doute, comme eux, être passé par un temps et par des espaces où le temps s’étire suffisamment pour apprécier, qualifier et même comparer les terroirs, les paysages et surtout les forces invisibles qui marquent chaque contrée. Même si les Tziganes ne sont plus ces marcheurs au long-cours et même si leurs roulottes côtoient désormais des voitures de luxe, leur puissance relève tout d’abord de leur capacité de savoir lire les empreintes de l’invisible. Ensuite, à s’orienter face aux imprévus, à l’adversité et aux épreuves en tout genre : aux froids raisonnements, aux calculs, aux prédictions savantes et rationnelles. La puissance Tzigane ose imaginer des réponses, apparemment déconnectées, mais opportunes par la force du temps. Enfin, leur puissance se situe dans leur rapport à la liberté, tant d’expression que de place dans la société, car ils n’ont pas toujours été en marge. En effet, c’est l’ère moderne qui les a majoritairement marginalisés. Et, s’ils s’imposent parfois par la force et la violence, ils questionnent aussi souvent la crédibilité et le bien-fondé de toutes les possessions, accaparements, obligations, qui sont les fondements de nos sociétés modernes. 

Ainsi, quand le peuple Tzigane reste nomade, sa façon d’être au monde et de déranger les habitudes rappellent notre condition passagère sur Terre et la facilité à confondre sédentarité et éternité. Son passage peut créer les conditions à l’émergence d’un Ma5, à la fois séduisant et provocateur. 

Proverbe Massaï : 

« La chair qui n’est pas douloureuse ne ressent rien. »6

La souffrance devient un don quand elle s’inscrit dans un processus qui met en lumière nos principaux nœuds intérieurs ignorés ou rejetés, puis quand elle nous donne la force de dénouer ce qui nous limite, et enfin quand elle fait naître en soi plus d’empathie et de largeur d’esprit. Chez les Massaïs, le concept d’Osina Kishon est la souffrance-don qui voit toute souffrance ou douleur comme une épreuve opportune que le destin met sur nos chemins, mais aussi un moyen pour reprendre le droit chemin. L’épreuve consiste d’abord à reconnaître ce qui est noué en soi. En acceptant la dualité autant présente à l’extérieur qu’à l’intérieur de soi, le principe d’Ilmao chez les Massaïs, chacun peut alors se résoudre à dénouer ce qui jusqu’à présent engendre en lui conflit, opposition, déni ou inconscience. La souffrance n’est donc pas une finalité en soi, un état souhaité, c’est plutôt un indicateur pour savoir où se situent nos épreuves, et comment s’en servir pour que ce qui était bloqué, noué, stagnant, circule à nouveau apportant ainsi une conscience plus éclairée. Ce proverbe Massaï nous met donc en garde contre l’attitude passive et indifférente choisie pour ne pas souffrir mais qui en conséquence nous éloigne de l’éveil de notre conscience et de notre responsabilité. 

Que penser alors de notre société qui rejette la douleur, qu’elle soit physique, psychique ou mentale ? La consommation toujours en hausse d’anti-douleurs, d’anti-inflammatoires, d’anti-dépresseurs et de calmants en témoigne. Evidemment, collectivement, nous sommes loin d’adopter cette puissance Massaï, en retournant ce qui est douloureux comme un moyen de grandir. On peut alors se poser la question de ce qui grandirait d’abord si nous étions davantage porteurs de cette puissance, et c’est certainement devenir plus solidaire et responsable – dit autrement, devenir ce guerrier pacifique, lettré et poète7. Tant que cette dimension guerrière de l’individu n’est pas éveillée, le risque persiste qu’à l’épreuve de la douleur l’individu réponde par la négation, la passivité, ou l’endormissement. Il n’est donc pas étonnant que les Massaïs soient d’abord connus comme un peuple de guerriers. Or pour certains, être guerrier ne relève pas d’une possibilité ou d’un choix ouvert à tous. Il n’en est rien, les Massaïs et leur puissance nous disent qu’en chacun et chacune sommeille un guerrier et que des contextes de vie très différents peuvent nous amener à révéler cette dimension guerrière. Si on peut proposer collectivement d’adopter et incarner la dimension guerrière, à l’image des Massaïs qui la mettent en exergue et la rendent enviable au sein de leur collectivité, la décision relève de l’échelle individuelle. 

Danse cérémonielle massaï (https://www.kenyatourism.in/maasai-tribe-facts.php)

Sur les pistes du rêve avec les aborigènes

Les mythes aborigènes sont transmis oralement de génération en génération depuis des centaines voire des milliers d’années et ce alors que sur le continent australien, jusqu’à quatre cents tribus, avec autant de langues différentes, ont cohabité ensemble. Certains de ces mythes décrivent précisément le continent australien tant dans la configuration de ses terres intérieures que de ses rivages du temps de la dernière glaciation il y a plus de dix mille ans. Or, leur connaissance de la géologie et des terres immergées et émergées corroborent les dernières connaissances scientifiques en la matière8

Dans notre quête de puissance nomade, ce qui interpelle particulièrement chez les aborigènes est ce qu’ils nomment “lignes de chansons” ou encore “pistes de rêves”. Ce sont les itinéraires des êtres créateurs ou ancêtres dans le “Tjukurrpa”, espace-temps parallèle à notre espace-temps usuel et qui serait toujours d’actualité. Ils formeraient un réseau sur les territoires terrestres, marqués par des sites sacrés, véritables balises pour se relier aux ancêtres, au “Tjukurrpa” et à tout ce qui est créé de façon intime. À chaque site correspondent des chansons, des rites et des symboles qui lui sont propres et c’est en les reconnaissant, en les apprenant et en les interprétant, que l’humain trouverait sa réelle raison d’être, avec, en contrepartie la nécessité de se mettre au service d’un territoire plutôt que de s’en servir. 

Les peuples aborigènes, encore reliés à leur tradition, considèrent l’origine de la vie et du cosmos comme venant d’un autre plan d’espace-temps et mettent l’accent sur cette façon de s’inclure et d’être au service d’un territoire pour ne pas oublier ses origines, les ancêtres et ce qui pour eux est notre première raison d’être : rester connecté avec le reste de la création au passé, au présent, comme au futur. Ils mettent aussi l’accent sur le fait que nous ne sommes que de passage. Les territoires et les histoires restent, donc c’est à chacun de veiller à les transmettre dans leur intégralité et en cas de changements, que cela soit favorable à l’ensemble.

Or des changements en Australie, il y en a eu. Des changements si brutaux et contraires aux lignes de chansons, qu’aujourd’hui, s’il reste quelques aborigènes et des sites actifs, les territoires sont comme démembrés et en voie de désertification. Pour autant, au sein du “Tjukurrpa”, reste accessible la mémoire des événements passés propres à ce territoire. La puissance aborigène touche les racines les plus archaïques qu’elle s’oblige à protéger quoiqu’il advienne. Même dans un territoire dévasté, en maintenant l’accès au Tjukurrpa, il y aura toujours moyen de réparer, réhabiliter ce qui fait l’âme d’un pays. 

Cette puissance nous demande de nous dépouiller, de faire preuve d’humilité et d’une forme de sagesse pour qu’elle puisse à nouveau être révélée. Si elle ressemble aux contes de fées et peut faire sourire, lui donner une place pourrait toutefois nous donner l’espérance de pouvoir tout construire et tout régénérer, même dans les milieux les plus dégradés. En nous mettant face à nos moyens destructeurs, notamment depuis son identité opposée et complémentaire, elle permet de faire parler le monde et la terre. Elle nous donne la force de vaincre toutes formes de nostalgie en proclamant que rien n’est jamais perdu ni effacé, que tout peut être actualisé puisqu’il y a toujours un référentiel sur un autre plan (le Tjukurrpa) pour s’en inspirer et tout reconstruire. Paradoxalement, ce n’est pas une excuse pour laisser faire et détruire ce qui fait la poésie et la beauté d’un monde.

