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Lettre à Edgar (Morin)

Nous ne comptons plus tes livres, articles et interviews qui ont jalonnés les chemins de nos pensées, depuis plus de 30 ans pour certains. Toute ton oeuvre forme une constellation qui nous inspire, un magnifique ciel étoilé qui éclaire aussi bien le passé et ses racines, notre présent et les temps à venir.

Et là, encore, alors qu’en 2021 tu auras 100 ans, nous avons dans nos mains ton nouvel essai écrit avec ta compagne Sabah Abouessalam, « Changeons de voie ».

Edgar mirin
MORIN Edgar – journal du cnrs – Edgar Morin ou l’éloge de la pensée complexe

| ©BASSO CANNARSA/OPALE/LEEMAGE

Edgar, c’est une déclaration d’amour que nous te livrons ici. Un amour platonique mais qui oscille entre sapiens et demens. Nous sommes un échantillon des mauvaises herbes que tes pensées ont fait grandir. Et dans les champs que tu as produit, les mauvaises herbes que nous étions sont devenues des arbres, une forêt, sans même s’en rendre compte. Un être complexe, « multi-être », abritant de nombreuses autres espèces, conscient de ses nombreuses ramifications.

Edgar, toi le grand arbre, Maître arbre, du haut de tes 10 fois 10 ans, entends-tu, ressens-tu comme nous ce martèlement des bottes1En référence à la montée du climat de guerre entre 1930 et 1940, époque qu’Edgar Morin a vécu alors jeune adolescent, mais déjà conscient et engagé., ce moment où les armées se mettent en place ?

Mais comme tu l’as si souvent écrit, l’improbable peut aussi survenir alors peut-être que nous nous trompons, gardons l’espoir. 

Tu as aussi certainement perçu ce calme avant la tempête, à l’occasion du covid 19, avec dans les villes et les campagnes l’arrêt des moteurs et des bruits artificiels, des ciels redevenus clairs sans traînées de passages d’avions, un air plus propre et à nouveau des senteurs naturelles, l’arrêt de ce qui va vite. Et puis l’été arrivant et le nombre de malades baissant, la reprise en marche forcée, l’injonction de relancer les machines… Tristesse.

Edgar, nous ne sommes pas inquiets pour nous, pas trop. Nous souhaitons depuis longtemps tourner la page de ce qui fait tourner ce monde. Que certains de ses aspects disparaissent ne nous gêne pas, au contraire. Mais comme toi, nous aspirons profondément lors du passage de relais, à savoir quoi dire et être pour ceux qui suivent.

Toi qui n’a eu de cesse de te battre pour léguer à la postérité les ingrédients du sel de la vie, avant que tu partes, nous avons besoin d’un signe, d’un interstice, quelque chose d’invisible mais bien réel, quelque chose de magique entre nous alors que nous ne sommes qu’une minuscule forêt de ton immense jungle.

Aussi, comme de ton vivant, très certainement nous ne nous rencontrerons pas, nous te proposons un pari qui ne va pas dans le sens de ta laïcité mais qui va bien dans le sens de tes incertitudes. Au cas où une fois mort, tu n’es pas complètement mort et que tu peux te déplacer à ta guise, peux-tu de temps en temps nous visiter ? 

Nous, le carré de la minuscule forêt. Au ciel, il doit bien y avoir l’équivalent d’un GPS pour s’y retrouver.

Nous comptons sur toi pour nous glisser des messages, quelques bonnes suggestions sur nos erreurs et nos vérités, sur nos compréhensions et incompréhensions, sur notre capacité à intégrer nos contradictions. Et aussi tous tes autres conseils auxquels on ne pense pas, mais qui peut-être sautent aux yeux depuis ton futur poste d’observation.

Cher Edgar, on ne veut pas te pousser trop vite sur l’autre rive, surtout pas. C’est ton magnifique visage sur la couverture de ton dernier livre « Changeons de voie », ce clin d’œil éternel qui nous a poussés à oser être si familier. Nous sommes si proches !

Merci Edgar !

edgar morin changer de voie
Edgar Morin, Changeons de voie, Ed. Denoël, 2020

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1 En référence à la montée du climat de guerre entre 1930 et 1940, époque qu’Edgar Morin a vécu alors jeune adolescent, mais déjà conscient et engagé.
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Articles Interdépendance et interstices

La fascination pour l’ombre : de l’esthétique à l’astrophysique

monotype-camille-cosson
| MONOTYPE DE CAMILLE COSSON

Ce sont les nombreuse périodes d’incertitudes que nous traversons au cours de la vie, comme celle que nous vivons en ce moment avec les diverses crises à travers le monde, qui nous paraissent les plus sombres. En effet, le doute nous met dans une situation inconfortable, comme dans la pénombre. Pourtant, c’est de cette incertaine ombre qu’émèrgent la curiosité, l’intérêt, voire la fascination. Dans l’esthétisme japonais comme dans la science, c’est dans cet interstice entre lumière et ténèbres que réside le sublime.