Galerie Arts d’Australie Stéphane Jacob, Dennis Nona – “Waii Ar Soibai”

L’ère anthropocène est sur le point de réduire à néant la puissance des peuples premiers dans le monde concret et objectif. Pourtant, dans le “Tjukurrpa”, en plus de la puissance des aborigènes, se trouvent aussi certainement celles des Kogis, des Navajos, des Massaïs, des Tziganes et de tous les autres. Rêvons du jour où ce Tjukurrpa deviendra accessible à tout un chacun, et, pour s’y préparer et mieux le traduire, rappelons maintenant ce qui fait la puissance particulière des cinq peuples décrits ici. 

Celle des Navajos consiste avec humilité à savoir écouter pour être porteur de l’état intérieur qui donne la capacité de reconnaître l’interdépendance du vivant dans sa diversité. Elle s’active dans une solitude mais aussi par le rite partagé. Les Kogis quant à eux donnent une voix au plus petit, au plus insignifiant et cette voix peut emporter l’adhésion même si elle n’est pas majoritaire. C’est donc une puissance sociale, une puissance de la rencontre qui leur permet de nous nommer “petits frères” et de nous donner des conseils. Les Tziganes, éternelle image de l’étrange, de l’étranger, porteurs de l’imprévu nous invitent à faire une place à toutes ces altérités pour apprendre périodiquement à nous remettre en cause, à faire des concessions plutôt que de se barricader ou de vouloir éradiquer tout ce qui dérange. Les Massaïs, avec la voie du guerrier, invitent à aller à la rencontre de ses épreuves et en accepter la souffrance comme facteur incontournable mais passager pour éveiller une conscience positive vecteur d’harmonie en soi et autour de soi. Enfin, les Aborigènes, en dévoilant l’existence d’un plan invisible englobant notre plan matériel, mettent l’accent sur notre responsabilité à maintenir un dialogue entre ces deux plans. Pour cela, il s’agit d’œuvrer à la convergence de nos propres aspirations avec celles de la Nature – partant de l’idée qu’elle aurait elle aussi ses propres aspirations – de faire preuve d’humilité.

En articulant ces forces, une complémentarité se dégage, un cheminement universel se décèle, que nous proposons de décrypter en conclusion. D’abord, l’épreuve Navajos de la grande solitude permet de révéler l’individu, l’humain en chacun, qui va non seulement s’épanouir dans une vie matérielle mais qui va surtout oser chercher des alliages qui le subliment. Puis les Kogis permettent d’oser signifier et actualiser sa voie et voix dans le concert du vivant, non pas pour se distinguer mais pour être vecteur de sens dans la vie. Oser s’engager dans une voie, c’est oser affirmer son altérité, et là se situe l’épreuve Tzigane, cette capacité d’Hermès d’arriver à relier les contraires. Le permanent va-et-vient intérieur/extérieur que cela provoque est inconfortable, d’où l’idée de la souffrance Massaï qui, comme le charbon, peut se métamorphoser en diamant. Ce faisant, des analogies se dévoilent : le dialogue entre les plans de la conscience et de l’inconscient est à l’image du dialogue des aborigènes entre leur vie de tous les jours et le Tjukurrpa. 

Ainsi, à travers l’étude de ces cinq peuples premiers parmi d’autres, est mis en lumière le lien au passé, aux racines, comme puissance essentielle à préserver mais aussi à choyer pour éclairer et guider nos aspirations pour le futur. Chaque plante, chaque animal, chaque peuple, a non seulement le droit mais le devoir d’exister et de prendre une place pour que le concert du vivant reste harmonieux et juste, hier, aujourd’hui et demain. Aurons-nous suffisamment d’humilité pour cela ? 

  1. Julien Barbosa, Julie Canovas et Jean-Claude Fritz, « Les cosmovisions et pratiques autochtones face au régime de propriété intellectuelle : la confrontation de visions du monde différentes », Éthique publique [En ligne], vol. 14, n° 1 | 2012, mis en ligne le 03 février 2013, p.23. ↩︎
  2. Les Védas indiens parlent de l’ère actuelle comme celle de l’âge de fer ou encore le Kali Yuga. Cette ère en place depuis maintenant 5000 ans aurait été précédée par trois autres : l’âge d’or, l’âge d’argent et l’âge de bronze. ↩︎
  3. Eric Julien, Muriel Fifils, Les indiens kogis, Acte Sud, 2007, p. 108. ↩︎
  4. Nuée : l’espace d’échange où tous les habitants d’un même village Kogi se rencontrent pour délibérer ensemble, parfois plusieurs jours et nuits, d’aspects importants prosaïques ou poétiques, allant de leur quotidien à la marche du monde. C’est le Ma japonais incarné où toutes les altérités et singularités ont leur place et peuvent dialoguer constructivement. Le temps s’y contracte pour que les convergences puissent être non seulement acceptées mais digérées et appréciées car formées de liens qui parfois peuvent être divergents. ↩︎
  5. Ma : le Ma chez les japonais est à la fois un espace et un temps intermédiaires où les altérités et les différences peuvent se rencontrer, sans s’effacer ni se mesurer, mais plutôt dialoguer voire enfanter de nouveaux aspects. Dans le contexte Tzigane, le Ma est particulier car il n’est pas initialement souhaité ni porté à des résultats d’assimilation ou d’intégration. C’est une rencontre avec l’étrange, ou l’étranger, qui remet en cause ses propres habitudes, ses façons d’être ou de faire. ↩︎
  6. Mazelin Salvi, “5 leçons de sagesse massaï”, Psychologies, 04/02/2014. Disponible sur : 
    https://www.psychologies.com/Culture/Spiritualites/Pratiques-spirituelles/Articles-et-Dossiers/5-lecons-de-sagesse-massai ↩︎
  7. Les guerriers pacifiques, lettrés et poètes aspirent à la fois à la condition de citoyen, d’être profondément honnête, de défenseur, d’aventurier héroïque et de sage. Ces personnes y aspirent seulement car elles savent qu’elles ne l’ont pas complètement. Et c’est ce « pas complètement » assumé qui est intéressant, car cela induit, sans jamais se résigner, une voie faite de persévérance et de courage pour s’améliorer et tenter d’agir positivement sur le monde. (Article 6 du Cycle du guerrier intitulé “Quel modèle de guerrier pour le 21ème siècle ?”) ↩︎
  8. “L’odyssée de la terre”, site de vulgarisation scientifique dans le domaine de l’environnement, a publié un article sur le site d’Uluru Ayers Rock, qui pendant des dizaines de milliers d’années a été lieu de transmission de la culture aborigène. Disponible sur : https://odysseedelaterre.fr/uluru-ayers-rock-rocher-sacre-aborigenes/ ↩︎
Catégories
Articles L'humain et son éducation

L’adversité et le processus d’apprentissage pour y faire face

Dans le cadre des cours d’arts martiaux au Dojo Shiseikan et des stages organisés à l’Ecocentre de Laboule en Ardèche, nous avons pensé utile de partager nos expériences pédagogiques pour que peut-être, à terme, ceci puisse être considéré comme une contribution à l’éducation des générations à venir. Notre but ici n’est pas bien sûr de se substituer aux institutions en charge de cette fonction mais d’explorer d’autres pistes, d’inspirer d’autres voies. Dans ce sens, un premier article a été réalisé sur le sens de l’effort, et cette fois-ci, nous proposons de partir à la découverte du processus d’apprentissage face à l’adversité. 

C’est dans le cadre d’un stage en Ardèche d’une semaine avec des enfants et des jeunes que ce sujet a été développé. En effet, si les immersions à l’Ecocentre de Laboule sont des opportunités pour pratiquer plus intensément les arts martiaux et se plonger dans la nature sauvage, ce sont aussi des échanges pour apprendre à penser ensemble. Ainsi, chaque semaine voit fleurir des mots qui seront définis, commentés, illustrés par des événements partagés afin que chacun, non seulement élargisse son bagage intellectuel, mais surtout l’associe à ses propres expériences quel que soit son âge.

[Photo d’une séance de “mots” – Automne 2023]

Lors du dernier stage d’automne 2023, le premier mot qui est apparu a été celui de l’adversité. Chaque jour, d’autres ont suivi mais finalement c’est le processus d’apprentissage face à l’adversité qui a été l’aspect central de ces moments de pensée partagée, qui,  en apparence, ressemblent à ce que vivent les enfants sur les bancs de l’école. En réalité, le choix de ces temps particuliers de rencontre est dicté par les opportunités, afin que chacun soit le plus concerné et impliqué possible. Au fil du temps et compte tenu que cela fait quinze ans que ces bulles de pensée reliées à la pratique ont lieu, le constat est que pour la très grande majorité des participants ceci est nouveau. Ce n’est pas la participation à un atelier de philosophie pour jeunes qui leur est nouveau, mais le fait de l’associer à leur vie de tous les jours. Quand les mots sont non seulement compris mais que l’individu se les ai approprié harmonieusement, les reliant à son champ d’expériences vécues, une réelle progression en découle naturellement, une certaine empathie réciproque incluant l’individu, l’enseignant, les mots signifiés, les situations vécues, comme le traduit Hartmut Rosa avec son principe de résonance. 

Hartmut Rosa définit la résonance en la distinguant d’abord du concept d’autonomie dans nos sociétés contemporaines et accélérées, où “chacun est seul dans la constitution de ses ressources et dans leur fructification” (p.33). A contrario, la résonance “est à l’œuvre lorsqu’il y a rencontre avec un autre” (p.34). Pour que la résonance ne s’arrête pas à une relation fonctionnelle et qu’elle devienne réussie, “vibrante”, il faut “être prêt à écouter la voix de l’autre et à rendre la nôtre plus perceptible” (p.34), et finalement être touché, atteint, ému. L’interaction ainsi créée ouvre d’autres perspectives qui permettent “d’ouvrir un horizon ou une relation avec le monde que [l’on n’avait] pas auparavant” (p.37), en d’autres termes, de rendre le Ma1 opérationnel, cohérent, traduisible et accueillant. Dans le contexte des stages, les mots vont petit à petit toucher les enfants psychologiquement et dans leur expérience concrète de la vie quotidienne. Ils peuvent alors sortir d’une vision où l’appropriation des concepts et des idées se limite à la connaissance intellectuelle. 

Ainsi, chez certains jeunes qui multiplient les stages, cela permet l’émergence de comportements, de réflexions, d’une originalité, créant un groupe hétérogène où les différences sont cultivées dans leur complémentarité. N’est-ce pas là un des aspects essentiels de l’éducation ? Alors comment mettre en œuvre une éducation, dans le sens étymologique du mot : educere, faire sortir de chacun ses potentiels ? Dans nos stages le choix pédagogique est de partir d’où en est chacun pour se frotter à l’adversité qui lui correspond, et sans aucun jugement ou classement quant à la réussite du dépassement de l’obstacle ou la durée du processus. L’essentiel est d’aider chacun à prendre confiance en soi-même et aux autres. 


La définition classique du mot “adversité” (“État de celui qui éprouve des revers ; malheur, malchance” d’après le Larousse) n’est pas du tout la façon dont ce mot a été abordé pendant le stage. Compte tenu de ce qui nous relie, i.e. la pratique martiale, l’adversité a été plutôt vue comme un mur, une rivière, un paysage inconnu, quelque chose qui dans le parcours de la vie nous met à l’épreuve et nous oblige à trouver des solutions pour continuer à avancer et surtout y trouver un sens. En tant qu’adulte cette adversité n’a pas été spécialement recherchée mais se présente dans le cours des événements, car la vie nous amène naturellement à des épreuves permettant de clarifier l’échelle de valeurs et de besoins. En revanche pour les jeunes il semble essentiel de créer des situations encadrées où l’adversité va être expérimentée, à l’image des rites de passages que toute civilisation traditionnelle inclut dans son fonctionnement. En traversant cette adversité vécue comme un rite de passage aujourd’hui devenu particulièrement rare, le jeune peut se constituer comme adulte responsable, impliqué et autonome.

Tout au long de la semaine de stage, plusieurs situations ont été soulignées à titre individuel ou collectif pour donner de la matière à cette notion d’adversité. Ce qui s’est dégagé est cette idée de processus d’apprentissage face à l’adversité car quand on y fait attention, on constate que s’il s’agit d’une réelle adversité, des comportements non constructifs sont souvent les premiers venus. Lesquels ? Tout d’abord l’entêtement, c’est-à-dire buter contre un mur et y revenir, ou au contraire la passivité qui finalement aboutit inexorablement à un désengagement. 

Pour illustrer ce second comportement, il est évident que quitter la lecture d’une bonne bande-dessinée confortablement assis au coin du feu pour philosopher collectivement autour d’une table sur des mots, relève d’une réelle adversité. Si grâce au dessert ou quelques blagues, l’on arrive à relever ce défi, la pensée commence à émerger :

-“ Ah oui ! Tu nous as emmenés en haut de la montagne et tu as demandé aux plus jeunes de revenir chacun individuellement à la maison accompagné d’un adulte simple spectateur, c’est-à-dire de trouver le bon chemin. C’est cela l’adversité ! “

A partir de cet exemple concret, l’échange de fond pouvait commencer, traduit par une prise de conscience :

– “C’est vrai que je me suis inventé des repères pour justifier d’aller dans un sens alors que je dirigeais le groupe à l’opposé de la maison.”

Reconnaître ne pas avoir les moyens, les outils, les connaissances pour être autonome, relève de l’auto-évaluation : c’est en évaluant ses capacités qu’émerge finalement le discernement et l’objectivité de ses propres limites face à l’obstacle, et qu’alors le besoin d’être conseillé peut être identifié et idéalement accepté. Néanmoins, partir à la recherche de conseils ne suffit pas toujours, il faudra également passer par une formation, un apprentissage auprès d’un enseignant, comme par exemple apprendre à utiliser une boussole, ou plus difficile encore, savoir choisir de bons repères sur le sentier et garder son cap grâce à la perception de son orientation dans l’espace quel que soit le terrain. Cette phase active face à l’adversité permet de boucler un premier cycle. Une fois cette préparation effectuée, l’obstacle peut à nouveau être affronté, cette fois avec la présence de l’enseignant incarnée en soi mais aussi de nouvelles armes, de nouvelles acquisitions, de nouveaux savoirs.

– “Ça prend du temps dis donc ! 

– Oui et c’est bien de se dire que l’autre est ici pour nous aider à trouver les bonnes étapes.”

Des mots se sont alors mis en boucle : le mur de l’adversité, les faux comportements, l’acceptation de s’auto-évaluer, la conscience de devoir prendre des conseils voire de se former, s’entraîner, et enfin la difficile confrontation à nouveau à l’adversité avec cette fois-ci la reconnaissance de l’apport de l’autre plus expérimenté. La boucle du processus d’apprentissage face à l’adversité pouvait se dessiner :

Quelques réflexions des enfants suite à la “digestion” de ce processus :

– “On a vite fait de ne choisir que les terrains et les situations où on est forts ! 

– Oui, et moi je n’aime pas être mis en échec. En général je réussis dans tout ce qu’on me demande.

– Il faut reconnaître que parfois je préfère t’ignorer, l’adversité que tu me proposes ne me concerne pas.”

Cette dernière réflexion a engendré tout un débat. Est-ce bien justifié de ne pas s’impliquer dans certaines activités qui nous mettent à l’épreuve ? En refusant de s’impliquer, ne perd-on pas l’opportunité d’acquérir d’autres façons d’être ? En effet, certaines adversités nécessitent plusieurs aller-retours, et donc plusieurs auto-évaluations, préparations, entraînements et de nouvelles confrontations à l’obstacle. Se dégage alors la nécessité de faire preuve d’empathie, de travailler la mémoire et l’attention, d’être ordonné, de cultiver la persévérance, et surtout de constater nos nombreuses ignorances. A la surprise générale, deux formes de l’ignorance se sont distinguées : ignorer les autres et faire preuve d’ignorance. 