Dans son essai Éloge de l’Ombre1 Éloge de l’Ombre, Junichirô Tanizaki – 1933, Junichirô Tanizaki nous dévoile sa fascination pour l’esthétique traditionnelle japonaise. A l’opposé du style occidental blanc, propre, lumineux voire aveuglant, l’esthétique japonaise est plutôt d’ombre, “un peu sale”. Les objets ayant accumulé avec le temps des marques de l’usage et de la crasse, “le lustre de la main”, gagnent une valeur très particulière. Pour Tanizaki, les objets d’époques, mais aussi le théâtre, tout ce qui participe du patrimoine traditionnel, sont faits pour être contemplés dans la pénombre. Nos nouveaux éclairages, nos nouveaux besoins d’immaculé rendent ces objets grossiers et tape-à-l’œil. Ils emportent toute la finesse de l’art traditionnel japonais.

C’est qu’il y a dans l’ombre tout ce que notre imagination veut bien créer. C’est un terrain de jeu pour l’esprit, où le mystère précède à la créativité puis redevient mystère. Ainsi l’ombre sublime les objets et les personnes (Tanizaki évoque dans ses ouvrages la figure de la “femme de l’ombre”, presque intégralement cachée par ses vêtements et recluse dans sa maison). L’apparition d’un détail à la lumière faible d’une bougie ou des rayons du soleil filtrés par les shôji sur un bol, un meuble submergé de ténèbres rend ce détail infiniment précieux. Notre imagination est lancée dans un voyage créatif pour tenter de deviner la partie ombragée de l’objet.

L’ombre, c’est aussi le noir dans la lumière. Elle se détache de la pleine lumière, mais elle n’est visible qu’à proximité d’une source lumineuse. C’est dans l’opposition des ténèbres à la lumière qu’elle existe, comme si elle cherchait à brouiller cette opposition, à la rendre plus subtile.

Mais les finesses et les mystères traditionnels sont menacés par nos néons, nos carrelages blancs, nos polissages. Aussi, il semble difficile aujourd’hui de réunir les conditions esthétiques optimales pour apprécier ces objets anciens. Pour qui résiste à la fascination de l’ombre, les objets de culture traditionnelle risquent de devenir vulgaires et sans intérêt. 

L’astrophysique ravive cependant cette dimension de l’esthétique japonaise. Le cosmos, c’est l’espace de l’imaginaire où il nous reste tant à découvrir. C’est l’espace de la matière noire, de l’énergie noire — que l’on se plaît à assombrir en français, par rapport aux termes anglais “dark matter” (matière sombre) et “dark energy” (énergie sombre). On retrouve toute notre fascination pour l’obscurité, que l’on avait peut-être oubliée à force de progrès. Et même si aujourd’hui on cherche activement à jeter la lumière sur ces mystères que sont la matière noire et l’énergie noire, la pénombre ne disparaîtra pas avec notre méconnaissance. Le ciel nocturne est toujours noir, même maintenant que la raison de cette noirceur nous est connue.

L’adjectif “noir” a été choisi pour désigner plusieurs objets de la physique2D’après Les Idées noires de la Physique, Roland Lehoucq et Vincent Bontems – 2016 : la matière et l’énergie comme on l’a déjà dit, mais également les corps noirs, les trous noirs… Il marque notre méconnaissance, mais aussi notre curiosité, notre fascination pour ces objets. Le qualificatif s’accole au nom commun pour le sublimer (du banal trou à l’insondable trou-noir). C’est l’admirable niger (“noir”, “noir brillant w” en latin), par rapport au noir ater (“noir mat”, qui donne le suffixe péjoratif -âtre). 

La tentation d’illuminer de nos connaissances ces ténèbres de l’univers persiste, mais ces concepts astrophysiques nous redonnent au moins la fascination perdue de l’ombre. Peut-être peut-on espérer un jour, par l’influence des sciences sur notre culture, retrouver dans la patine des couverts le noir sublime que nous louange Tanizaki, plutôt que l’ater dont nous tentons sans cesse de nous débarrasser. Peut-être saura-t-on apprécier à nouveau les objets traditionnels tels que les artisans les avaient fabriqués : dans l’ombre, et révélant tout leur beauté dans cette même ombre.

trou noir super massif Nasa
Le télescope Hubble a permis de découvrir un trou noir supermassif dans un galaxie naine extrêmement dense en étoiles.


| IMAGE NASA – 2017 

Références

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1  Éloge de l’Ombre, Junichirô Tanizaki – 1933
2 D’après Les Idées noires de la Physique, Roland Lehoucq et Vincent Bontems – 2016
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Articles Ethique du genre humain Interdépendance et interstices

De la “Coronavigation en air trouble” d’Alain Damasio

Parmi la quantité d’articles en rapport avec la crise du coronavirus, la série de 3 articles d’Alain Damasio intitulée “Coronavigation en air trouble” nous a parue particulièrement pertinente pour ce pas de côté qui nous est cher. Se positionner par rapport à cet auteur engagé permet non seulement de prendre du recul mais aussi de voir l’actualité sous un angle moins formaté grâce à la touche de poésie si particulière d’Alain Damasio. Nous vous invitons à lire ces articles ainsi que nos réflexions sur certains points qui nous ont fait rebondir, afin d’amener une diversité dans cette approche de pas de côté.