Ignorer les autres est la première définition identifiée par les enfants. Pourtant, tous les jours c’est bien parce qu’on ignore les pensées, les centres d’intérêts, le travail, les sentiments etc. de l’autre que le monde se rétrécit pour ne tourner que dans ses centres d’intérêt et ses propres domaines de prédilection. 

– “De toute façon quand on part en promenade, je ne me pose pas de question, je n’ai qu’à suivre.

– Oui mais tu vois si jamais on se perd, comment on rentrera ? Finalement apprendre à devenir autonome dans nos déplacements c’est utile.

– Et moi, c’est vrai que la première année, je me suis beaucoup ennuyé pendant le ramassage de châtaignes, mais là avec la machine et le tracteur c’était super, j’ai  même fini par bien aimer tirer tous ensemble les lourds filets dans la pente.”

Ces immersions en vie collective sont donc des opportunités essentielles pour interroger, non seulement ses rapports aux autres et à ce qui nous est étranger, mais surtout cette façon de vivre où l’autre pourrait être ignoré car seulement prestataire de service, de loisirs ou de savoirs. Affronter des situations d’adversité, n’est-ce pas le propre de la voie martiale, du Do, pour qu’ainsi le processus d’apprentissage qu’elle implique devienne constitutif de notre façon d’être ? Une façon où non seulement nous n’avons pas peur d’affronter une nouvelle adversité mais nous ne l’évitons pas afin de continuer à s’éduquer et faire sortir ce qui n’était auparavant que potentiel. Comme conseillé par Krishna dans la Bhagavad Gita dans son dialogue avec le guerrier Arjuna : “Tu as droit à l’action, mais seulement à l’action, et jamais à ses fruits ; que les fruits de tes actions ne soient point ton mobile; et pourtant ne permets en toi aucun attachement à l’inaction.” (p.28)

[Arjuna et Krishna sur le champs de bataille (https://kriyayoga.fr/bhagavad-gita-art-de-action-karma-yoga/)]

Bibliographie

Baghavad Gita, traduite par Sri Aurobindo (1984) ed. Maisonneuve.

Morin, Edgar (2015) Sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Points.

Rosa, Hartmut (2022) Accélérons la résonance ! Pour une éducation en Anthropocène, ed. Le Pommier.

  1. Le « Ma » nous vient d’Orient et tout particulièrement du Japon. Il est cette manière particulière de relier deux choses distinctes et souvent opposées, en créant une zone, pas simplement spatiale mais aussi temporelle, où l’on peut reconnaître et apprécier la rencontre harmonieuse des deux choses sans pour autant les confondre. ↩︎
Catégories
Articles Interdépendance et interstices

Cycle des Puissants Nomades – 1/7

Introduction

Après le cycle du guerrier, qui a permis de traverser les époques et les continents, voici une autre proposition de voyage : partir à la rencontre des nomades. Mais pas n’importe lesquels, ceux qui, par leur transhumance, proposent ou ont proposé (car la plupart ont disparu, sont sur le déclin ou se font discrets), une manière d’être « extrêmement vivante ».

« Puissants Nomades » car, par leur attitude et leur vie en parfaite symbiose avec le vivant sous toutes ses formes, et étant élevés pour aller au sommet d’eux-mêmes, ils percent certains secrets de la nature, et maintiennent ou se souviennent de modes de communication oubliés ou insoupçonnés. C’est surtout ce dernier point qui interpelle, car il faut bien le reconnaître, nous, qui « avons fait sécession avec les 10 millions d’autres espèces de la Terre »1Titre du livre de Baptiste Morizot “Manières d’être vivant”, qui a grandement inspiré les premières étapes de ce cycle, sommes arrivés à un seuil : celui où aller plus loin dans l’isolement nous condamnerait tous à disparaître. Ce processus ainsi lancé est qualifié par certains d’Anthropocène. S’il touche d’abord et principalement les 10 millions d’espèces autres que l’espèce humaine, il semble évident que lorsque les conséquences des actes de l’espèce qui a fait sécession auront touché leur point de non-retour, c’est bien cette même espèce isolée qui sera la moins apte à trouver des solutions et à s’adapter aux imprévus et catastrophes. S’inspirer des Puissants Nomades pour renouer avec le vivant dans sa diversité n’est pas une fin en soi, ou encore un moyen pour mieux s’en sortir. C’est plutôt une conséquence de la prise de conscience d’un état d’être au monde et d’une nécessité intérieure de rentrer dans le giron de la grande famille des vivants, sans pour autant briser ou nier son altérité. Cette prise de conscience portait peut-être dans son cheminement la nécessité d’en passer par l’atrophie de certaines de nos capacités pour en apprivoiser d’autres. Peut-être était-il nécessaire au mental rationnel, fierté et point de départ du positionnement au monde de notre espèce, de constater son impuissance à résoudre la complexité des enjeux nés avec le XXIème siècle, pour enfin lâcher prise et commencer à envisager d’autres « manières d’être vivant » ?

Toiles d’araignées en automne, massif du Tanargue, Ardèche, France

Si l’image précédente pourrait évoquer celle d’une échographie, il n’en est rien. Il s’agit d’un tapis de toiles d’araignées, saisi sur le massif du Tanargue, et mis en lumière par le soleil couchant. Pourtant, l’évocation dans nos imaginaires de l’échographie, suite à la vision de cette image, n’est pas sans analogie avec les araignées, qui ici peuvent prendre cette place symbolique de mères de la Terre, entourant cette dernière de leurs fils protecteurs à la venue de l’automne.

En partant en quête des Puissants Nomades, ce nouveau regard à poser sur les êtres et les choses sera le guide et le fil conducteur qui permettra de s’inspirer et de goûter à d’autres façons d’être au monde, telle l’image des araignées mères de la Terre. Regarder autrement et sortir de nos catégories symboliques et imaginaires afin de déployer un nouvel angle de vue n’a rien d’une évidence, tant les barrières que nous avons dressées contre ces Puissants Nomades sont anciennes et ancrées.

Avant d’envisager la création de liens d’unions organiques, une étape intermédiaire est nécessaire : celle de proposer une zone à la fois spatiale et temporelle pour que ces deux antagonistes puissent se côtoyer et se familiariser l’un avec l’autre.
Cet espace de l’entre deux correspond au « Ma » japonais, si présent dans tous les aspects de cette culture.

Pour nourrir cet espace de rencontre et ce « Ma », des témoignages réels ou imaginaires, mais toujours poétiques de ces Puissants Nomades accompagneront ce parcours, afin de pouvoir se rapprocher de leur façon d’être et de s’en inspirer. Cet espace poétique sera le lieu de vigilance qui tentera de ne tomber ni dans l’écueil de la caricature, ni dans celui de la perte de la spécificité et de l’altérité qui est celle de l’espèce isolée et en sécession.

Ce cycle s’attache à porter son regard sur des nomades qualifiés de « puissants ». Une puissance qui les rend extrêmement vivants, par une vitalité grandiose et une grande qualité de présence au monde. Cela peut paraître étonnant mais les premiers puissants nomades qui vont suivre ne sont pas du règne humain mais du règne animal, car dans cette idée de s’ouvrir à d’autres manières d’être vivant, ils ont toujours été des puissances inspiratrices.

Partons maintenant vers ces sommets de l’extrêmement vivant sans hésiter à prendre les chemins de traverse.

https://journal.res0.fr/les-premiers-puissants-nomades-une-inspiration-du-regne-animal/

Références

Références
1 Titre du livre de Baptiste Morizot “Manières d’être vivant”, qui a grandement inspiré les premières étapes de ce cycle
Catégories
Compréhension et incompréhension

Liberté, égalité et fraternité, des amis en périls ?

Les moments de crise sont souvent l’occasion de pouvoir élargir nos réflexions, nos compréhensions de certains sujets. Aujourd’hui c’est sur les trois mots qui composent la devise de la République Française que notre attention s’est portée. « Liberté, égalité, fraternité ».

Si nous posons la question à tout un chacun du sens de ces mots, force est de constater que les réponses sont loin d’être convergentes. Ces trois mots ont-ils encore un sens profond pour chacun d’entre nous et agissons-nous pour se les réapproprier?

Il y a, certes, bien d’autres choses en tension, en panne, ou sur le point de succomber dans ce premier quart du 21ème siècle. Toutefois, le flou, la confusion autour de ces valeurs fondatrices nous a amené à remettre ces mots en perspective. Ainsi, dans un premier temps, confrontons ces mots au réel. Que sont devenues ces valeurs au sein de notre société actuelle et ce, depuis leur origine?

1/ Se poser la question de l’origine

En 1880, sur le fronton de tous les bâtiments publics de France, apparaît la fameuse devise « liberté, égalité et fraternité ». En même temps, Jules Ferry instaure l’école pour tous, gratuite et laïque et l’instruction obligatoire (les parents gardent la liberté d’instruire leurs enfants par eux-mêmes ou par des précepteurs, voire une école privée et religieuse). Pour en arriver là, il a fallu un siècle. La révolution française de 1789 marque en effet le départ de ce qui était d’abord des revendications. 

Dans l’esprit des républicains des années 1880, la consolidation du régime politique né en 1875 passe par l’instruction publique. En laïcisant l’école, ils veulent affranchir les consciences de l’emprise de l’Église et fortifier l’instinct patriotique en formant les citoyens, toutes classes confondues, sur les mêmes bancs. Dans un premier temps, pour libérer l’enseignement de l’influence des religieux, le gouvernement crée des écoles normales, dans chaque département, pour assurer la formation d’instituteurs laïcs destinés à remplacer le personnel congréganiste (loi du 9 août 1879 sur l’établissement des écoles normales primaires). Dans un second temps, il met en place l’école laïque et gratuite pour tous.

2/ Poser le contexte pour éviter les erreurs et les incompréhensions et prendre du recul

Les concepts de liberté, égalité et fraternité ont pris une importance capitale au milieu du 18° siècle en réaction aux abus de ceux considérés alors comme oppresseurs (le pouvoir religieux et la noblesse). Avec la révolution de 1789 en France, on ne va pas hésiter à faire table rase de ceux considérés comme les oppresseurs. Le régime alors mis en place est nommé celui de la terreur. 

La terreur est-elle le bon moyen pour générer liberté, égalité et fraternité entre tous ? 

Il ne s’agit pas ici de faire le procès des révolutionnaires car il est incontestable qu’il y avait des abus de pouvoirs tant de la part du clergé que de la noblesse, mais le départ de ce nouvel idéal n’a pas été serein et une partie du bébé a été jetée avec l’eau du bain. On souligne cet aspect car quand l’histoire nous met à nouveau dans une période charnière avec des bouleversements, il est tentant pour certains de chercher des boucs-émissaires pour les rendre responsables de tout ce qui ne va pas et se poser comme donneurs de leçons, sans au préalable s’être bien regardés.

3/ Chercher à poser un regard impartial sur l’histoire

Le sujet est très vaste si l’on s’attache à décrire dans l’histoire et selon les pays comment ces droits se sont plus ou moins mis en place, voire pas du tout. On va s’intéresser plutôt à dévoiler les grandes causes qui font qu’aujourd’hui on s’éloigne toujours plus de cet idéal de liberté, égalité et fraternité – repris partout dans le monde – au lieu de s’en rapprocher avec le temps. Enfin, il nous faut souligner que dans de nombreuses parties du monde, l’idéal de liberté, égalité et fraternité n’a jamais été mis en oeuvre, donc à fortiori la question de s’en rapprocher ou de s’en éloigner ne se pose pas. 

L’altération de la liberté :

La liberté à l’origine est le pouvoir qui appartient à l’humain de faire tout ce qui ne nuit pas au droit d’autrui. En instituant la liberté comme un droit acquis à la naissance, avec le temps l’égoïsme et l’avidité ont proliféré, poussé par la profusion matérielle et la vie confortable. Les individus centrés sur eux-mêmes finissent par se couper de leur intériorité, des autres et de la nature et ne sont donc plus responsables et solidaires. En reflet, le système néolibéral s’est imposé partout dans le monde, transformant tout en valeur marchande quelles que soient les conséquences sur le monde et les êtres. S’appuyant sur la consommation d’énergie, la technologie et les systèmes d’informations, le néolibéralisme encourage l’hubris (la démesure) à toutes les échelles. C’est ce système qui aujourd’hui nourrit toujours plus les individualismes et le repli sur soi et avec l’acceptation de pertes de libertés collectives et l’incitation aux libertés individuelles débridées, surtout quand elles génèrent du commerce. 

Pour citer cette altération de la liberté, on va se permettre un néologisme : liber’rien. 

La perversion de l’égalité : 

Pour rappel, l’égalité a été définie en rapport avec la loi qui est la même pour tous et les distinctions de naissance ou de conditions sont abolies. Chacun est tenu à hauteur de ses moyens de contribuer aux dépenses de l’Etat. Au XIX° siècle et jusqu’à 1968, le progrès matériel génère une nouvelle forme de vie: la modernité. Elle se caractérise par la profusion de moyens matériels et le confort grâce à l’utilisation des machines. Elle fait naître la croyance que plus il y a de progrès, meilleure sera la vie. Et ce modèle va petit-à-petit s’imposer partout dans le monde. Aujourd’hui, les systèmes technocratiques avec leurs experts techniques et une centralisation massive, pèsent de plus en plus dans la société et sur les prises de décisions. En étant toujours plus éloignés des besoins des gens du terrain et ne font qu’augmenter les écarts. Et le développement du numérique, malgré ses promesses, accentue cette oppression en imposant pour tous (ce qui est une forme d’égalitarisme) toujours plus de règles hors sol et unifiantes à trop grande échelle ce qui finit par gommer l’altérité.

La perversion de l’égalité telle qu’on l’entend peut-être définie par l’égalitarisme. 

Et la fraternité ?

Depuis l’avènement du monde industriel, et en son sein, a-t-on pu réellement faire preuve de fraternité à l’échelle collective ? Oui bien sûr à travers les classes sociales, les minorités et parfois les nations. Mais ces fraternités particulières ne masquent-elles pas la panne d’une fraternité universelle qui n’arrive pas à émerger tant l’avoir est central et prioritaire ?

Aujourd’hui, dans les quartiers difficiles du monde entier et pour tous ceux en difficulté sociale ou vitale, la fraternité est brandie comme allant de soi alors que dans les faits elle est totalement absente. Une telle hypocrisie provoque en réaction toujours plus de conflits et de rejets violents. 

Pour la fraternité, on se permet une nouvelle fois un néologisme : défraternité, qu’on peut définir comme l’indifférence masquée.

Pour conclure, l’école laïque, gratuite et pour tous n’est bien sûr pas responsable des liber’rien, égalitarisme et défraternité. Là où elle existe, elle apporte des choses essentielles et très bénéfiques comme l’instruction pour toutes les classes sociales et pour tous les sexes, la fin ou au moins une grande diminution de l’asservissement des enfants au travail. Mais cette école s’est comme faite déborder, et depuis plusieurs décennies mais sans succès, on cherche à la réformer pour qu’elle génère à nouveau cohésion, implication et finalement l’envie et la joie d’être citoyen. 

ecolier photo doisneau
| PHOTOGRAPHIE PAR ROBERT DOISNEAU

On peut prendre un exemple d’insuccès. En France, lors des attentats de 2015, l’école a eu comme obligation de réactualiser l’enseignement moral et civique avec dès le lundi suivant les événements, des échanges et des débats sur le sujet. Par endroit, il y a eu des tensions, voir des rejets tant adhérer ou être exclu semblait le choix binaire unique. 