Damasio A., “Coronavigation en air trouble (1/3)”, 27 avril 2020

Damasio A., “Coronavigation en air trouble (2/3): petite politique de la peur”, 29 avril 2020

Damasio A., “Coronavigation en air trouble (3/3): pour des aujourd’huis qui bruissent”, 2 mai 2020

Bd horde du contrevent
Bande-dessinée “La Horde du Contrevent”, roman d’Alain Damasio

| ILLUSTRATION PAR ERIC HÉNINOT

Être ou ne pas être platonicien ?

“Je n’ai jamais été platonicien, ni cru que la vérité se cachait et que notre tâche serait de la dévoiler. Je crois que la vérité est produite, comme Foucault, Nietzsche ou Deleuze. Qu’elle est une construction”.

(Article 1/3)

Sans croire à un déterminisme absolu, on peut constater un certain nombre de “coïncidences” tant dans la vie que dans le monde qui nous entoure. Et cela va dans l’idée platonicienne que la vie et l’histoire ont un sens, ou tout du moins sont sous des influences fortes et parfois absolues. Paradoxalement, on peut aussi constater que nous sommes libres de tenir compte ou non de ces influences. Aussi, avant de produire de la vérité, comme l’affirme Alain Damasio, ne produit-on pas d’abord un chemin ? Ce chemin est large et laisse faire à chacun ses expériences. Cependant, si ces dernières nous éloignent, voire nous font sortir du chemin, cela provoque ce qu’en Inde on nomme le karma, une loi pour rappeler le sens des choses et parfois brutalement. 

Ce qui est complexe dans l’épanouissement humain et son chemin, c’est d’aspirer à la fois à être différent au niveau individuel et d’être inclus. Si l’humain en question accepte ce processus d’involution/évolution, il passe d’abord par une étape préparatoire (sa formation, avec la mise à disposition de ce qui au début n’était que latent et la prise de conscience de ses limites), puis par une étape où, ayant en mains tous les outils, il se met à l’épreuve pour aller au-delà, rentrer en contact avec le mystère et ce qui lui échappe. Ce faisant il affronte ses peurs et comprend le sens de la vie, sans pour autant la vivre effectivement. Il peut alors faire le don de sa vie en se mettant au service des autres. C’est l’étape du dépouillement où en abandonnant toutes les vieilles peaux et les préjugés tant sur soi-même que sur les autres et le monde, il va petit-à-petit s’accepter profondément puis trouver la façon de vivre son dharma ou loi d’action, pour reprendre un terme bouddhiste. Prenons maintenant l’exemple d’un arbre: la graine contient dès le début la composante “arbre” qui alors n’est qu’à l’état potentiel. Il n’est pas dit que l’arbre pourra s’épanouir, car dans sa vie pleine d’épreuves des facteurs rentrent en compte, parfois indépendamment de ses propres actions. De plus si l’arbre se prend pour une pierre, il y a de fortes chances que son épanouissement en tant qu’arbre ne se passe pas au mieux. Derrière cette image, il y a la notion d’être inclus et pour l’arbre de faire un avec sa propre nature. Bien sûr abandonner les vieilles peaux ne va pas de soi, mais si vaille que vaille le cap est maintenu, la sagesse éclaire alors le chemin, et tout fait sens dans ses trois acceptions. Le sage ou l’arbre vénérable ainsi révélé peut alors aider ceux qui aspirent à de tels parcours et sans jamais l’imposer.

Quelle est la place de la peur ?

“Ce couplage entre l’angoisse et ses conjurations imparfaites est un must du psychopouvoir. Une machine de guerre qui tourne toute seule à plein régime parce que son carburant est en vous, inépuisable : c’est la peur de mourir — et de faire mourir. Ceux qui ragent contre la restriction hallucinante de nos libertés en si peu de temps et de façon si abusive ont intégralement raison. Sauf qu’ils voient rarement que le contrôle est une demande sociale massive. Le gouvernement n’aura même pas besoin d’imposer le port du masque ni cette appli d’inter-délation censée tracer les porteurs du virus. Il n’y pas de complot. Il n’y a jamais que des stratégies à l’arrache de gouvernements aux abois qui se raccrochent aux branches d’un paternalisme qu’on leur demande de fleurir, nous les enfants peureux.”

(Article 1/3)

“Pourquoi un tel empire de la peur sur nos choix ? Un tel besoin viscéral de sécurité triste ? J’essaie depuis 30 ans dans mes romans de répondre à ces questions. Parce qu’elles touchent pour moi au cœur de ce que j’aimerais, à l’inverse, porter : une capacité à être digne de cette grâce, de ce don sublime d’être vivant. D’être un être vivant. Avec sa liberté intacte, qu’accroissent et déploient nos liens soutenus avec les autres.”

(Article 2/3)

“Tout part selon moi d’un rapport à la peur. La peur est cette émotion précieuse pour toute espèce parce qu’elle préside, à l’origine, à notre survie concrète. Elle nous sauve en nous alertant d’un danger imminent et mortel. Sauf que notre modernité, à mes yeux, l’a complètement dévoyée. En éliminant nos prédateurs et nos principales causes de mort possible, en terraformant nos espaces et en les hygiénisant, nous avons tout à la fois augmenté notre espérance de vie et abaissé notre niveau de tolérance au danger, à tout danger, même minime. Notre aptitude au courage a suivi : moins vive, moins coriace.”

(Article 2/3)

“En cédant à la peur, on cède du même coup aux stratégies triviales des pouvoirs. On les permet et on les facilite. On leur offre un boulevard.”