Cette façon dualiste de gérer les choses se répète partout et pose de plus en plus de problèmes. Si à l’école on pose l’égalité comme une évidence mathématique, on a vite fait de faire croire que tous les enfants sont égaux. En droits, c’est certain, mais du point de vue de la constitution de chaque enfant, c’est dangereux. C’est comme de dire qu’un hêtre et un pin maritime sont les mêmes car ce sont des arbres : c’est dangereux pour la biodiversité car alors on peut en remplacer un par l’autre sans vergogne et c’est également dangereux pour chaque arbre. Comment va vivre le hêtre implanté l’été sur la côte méditerranéenne et comment va vivre le pin maritime l’hiver sur les escarpements de la montagne enneigée ? Pour parvenir à se réapproprier ces mots, à élargir nos horizons, le concept du ” Ma ” pourrait peut-être contribuer pour chacun à sortir de l’inertie et du sentiment d’impuissance face à certains maux de nos sociétés.

Lire notre article :

https://journal.res0.fr/comment-placer-du-ma-entre-deux-poles-qui-depuis-trop-longtemps-signorent/

Catégories
Interdépendance et interstices L'humain et son éducation

Comment placer du Ma entre deux pôles qui depuis trop longtemps s’ignorent ?

Le « Ma » nous vient d’Orient et tout particulièrement du Japon. Il est cette manière particulière de relier deux choses distinctes et souvent opposées, en créant une zone, pas simplement spatiale mais aussi temporelle, où on peut reconnaître et apprécier la rencontre harmonieuse des deux choses sans pour autant les confondre. 

Ainsi dans l’architecture d’une maison traditionnelle japonaise, il n’y a pas comme en Occident une coupure franche entre le jardin et la maison mais un intermédiaire, ni jardin ni habitat mais les deux à la fois, pour s’imprégner à la fois dans l’espace et le temps de la qualité des deux entités. 

maison-japonaise_auteur-incconu
Une Maison de thé traditionnelle japonaise

| PHOTO EXTRAITE D’UN ALBUM LAQUÉ DES ANNÉES 1880-1890 – PHOTOGRAPHE INCONNU

Le « Ma » permet de mettre en valeur les deux parties dans leur différences et complémentarités en laissant l’une comme l’autre s’empiéter et tisser entre elles des liens subtiles. Le « Ma » ne peut pas être uniquement défini rationnellement. Il fait aussi appel à la poésie, à l’intuition, il s’ouvre aux approches empiriques pourvu que le résultat soit là : une harmonie naturelle, un savant équilibre où les briques du bon, du beau et du juste délimitent des chemins qui relient. On perd le « Ma » lorsqu’on laisse le jardin intérieur sans entretien et sans direction. Il retombe dans le chaos et l’inconscient. Ce jardin abandonné n’a rien à voir avec la majesté des forêts primaires et sauvages. En l’humain il est synonyme de partialité, de perte d’autonomie dans les réflexions et les décisions, de rapports de force arbitraires, etc… 

Cependant le « Ma » ne tombe pas du ciel mais se transmet, se cultive par ceux qui l’ont reçu et l’ont accueilli en eux-mêmes. Alors comment faire naître du « Ma » en soi et tout autour de soi ? De cette ambition se pose la question de la place du “Ma” dans l’éducation, et nous avons donc choisi d’explorer l’équilibre entre la liberté et l’interdit, mais aussi le dialogue entre l’égalité et la pluralité et la cohabitation entre la fraternité et l’antagonisme. Nous avons vu dans l’article “Liberté, égalité, fraternité, des amis en périls ?“ que ces concepts finissent par s’opposer ou s’ignorer, laissant le terrain aux trois poisons liber’rien, égalitarisme et défraternité. Liber’rien et défraternité sont deux néologismes pour marquer respectivement l’altération de la liberté et l’indifférence masquée. 

Ce qu’on propose ici n’est qu’une approche, parmi bien d’autres très certainement, pour créer et entretenir du « Ma ». S’inscrivant dans un temps élastique et s’appuyant sur 5 étapes, cette méthode dépend du niveau d’incorporation du « Ma » de celui qui la transmet et du niveau de conscience de celui qui reçoit l’enseignement.

Liberté – égalité – Fraternité – Interdit – Pluralité – Antagonisme

ETAPE 1 :

D’abord, l’idée est d’essayer de répondre aux questions qui suivent en cherchant des évènements et des expériences concrètes, dans sa propre vie et dans la société dans laquelle on est, qui sont capables de les illustrer. On peut tourner ces questions de bien des façons, l’essentiel est de créer du sens pour chacun des 6 mots et entre ces mots. Cette réflexion permet aussi de se rendre compte qu’il n’est pas simple de les ajuster ensemble car, par nature, on peut avoir tendance à en privilégier certains plus que d’autres. 

  • Y a-t-il des limites à sa propre liberté et si c’est le cas comment les définir ?
  • Sous prétexte de protéger, doit-on accepter tous les interdits ?
  • Sous prétexte d’égalité, doit-on imposer à tous les mêmes choix ?
  • Sous prétexte de respect des différences donc de la pluralité, doit-on en déduire des échelles de valeurs ? 
  • Faut-il partager des appartenances pour être fraternel ?
  • La fusion ou le rejet sont-elles les uniques solutions pour ceux qui s’opposent et sont donc antagonistes ? 

Si on se place dans le cadre de l’enseignement donc de l’éducation, de telles questions sont certainement trop complexes à aborder directement avec de jeunes élèves. Il va falloir utiliser les situations de vie, donc des évènements du quotidien, pour que petit-à-petit ces élèves s’approprient ces concepts et soient capable de les différencier. 

Se pose alors la question de comment on enseigne aujourd’hui. Si les enseignants comme les parents ne font qu’apporter à l’élève ou à l’enfant des connaissances dans les moments de vies partagés, la possibilité de créer du « Ma » est très faible. Les connaissances deviennent alors stériles, elles ne font pas ou peu émerger de l’élève ou l’enfant de nouvelles attitudes et comportements car alors on lui demande seulement d’absorber des connaissances pour pouvoir les restituer intelligiblement. On ne lui demande pas de les confronter à un vécu et d’en tirer des expériences. 

Pour que les enseignants amènent leurs élèves non seulement à se poser la question du sens des choses mais aussi à faire des liens avec leurs vies, cela implique entre eux et leurs élèves l’existence d’un « Ma ». Dans cette approche, le « Ma » dévoile ses exigences avec la nécessaire intention, attention et donc reconnaissance réciproque pour que la relation induite soit féconde et transformatrice dans le bon sens. C’est bien sûr aux enseignants à faire les premiers pas. C’est à eux de savoir comment rentrer dans une certaine intimité avec les élèves sans enfreindre leurs libertés, comment rester impartial face aux évidentes pluralités, comment faire preuve de fraternité sans tomber dans la familiarité ou les préférences. Ce faisant les enseignants sont à l’épreuve de faire du « Ma » et assume leur position de modèle même imparfait.

Pour former des citoyens libres, égaux et fraternels, ils doivent avoir incorporé en eux cet idéal de citoyen ou au moins y tendre. C’est tellement plus simple de se réfugier dans les savoir-faires et la technique avec pour seule exigence le fait de savoir. Etre engagé à faire émerger des qualités, c’est autre chose, notre grande responsabilité humaine, et la clé de l’étape suivante. 

ETAPE 2 :

Imaginons toutefois que non seulement ceux qui sont placés comme enseignants cherchent et arrivent à partager des moments de vie avec leurs élèves, qu’ils sont vigilants à faire sortir ces 6 questions dans le contexte des vécus partagés, ils vont peut-être arriver à ce que ces questions deviennent intéressantes et importantes pour leurs élèves, donc que ces derniers s’impliquent. Cette étape est en quelque sorte l’étape pivot, car aujourd’hui qui se donne l’autorisation de mettre l’accent dans les échanges au quotidien sur des concepts qu’on a vite catalogué comme concepts d’ordre philosophique ou moral ? 

Cela sous-entend donc que sans vie morale et questionnement philosophique, l’idéal du citoyen soucieux de liberté, égalité et fraternité ne peut être transmis. En effet, il ne va pas de soi d’être attentif à limiter sa propre liberté pour garantir celle d’autrui. Il ne va pas de soi de s’empêcher, donc de se poser des interdits, pour que chacun puisse jouir de sa liberté. Il ne va pas de soi d’être impartial et de garantir l’égalité quand à l’inverse on peut en tirer un profit. Il ne va pas de soi qu’en reconnaissant les différences donc la pluralité on ne cherche pas à se comparer pour légitimer une place au-dessus. Il ne va pas de soi de reconnaître une communauté de destin donc une forme de fraternité, quand les appartenances de l’autre s’opposent aux siennes. Il ne va pas de soi d’accepter des antagonismes quand on a la faiblesse de vouloir être aimé ou apprécié à n’importe quel prix. 

Dans cette étape, il faut être patient car nombreuses sont les voies d’assimilations et avec, la façon pour chacun de s’impliquer à donner du sens à ces questions. L’étape suivante est celle où dans un groupe, un nombre suffisant d’élèves se sont impliqués. Une dynamique se met alors en place et entraîne même les plus récalcitrants. Ces derniers ne sont pas rejetés ni poussés mais pris en compte et entraînés pour être de plus en plus concernés. 

ETAPE 3 : 

A partir de l’implication des élèves qui développent alors la capacité à trouver par eux-mêmes des situations relevant de chacune de ces questions, les enseignants peuvent alors commencer à mailler les 6 questions entre elles. C’est le moment des analogies, des tissages fondateurs de repères. Chez les élèves émerge la capacité de jugement, le discernement et la possibilité de prendre du recul sur les tendances de la société comme sur ses propres tendances. La complexité se met en place, et avec le « Ma », qui se traduit par un regain de tolérance, d’intérêt et d’ouverture pour les différences. L’élève sort de la chrysalide de l’à priori et des modes. Cette étape marque l’autonomie de chaque apprenant qui par lui-même cherche non seulement à comprendre mais à vivre harmonieusement pour lui et tout ce qui l’entoure les 6 concepts de liberté, interdit, égalité, pluralisme, fraternité et antagonisme. Les 6 ont une place en lui, il les a différenciés, mais ce n’est pas pour cela qu’il les applique avec discernement au quotidien. Arrive alors l’étape d’une réelle introspection. 

ETAPE 4 :

On peut revenir alors aux termes de liber’rien, d’égalitarisme et de défraternité qui sont les preuves d’absence ou manque de « Ma » entre les 6 termes. Et l’élève de s’interroger où chez lui, le « Ma » peut être amélioré et se mettre à l’ouvrage pour devenir meilleur. Il découvre ses limites et avec ses peurs et ses ombres. Il passe par un combat intérieur et s’il ne s’arrête pas là, arrive la 5° et dernière étape.

ETAPE 5 :

Cette étape est celle où par ses efforts pour s’améliorer, un centre et une raison d’être émerge. Dans le cadre des concepts qui nous intéressent ici, on peut dire que la dimension de citoyen est totalement incorporée, qu’on est prêt à la partager et à la faire prospérer à travers ce que la vie nous a donné comme moyens d’expressions. 

Pour conclure, quand le mariage entre liberté, égalité, fraternité et interdit, pluralité, antagonisme est harmonieux, cela signifie la présence du « Ma » entre les six. Souhaitons que ce court article puisse inspirer tous ceux qui en position d’enseignant sont motivés à faire éclore des citoyens en commençant par le faire déjà en soi. Et si les six mots proposés ici ne parlent pas, on peut les remplacer par d’autres comme par exemple, créativité, altruisme et intégrité mariés avec responsabilité, différenciation et souplesse. L’essentiel, on le répète, est de donner l’opportunité de s’engager dans un processus d’individu responsable, intègre et altruiste, la voie ou « Do » pour reprendre un autre terme japonais. 

« Nous vivons dans un monde avec beaucoup moins de certitudes et chacun doit se tourner vers ses certitudes intérieures, essayer de se reconstituer un certain monde. Dans les époques antérieures régnait une morale fixe, trop rigide certainement, mais aujourd’hui, où la morale est mise à mal par la domination de l’argent, chacun doit trouver le moyen dans ce monde-là de se reconstituer une certaine éthique1Henry Bauchau, Un arbre de mots, p.18, Ed. de Corlevour, 2007.. »
Henry Bauchau

Odile redon, un oeil vers l'infini, liberté, égalité, fraternité
À Edgar Poe (L’oeil, comme un ballon bizarre se dirige vers l’infini)

| LITHOGRAPHIE D’ODILON REDON – LOS ANGELES COUNTY MUSEUM OF ART

Références

Références
1 Henry Bauchau, Un arbre de mots, p.18, Ed. de Corlevour, 2007.
Catégories
Films L'humain et son éducation

Paul dans sa vie

paul dans sa vie documentaire
Paul dans sa vie est un documentaire de Rémi Mauger sorti en 2006.

| PHOTOGRAPHIE EXTRAITE DU DOCUMENTAIRE

Rémi Mauger est journaliste et réalisateur de documentaires. Originaire de Normandie et amoureux de son terroir, il décrit la façon dont Paul Bedel, un paysan normand alors âgé de 76 ans, est présent dans sa vie.

De façon très poétique, sensible et pudique, l’intimité de Paul Bedel se dévoile, une intimité où tout s’articule et se renforce pour durer harmonieusement, magnifiée par la patine du temps et les bonnes intentions. Paul dans sa vie est un hymne à la simplicité et à la sobriété et où pourtant la richesse foisonne. C’est aussi le témoignage de la fin d’une façon d’être dans le monde où l’humain était partie prenante et intégré à la nature dans sa diversité. Si voir ce documentaire peut créer une certaine nostalgie, c’est aussi une invitation optimiste pour faire preuve de résilience, de créativité et de foi quels que soit les imprévus et les épreuves qu’on traverse.

Pour reprendre un thème qui nous est cher, Paul, à travers l’exemple de sa vie, réussit un « bon ma » avec tout ce qui l’entoure. Rien n’y est exclu, tout y a sa place et fait sens. Paul a des liens organiques et des échanges vivants avec le village, les habitants, la famille, l’église, le café, les commerçants, le bocage, la mer, les animaux domestiques comme sauvages, les vieilles machines, les arbres, les fleurs, la météo et même l’étrange usine qu’on aperçoit, là-bas, au loin. Tous ont besoin de Paul et inversement.

Cette relation d’osmose si particulière nous semble très importante à faire connaître pour montrer d’une part que c’est possible. D’autre part, du point de vue de l’éducation, cela évoque ce qu’Edgar Morin appelle l’enseignement de la condition humaine

paul bedel
Paul Bedel est décédé en 2018 à 88 ans.

| PHOTOGRAPHIE DE JEAN PAUL-BARBIER
Catégories
Articles Interdépendance et interstices

La plénitude du vide : Peinture chinoise et japonaise

Michel Random (1933-2008), extrait de son livre “L’art visionnaire”, 1991, Ed Philippe Lebaud.

kimochi zen vide plénitude aïkido
Fondateur de l’Aïkido Morihei Ueshiba
Kagura Mai – La danse des dieux

Michel Random fait partie des “auteurs graines” qui nous aident à tourner nos regards vers l’invisible et en tirer du sens. Passionné d’extrême orient, de poésie, d’arts martiaux et de philosophie, il a su les décliner aussi bien en tant qu’écrivain, cinéaste, journaliste ou photographe. Dans cet extrait, il nous donne une admirable définition du Ma. Avec, il nourrit nos modes d’accès à l’interdépendance.

Michel Random (1933-2008), extrait de son livre “L’art visionnaire”
Au début du VIe siècle, Sie Ho rédige une préface à son livre devenu célèbre : le Kou houa-p’in lou. L’ouvrage, consacré à la peinture, détermine les six principes qui doivent présider à l’élaboration d’un tableau. Le premier principe définit ce qui détermine la vision de l’œuvre. L’artiste doit être animé du souffle vital qui habite toute chose, il doit “se mettre à l’unisson de cette âme cosmique et se laisser envahir par son énergie afin de pouvoir, en un moment d’illumination, devenir le véhicule par lequel elle s’exprime”.