(Article 2/3)

“Si le capitalisme est si présent, s’il infiltre partout ses liquides, s’il démultiplie de façon fractale ses logiques jusqu’aux secteurs qui avaient su longtemps le repousser (l’éducation, la santé, l’humanitaire, l’amitié, la militance, l’art…), c’est parce qu’il prend en nous son énergie. On l’irrigue avec notre sang ; on l’électrise avec nos nerfs ; on le rend intelligent avec nos cerveaux. Il nous manipule avec nos propres mains. Barbara Stiegler encore : « le néolibéralisme n’est pas seulement dans les grandes entreprises, sur les places financières et sur les marchés. Il est d’abord en nous, et dans nos minuscules manières de vivre qu’il a progressivement transformées ».”

(Article 2/3)

Ces 5 extraits des articles d’Alain Damasio sont en rapport avec la peur. À juste titre, Damasio démontre comment en voulant chasser la peur et l’éradiquer, nous permettons à celle-ci de nous gouverner et de nous faire même passer à l’état de manipulés avec consentement. A l’extrême de ce processus d’humain vaincu, c’est ce que Hannah Arendt a nommé “l’homme de masse”. 

L’homme de masse n’a pas, n’a plus, de conviction propre. Il a capitulé de l’intérieur et se retrouve déraciné et isolé, même au milieu des siens. Il est donc facilement séduit par la cohérence et l’apparente infaillibilité d’un système. Alors, attention à l’indifférence, attention au repli sur soi, attention au trop grand besoin de confort et de sécurité. 

martin luther king

Heureusement, de tout temps, il a existé des hommes et des femmes qui en aucunes circonstances n’ont perdu le lien avec leur intégrité morale. La raison d’être de ces hommes et de ces femmes a à voir avec cette question de la peur et plus précisément du rapport entre la vie et la mort. Or, penser qu’il s’agit ici de guerriers ou de militaires de toutes sortes serait extrêmement réducteur car on ne compte plus les myriades de guerriers qui ont “vendu leur âme” pour se préserver ou pour être reconnus. Ceux qui nous intéressent ici sont présents dans toutes les classes de la société et à toutes les époques. On pense notamment aux paysans qui dans les campagnes allemandes ont préféré être exécutés plutôt que de servir en tant que SS, aux avocats comme Nelson Mandela ou Clarence Benjamin Johns, avocat de Martin Luther King et co auteur du discours “I have a dream”, qui n’ont pas hésité à aller en prison ou être bafoués pour ne pas ternir leurs convictions profondes, ou aux politiques comme Vaclav Havel ou Gandhi qui n’ont jamais renié leurs convictions humanistes et morales face aux nombreuses pressions qu’ils ont subies. Leur point commun est que tous sont prêts à perdre leurs sécurités, leurs avantages et même leurs vies, si les valeurs profondes qui les constituent sont mises dans la balance. 

Aujourd’hui, il est difficile de les reconnaître, surtout quand la vie est un long fleuve tranquille. Et parmi ceux qui sont au devant de la scène ou/et qui ont le pouvoir, y en a t-il de cet acabit ? On peut en douter mais c’est certain qu’il y a des grands commis d’états et des chefs d’entreprises humanistes, à la fois modèles d’intégrité et de courage, à qui il faut beaucoup de courage pour assumer de grosses responsabilités dans un contexte délétère et essayer d’infléchir, au moins un peu, le cours des choses. 

C’est aussi le poison des média, l’ultime manipulation de nous faire croire que les vertus ont disparu, c’est jouer sur les antagonismes. La crise du coronavirus qui casse le quotidien permet de mettre la loupe sur ceux qui s’agitent sur le devant de la scène et ceux qui seraient la cause des dysfonctionnements. Jusqu’à présent et pour aller dans le sens d’Alain Damasio, tant que globalement ceux qui gouvernent et qui ont le pouvoir ne seront pas intègres, capables de transparences et de transcendances, le système orwellien continuera à tourner à plein régime.

Quelles solutions ?

“Il est temps de se donner les moyens d’une expérience partagée des disponibilités que la pandémie nous a offert malgré elle. Dans mon roman Les Furtifs, j’appelle ça créer des ZAG (zones auto-gouvernées) ou des ZOUAVES (zone où apprivoiser le vivant ensemble)”.

(Article 3/3)

“Ces initiatives, à l’instar des ZAD et des gilets jaunes, qui sont la portion médiatisée de l’iceberg, ont ceci de commun qu’elles refusent les hiérarchies, le culte des chefs, le patriarcat. Elles se foutent de consommer, de « faire de l’argent », de prendre le pouvoir. Elles préfèrent enfanter dans la couleur que dans la douleur — même si elles encaissent leur lot de souffrances. Qui ne croit plus que l’indépendance soit la source de toute liberté mais plutôt que ce sont les interdépendances acceptées qui nous ouvrent un monde plus fécond et au final nous émancipent mieux.”

(Article 3/3) 

Alain Damasio constate que les ZAD, les gilets jaunes, ce qu’il nomme la partie immergée de l’iceberg, sont des lieux à développer où la hiérarchie, la génération de l’argent et l’indépendance à tout prix n’ont plus lieu d’être et où les interdépendances acceptées ouvrent vers un nouveau monde. Or quand on enquête sur le fonctionnement de ces types de lieux, les prises de décision y sont souvent interminables et conflictuelles, l’argent n’y est pas un problème, et l’interdépendance ne va pas de soi. 

Pour autant, cela ne remet pas en cause le choix par Damasio de ce type de lieux pour un nouveau monde. On peut toutefois suggérer d’apprendre à faire quelques pas de côté dans ces lieux pour relier ce qui semble incompatible. Ainsi et à propos de la hiérarchie, même si l’on cherche les consensus et la prise en compte de toutes les diversités, on peut reconnaître des savoirs-faire et des savoirs-être et donc des hiérarchies naturelles. A propos de l’argent, si le troc est un mode d’échange à privilégier et à développer, il reste une part importante de frais qui passent par la monnaie du pays où l’on est, donc la nécessité de dégager du temps et des moyens pour obtenir ce qu’il faut, à la fois pour l’essentiel et pour l’exceptionnel. Enfin l’interdépendance n’implique t-elle pas des individus ayant déjà acquis leur propre indépendance ? Si ce n’est pas le cas, dans les non-dits se glissent des dépendances qui pèsent à ceux qui en ont conscience.

Pour finir et à propos d’apprendre à faire des pas de côté, cela implique que l’éducation (dans le sens de “faire sortir de”) est l’aspect essentiel pour que les lieux aspirants à un nouveau monde aient un avenir. Et cette éducation, elle est à confier aux modèles d’intégrité et de courage qu’on a cité précédemment, ceux qui ont parcouru ou tentent du mieux qu’il le peuvent le chemin d’involution/évolution et sont prêts à le partager.

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Cascade Poétique – Les Quatrains de François Cheng

Appréhender le Ma par l’image poétique

| PHOTO ET ENCRE DE CAMILLE COSSON

« Me voici, pierre d’attente,
Où es-tu, source amie ?
Il suffit que tu viennes,
Pour que soit mélodie » 1François Cheng, Enfin le royaume: Quatrains, d. Gallimard, 2018

Ici les fondements de ce que pourrait être une intelligence collective se font sentir. 

Celle, résolument tournée vers l’écoute d’un dialogue entre les êtres ou encore entre l’être et l’Univers.

Une proposition d’ouverture à l’expérience de l’harmonie, de la musique de la relation. Nous jouons les uns avec les autres à travers l’espace de la rencontre, et c’est en nous mettant au juste diapason que peut naître la mélodie harmonieuse.

Une grande confiance, une grande authenticité, émanent de ce poème. 

Dans ce quatrain, François Cheng semble nous murmurer qu’emprunter cette voie est apaisant et qu’un sens commun surgira sûrement de cet espace que l’on laisse en nous afin qu’un dialogue se noue avec l’autre, avec le vivant. 

N’est-ce pas ce que nous devrions expérimenter et vivre à nouveau ? En ces temps d’incertitude, ne devrions-nous pas essayer de nous tenir prêt, à l’écoute? Telle l’eau qui s’allie à la pierre pour créer en interdépendance. Il semble nous livrer ici le secret d’une rencontre féconde entre ce qui peut sembler opposé en apparence. Cette alliance des contraires ne peut se faire que grâce à la présence du trois, l’interstice, l’entre, le souffle, le Ma.

« Non l’entre -deux
mais bien le Trois
Souffle de vie
à part entière

Qui, né du Deux
mû par l’Ouvert
N’aura de cesse
de voir le jour

Temps imprévu
gonflé de sang
Nulle autre loi
qu’échange-change » 2François Cheng, Le livre du Vide Médian, ed. Albin Michel, p.19

En tous les cas, l’expérience est à tenter.
Et cette pierre d’attente ne pourrait-elle pas évoquer une maison, son architecture et son jardin ? Lorsque chaque personne passée peut y laisser sa trace et peut participer à une réalisation tout en gardant un respect du sens profond qui se dégage de ce lieu. Cela permet peut être d’éprouver le Ma dans le réel, une expérience qui se passe de mots, qui se construit sous nos yeux, à plusieurs et dans une même voie. 

Références

Références
1 François Cheng, Enfin le royaume: Quatrains, d. Gallimard, 2018
2 François Cheng, Le livre du Vide Médian, ed. Albin Michel, p.19
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“Nous devons vivre avec l’incertitude” Edgar Morin

« Nous devons vivre avec l’incertitude ». Tel est le titre de l’article tiré du journal du CNRS le 4 avril 2020 à l’occasion d’une interview d’Edgar Morin par Francis Lecompte, à propos de la crise du coronavirus. La vie, nous rappelle-t-il, est un océan d’incertitudes peuplé de quelques îlots de certitudes et nous avions pris l’habitude d’inverser les choses, notamment dans le domaine des sciences, que les polémiques entre experts de la médecine illustrent. Edgar Morin, à 99 ans, continue à nous éclairer et ce, particulièrement quand nous traversons des crises. Son approche globale nous aide à faire les liens complexes et utiles pour mener nos barques dans le monde qui vient : se rappeler de notre communauté de destin, se détacher de la culture industrielle, remettre au goût du jour ce qui fait la qualité de la vie comme l’amour, l’amitié, la communion et la solidarité.