Le souffle vital (ou Chi en chinois, Ki en japonais), comparable au “pneuma” grec, ou au “mana” des Iles Pacifiques, “prana” en Inde, est aussi bien en l’homme que dans la nature. 

L’éveil de ce souffle, ou énergie, procède d’une action consciente. La conscience potentialisant en quelque sorte l’éveil et la manifestation des pouvoirs du souffle vital. Dès lors, l’homme anime ce qui lui est commun avec l’univers, il retrouve son identité cosmique et , de cette identité naît la vision. 

Le peintre chinois se rendait devant la montagne. Il la regardait, une heure, un jour, dix jours ou plus. Il se laissait imprégner par un lieu et un paysage jusqu’à ce qu’il en ressente le fond et l’âme. Alors il retournait à son atelier, portant en lui-même l’essence du paysage, et se mettait à peindre. Une œuvre naturelle, fantastique et délicate surgissait, chacun des éléments de la nature trouvait sa juste place. L’homme et la nature participaient d’une même vibration, et une création harmonieuse et accomplie traduisait à son tour cette intense vibration. 

En dépit des apparences, le cours du temps paraît en Chine et au Japon toujours immuable et égal à lui-même. Cela, de toute évidence, parce que la culture millénaire qui relie l’homme au ciel n’a jamais été brisée. L’empire du Milieu est avant tout celui d’un espace où tout est ordre, structure et concordances. Espace et temps ne font qu’un, vibrent l’un par l’autre et associent l’homme à l’énergie du vide. 

Mieux que de longues explications, l’histoire suivante éclaire subtilement cette réalité chinoise : 

Deux peintres très prestigieux et très célèbres vivaient en Chine à l’époque de la dynastie Yuan (XIVe siècle) : Li Chih-sing et Jen Jen-fa. La qualité de leur peinture et leur grandeur respective faisaient l’objet de disputes et de discussion passionnées, si bien que l’empereur lui-même décida de trancher le débat. Il proposa à chacun de peindre un paysage sur les parois opposées d’un grand salon de son propre palais. Durant des mois, les deux peintres travaillèrent sans relâche, séparés par deux rangées de doubles rideaux noirs. 

Vint le jour de l’inauguration. Suivi de toute sa cour de dignitaires, de poètes et de philosophes, l’empereur admira, pour commencer, le paysage de Li Chih-sing. Le spectacle qui s’offrait devant lui le bouleversa à un tel point qu’il s’écria tout haut “Il est impossible qu’un être humain puisse dépasser une telle perfection ! Si cela était, je lui ferais don de toute une province !”

On écarta alors le grand rideau noir. Mais ce ne fut qu’un cri de stupéfaction. Sur le mur d’en face, dans une transparence et une lumière admirable, se reflétait le tableau du premier peintre. Durant des mois, Jen Jen-fa s’était en effet ingénié à polir son propre mur, de telle sorte qu’il devint aussi brillant et transparent qu’un miroir. Mais, en vérité, ce n’était plus un tableau. Le salon n’existait plus. C’était la nature elle-même, mystérieuse et profonde, avec ces vallonnements, ses arbres, ses rochers et ses lumières infinies que l’empereur et sa suite avaient devant les yeux. Quand il revint de sa stupéfaction, le souverain appela vers lui le maître : “Que [glossary_exclude]ma[/glossary_exclude] parole soit tenue, je vous fais don de [glossary_exclude]ma[/glossary_exclude] plus belle province!” Jen Jen-fa s’inclina profondément devant l’empereur et le remercia vivement, mais il déclina l’offre. “Mon royaume est plus grand qu’une province”, dit-il. Alors, lentement, il se dirigea vers le mur où se reflétait le paysage. On le vit s’y avancer comme si ce paysage était parfaitement réel, y cheminer, puis disparaître derrière un grand rocher. Aussitôt, la prodigieuse magie cessa. Abasourdis, l’empereur et sa suite ne virent plus devant eux qu’un mur de brique rouge parfaitement opaque, et jamais on ne revit le maître Jen Jen-fa. 

Cette légende chinoise résume assez bien l’un des concepts qu’il nous est très difficile de comprendre en Occident et qui est pourtant coutumier aux Japonais comme aux Chinois : l’identité de l’espace et du temps. 

C’est le sens profond de cette histoire : le peintre chinois entre dans son tableau parce que la réalité n’est qu’apparence : seul l’invisible et ses lois secrètes est réel. 

Au Japon, le mot Ma exprime un espace vide compris entre deux choses. Ce vide est la vraie réalité, il est le contraire du néant tel que nous le concevons. Il est l’énergie qui unit par exemple deux atomes entre eux, la puissance subtile et mystérieuse qui crée toute relation entre la terre et le ciel. Toute énergie subtile est forcément invisible, mais les choses ne coexistent et n’existent que pas sa puissance qui unit chaque particule, chaque atome et tous les mondes. 

Le Ki fait vibrer la matière et l’esprit. En Chine comme au Japon, le Tao explique l’essence de tout ce qui est vivant. Un arbre, un fleuve, une chute d’eau, un homme, une femme peuvent devenir Kami, s’ils réalisent leur essence, c’est-à-dire être digne de vénération. Ainsi un arbre millénaire est, dans les sanctuaires shintô au Japon, souvent entouré d’une corde exprimant sa nature sacrée et son essence profonde. 

Le destin de l’homme est l’accomplissement de cette essence. il doit la nourrir de toutes les forces subtiles et vivifiantes qui émanent de la terre et du ciel. L’homme est un centre, il établit la relation entre le visible et l’invisible. 

Cette relation permet de comprendre pourquoi le sens de l’infini présent est la source de la spontanéité, du jaillissement créateur, c’est-à-dire une communion naturelle, ou un souffle qui intègre l’homme à la nature universelle. Rien n’est plus séparé, tout devient un présent continu. 

Ainsi, l’art du sumiye enseigne la spontanéité du geste. Devant l’artiste n’existe qu’une feuille de papier infiniment poreuse et très fine. Pour tout instrument, il ne possède qu’un gros pinceau imbibé d’encre très noire. Très vite, à la vitesse de la pensée, le dessin doit surgir, léger et sans hésitation. La moindre pesanteur, le moindre relâchement, et aussitôt une tache indélébile se forme, et il faudra recommencer. 

L’art de tirer le sabre au Japon traduit cette même spontanéité. Le sabre doit jaillir du fourreau de telle sorte qu’il n’y ait pas, dit-on, l’épaisseur d’un cheveu entre la pensée et l’action. Il en est de même dans le théâtre nô. Zeami, le grand maître et fondateur de cette forme théâtrale, au XIIIe siècle, disait que la perfection de l’art nô était non dans le fait d’interpréter un rôle mais dans son contraire, la non-interprétation : l’esprit doit être instantanément présent à tout événement comme à toute émotion. Si la concentration est trop forte, le jeu s’en ressent : on doit être présent sans tension, être comme le souffle. “C’est en cela, dit Zeami, que consiste la puissance mentale qui relie par l’unicité de l’esprit les dix mille moyens d’expression.”

Les dix mille moyens d’expression, c’est encore ici la réalité du Ma. C’est parce que le tireur à l’arc réalise en lui le vide que la flèche peut jaillir spontanément, que le sabre fend, et l’acteur du nô être libre dans le jeu de la création. De même le peintre donne au paysage une perfection subtile où tout ce qui est voilé devient visible, tout ce qui est visible se trouve voilé. Créer ou être, c’est aussi et sans fin établir ce jeu des correspondances : “C’est dans l’absence de forme que réside le merveilleux”, dit Zeami. 

Peindre un paysage ne consiste pas à le représenter tel qu’il est, mais à le ressentir à travers les lignes, les formes et les lumières qui relient rochers, herbes et ciel. Au-delà des apparences, le corps subtil du paysage se révèle. La qualité d’un artiste se mesure à son degré d’éveil, à sa sensibilité, à sa science pour manifester l’indéfinissable et le caché. Dépouillé à l’extrême, le paysage devient un être vivant, vêtu d’espace et de blancheur.