Quelques extraits commentés :

La pandémie du coronavirus a remis brutalement la science au centre de la société. Celle-ci va-t-elle en sortir transformée ?
Edgar Morin : Ce qui me frappe, c’est qu’une grande partie du public considérait la science comme le répertoire des vérités absolues, des affirmations irréfutables. Et tout le monde était rassuré de voir que le président s’était entouré d’un conseil scientifique. Mais que s’est-il passé ? Très rapidement, on s’est rendu compte que ces scientifiques défendaient des points de vue très différents parfois contradictoires…

Commentaire : si trop de monde, y compris beaucoup de scientifiques, s’attendent à ce que la science produise des certitudes, on se coupe de ce qui est le propre de la science, un processus discontinu. Les grandes découvertes sont très souvent le fruit de pas de côté et la plupart du temps elles sont d’abord rejetées par les dogmes en place. Hubert Reeves dans son excellent ouvrage “Malicorne, Réflexions d’un observateur de la nature”1Hubert Reeves – Malicorne, Réflexions d’un observateur de la nature, Première partie, Chapitre 2. Éditions du Seuil 1990 nous dévoile le processus à la fois rationnel et empirique sur comment la “science avance” à travers l’exemple de l’utilisation des mathématiques. A la fin du 19° siècle, les mathématiciens se libèrent. Ils ne sont plus sous le joug de devoir trouver des applications concrètes aux théorèmes qu’ils développent, ils peuvent inventer et sortir du cadre établi. On peut citer un exemple tiré du livre de Reeves à propos d’Einstein qui cherche une réponse à l’orbite imparfaite de la planète Mercure et avec, répondre à la question de la force de gravité. Einstein va trouver ses réponses grâce aux formules mathématiques de Gauss et Riemann que ces derniers avaient développées sans jamais penser qu’elles pourraient servir l’astronomie et engendrer une nouvelles théorie sur les premières secondes de l’univers. 

Sommes-nous en train de vivre un changement politique, où les rapports entre l’individu et le collectif se transforment ?
Edgar Morin : L’intérêt individuel dominait tout, et voilà que les solidarités se réveillent…, ce confinement est peut-être le moment de se défaire de toute cette culture industrielle dont on connaît les vices…, nous devrions prendre conscience que nos destins sont liés, que nous le voulions ou non. Ce serait le moment de rafraîchir notre humanisme, car tant que nous ne verrons pas l’humanité comme une communauté de destin, nous ne pourrons pas pousser les gouvernements à agir dans un sens novateur.

Commentaire : La crise du coronavirus nous fait prendre conscience qu’un grand nombre de services essentiels qu’on avait comme oubliés, poussés par les habitudes du confort, ne vont pas de soi. D’autre part, dans notre monde où la rentabilité économique prime, tout est très imbriqué, avec de moins en moins de marges de manoeuvres. Un évènement inattendu et les faiblesses du système se dévoilent. Nous sommes arrivés au moment où les deux aspects (confort individuel déresponsabilisé et rentabilité primant sur tout le reste) commencent à devenir insoutenables y compris pour une partie de ceux qui en profite. Toutefois, on peut douter que le choc actuel du coronavirus et ses conséquences suffisent à nous faire changer de direction tant un autre virus, celui de la consommation et des avoirs, a lourdement imprégné toutes les couches de population. 

Pour ce dernier virus, il n’y a pas et il n’y aura jamais de vaccin. Combien de chocs faudra t-il pour que chacun ouvre son coeur et crée ainsi ses propres défenses immunitaires ? Car sans cette ouverture du coeur, comment espérer un retour d’humanisme et de solidarité ? 

La décroissance thermo-industrielle est inexorable. Plutôt que de la subir, osons l’anticiper dans nos propres actes au quotidien et décisions. Osons par nous-mêmes effectuer des changements dans nos vies comme le covid19 a su nous l’imposer. Ce faisant, étant moins pris dans des choses futiles et délétères, la vie poétique et la qualité du vivre ensemble pourraient refleurir. A l’image de cette parenthèse où dans les cités on a entendu le chant des oiseaux, où le ciel plus clair a retrouvé la palette de son nuancier, où les voisins se sont vus et parlés, où le temps, abandonnant sa fuite, a rappelé au présent les amis de tous temps. 

On a bien fait la fête sur les pontons supérieurs du Titanic ! C’est le moment de le démanteler par nous mêmes et d’en faire des milliers d’embarcations plus souples et manoeuvrables sans pour cela perdre notre communauté de destin. Des milliers d’arches pour aider à passer tous ensemble les tempêtes qui menacent à l’horizon.

Références

Références
1 Hubert Reeves – Malicorne, Réflexions d’un observateur de la nature, Première partie, Chapitre 2. Éditions du Seuil 1990
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La plénitude du vide : Peinture chinoise et japonaise

Michel Random (1933-2008), extrait de son livre “L’art visionnaire”, 1991, Ed Philippe Lebaud.

kimochi zen vide plénitude aïkido
Fondateur de l’Aïkido Morihei Ueshiba
Kagura Mai – La danse des dieux

Michel Random fait partie des “auteurs graines” qui nous aident à tourner nos regards vers l’invisible et en tirer du sens. Passionné d’extrême orient, de poésie, d’arts martiaux et de philosophie, il a su les décliner aussi bien en tant qu’écrivain, cinéaste, journaliste ou photographe. Dans cet extrait, il nous donne une admirable définition du Ma. Avec, il nourrit nos modes d’accès à l’interdépendance.

Michel Random (1933-2008), extrait de son livre “L’art visionnaire”
Au début du VIe siècle, Sie Ho rédige une préface à son livre devenu célèbre : le Kou houa-p’in lou. L’ouvrage, consacré à la peinture, détermine les six principes qui doivent présider à l’élaboration d’un tableau. Le premier principe définit ce qui détermine la vision de l’œuvre. L’artiste doit être animé du souffle vital qui habite toute chose, il doit “se mettre à l’unisson de cette âme cosmique et se laisser envahir par son énergie afin de pouvoir, en un moment d’illumination, devenir le véhicule par lequel elle s’exprime”.

Le souffle vital (ou Chi en chinois, Ki en japonais), comparable au “pneuma” grec, ou au “mana” des Iles Pacifiques, “prana” en Inde, est aussi bien en l’homme que dans la nature. 

L’éveil de ce souffle, ou énergie, procède d’une action consciente. La conscience potentialisant en quelque sorte l’éveil et la manifestation des pouvoirs du souffle vital. Dès lors, l’homme anime ce qui lui est commun avec l’univers, il retrouve son identité cosmique et , de cette identité naît la vision. 

Le peintre chinois se rendait devant la montagne. Il la regardait, une heure, un jour, dix jours ou plus. Il se laissait imprégner par un lieu et un paysage jusqu’à ce qu’il en ressente le fond et l’âme. Alors il retournait à son atelier, portant en lui-même l’essence du paysage, et se mettait à peindre. Une œuvre naturelle, fantastique et délicate surgissait, chacun des éléments de la nature trouvait sa juste place. L’homme et la nature participaient d’une même vibration, et une création harmonieuse et accomplie traduisait à son tour cette intense vibration. 

En dépit des apparences, le cours du temps paraît en Chine et au Japon toujours immuable et égal à lui-même. Cela, de toute évidence, parce que la culture millénaire qui relie l’homme au ciel n’a jamais été brisée. L’empire du Milieu est avant tout celui d’un espace où tout est ordre, structure et concordances. Espace et temps ne font qu’un, vibrent l’un par l’autre et associent l’homme à l’énergie du vide. 

Mieux que de longues explications, l’histoire suivante éclaire subtilement cette réalité chinoise : 

Deux peintres très prestigieux et très célèbres vivaient en Chine à l’époque de la dynastie Yuan (XIVe siècle) : Li Chih-sing et Jen Jen-fa. La qualité de leur peinture et leur grandeur respective faisaient l’objet de disputes et de discussion passionnées, si bien que l’empereur lui-même décida de trancher le débat. Il proposa à chacun de peindre un paysage sur les parois opposées d’un grand salon de son propre palais. Durant des mois, les deux peintres travaillèrent sans relâche, séparés par deux rangées de doubles rideaux noirs. 

Vint le jour de l’inauguration. Suivi de toute sa cour de dignitaires, de poètes et de philosophes, l’empereur admira, pour commencer, le paysage de Li Chih-sing. Le spectacle qui s’offrait devant lui le bouleversa à un tel point qu’il s’écria tout haut “Il est impossible qu’un être humain puisse dépasser une telle perfection ! Si cela était, je lui ferais don de toute une province !”

On écarta alors le grand rideau noir. Mais ce ne fut qu’un cri de stupéfaction. Sur le mur d’en face, dans une transparence et une lumière admirable, se reflétait le tableau du premier peintre. Durant des mois, Jen Jen-fa s’était en effet ingénié à polir son propre mur, de telle sorte qu’il devint aussi brillant et transparent qu’un miroir. Mais, en vérité, ce n’était plus un tableau. Le salon n’existait plus. C’était la nature elle-même, mystérieuse et profonde, avec ces vallonnements, ses arbres, ses rochers et ses lumières infinies que l’empereur et sa suite avaient devant les yeux. Quand il revint de sa stupéfaction, le souverain appela vers lui le maître : “Que [glossary_exclude]ma[/glossary_exclude] parole soit tenue, je vous fais don de [glossary_exclude]ma[/glossary_exclude] plus belle province!” Jen Jen-fa s’inclina profondément devant l’empereur et le remercia vivement, mais il déclina l’offre. “Mon royaume est plus grand qu’une province”, dit-il. Alors, lentement, il se dirigea vers le mur où se reflétait le paysage. On le vit s’y avancer comme si ce paysage était parfaitement réel, y cheminer, puis disparaître derrière un grand rocher. Aussitôt, la prodigieuse magie cessa. Abasourdis, l’empereur et sa suite ne virent plus devant eux qu’un mur de brique rouge parfaitement opaque, et jamais on ne revit le maître Jen Jen-fa. 

Cette légende chinoise résume assez bien l’un des concepts qu’il nous est très difficile de comprendre en Occident et qui est pourtant coutumier aux Japonais comme aux Chinois : l’identité de l’espace et du temps. 

C’est le sens profond de cette histoire : le peintre chinois entre dans son tableau parce que la réalité n’est qu’apparence : seul l’invisible et ses lois secrètes est réel. 

Au Japon, le mot Ma exprime un espace vide compris entre deux choses. Ce vide est la vraie réalité, il est le contraire du néant tel que nous le concevons. Il est l’énergie qui unit par exemple deux atomes entre eux, la puissance subtile et mystérieuse qui crée toute relation entre la terre et le ciel. Toute énergie subtile est forcément invisible, mais les choses ne coexistent et n’existent que pas sa puissance qui unit chaque particule, chaque atome et tous les mondes. 

Le Ki fait vibrer la matière et l’esprit. En Chine comme au Japon, le Tao explique l’essence de tout ce qui est vivant. Un arbre, un fleuve, une chute d’eau, un homme, une femme peuvent devenir Kami, s’ils réalisent leur essence, c’est-à-dire être digne de vénération. Ainsi un arbre millénaire est, dans les sanctuaires shintô au Japon, souvent entouré d’une corde exprimant sa nature sacrée et son essence profonde. 

Le destin de l’homme est l’accomplissement de cette essence. il doit la nourrir de toutes les forces subtiles et vivifiantes qui émanent de la terre et du ciel. L’homme est un centre, il établit la relation entre le visible et l’invisible. 

Cette relation permet de comprendre pourquoi le sens de l’infini présent est la source de la spontanéité, du jaillissement créateur, c’est-à-dire une communion naturelle, ou un souffle qui intègre l’homme à la nature universelle. Rien n’est plus séparé, tout devient un présent continu. 

Ainsi, l’art du sumiye enseigne la spontanéité du geste. Devant l’artiste n’existe qu’une feuille de papier infiniment poreuse et très fine. Pour tout instrument, il ne possède qu’un gros pinceau imbibé d’encre très noire. Très vite, à la vitesse de la pensée, le dessin doit surgir, léger et sans hésitation. La moindre pesanteur, le moindre relâchement, et aussitôt une tache indélébile se forme, et il faudra recommencer. 

L’art de tirer le sabre au Japon traduit cette même spontanéité. Le sabre doit jaillir du fourreau de telle sorte qu’il n’y ait pas, dit-on, l’épaisseur d’un cheveu entre la pensée et l’action. Il en est de même dans le théâtre nô. Zeami, le grand maître et fondateur de cette forme théâtrale, au XIIIe siècle, disait que la perfection de l’art nô était non dans le fait d’interpréter un rôle mais dans son contraire, la non-interprétation : l’esprit doit être instantanément présent à tout événement comme à toute émotion. Si la concentration est trop forte, le jeu s’en ressent : on doit être présent sans tension, être comme le souffle. “C’est en cela, dit Zeami, que consiste la puissance mentale qui relie par l’unicité de l’esprit les dix mille moyens d’expression.”

Les dix mille moyens d’expression, c’est encore ici la réalité du Ma. C’est parce que le tireur à l’arc réalise en lui le vide que la flèche peut jaillir spontanément, que le sabre fend, et l’acteur du nô être libre dans le jeu de la création. De même le peintre donne au paysage une perfection subtile où tout ce qui est voilé devient visible, tout ce qui est visible se trouve voilé. Créer ou être, c’est aussi et sans fin établir ce jeu des correspondances : “C’est dans l’absence de forme que réside le merveilleux”, dit Zeami. 

Peindre un paysage ne consiste pas à le représenter tel qu’il est, mais à le ressentir à travers les lignes, les formes et les lumières qui relient rochers, herbes et ciel. Au-delà des apparences, le corps subtil du paysage se révèle. La qualité d’un artiste se mesure à son degré d’éveil, à sa sensibilité, à sa science pour manifester l’indéfinissable et le caché. Dépouillé à l’extrême, le paysage devient un être vivant, vêtu d’espace et de blancheur. 

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Invictus

Photograhie de Nelson mandela

Cette poésie fut le mantra de Nelson Mandela, que non seulement il répéta de nombreuses fois en prison, mais qu’il mit en œuvre, par son exemplarité, tout au long de sa vie.

William Ernest Henley (1843-1903)

Out of the night that covers me,
Black as the pit from pole to pole,
I thank whatever gods may be
For my unconquerable soul.

In the fell clutch of circumstance
I have not winced nor cried aloud.
Under the bludgeonings of fate
My head is bloody, but unbowed.

Beyond this place of wrath and tears
Looms but the Horror of the shade,
And yet the menace of the years
Finds and shall find me unafraid.

It matters not how strait the gate,
How charged with punishments the scroll,
I am the master of my fate:
I am the captain of my soul.

Traduction française :

Dans les ténèbres qui m’enserrent
Noires comme un puits où l’on se noie
Je rends grâce aux dieux, quels qu’ils soient
Pour mon âme invincible et fière.

Dans de cruelles circonstances
Je n’ai ni gémi ni pleuré
Meurtri par cette existence
Je suis debout, bien que blessé.

En ce lieu de colère et de pleurs
Se profile l’ombre de la Mort
Je ne sais ce que me réserve le sort
Mais je suis, et je resterai sans peur.

Aussi étroit soit le chemin
Nombreux, les châtiments infâmes
Je suis le maître de mon destin
Je suis le capitaine de mon âme.


Asimbonanga

Paroles

Asimbonanga
Asimbonang ‘uMandela thina
Laph’ekhona
Laph’ehleli khona
Asimbonanga
Asimbonang ‘umfowethu thina
Laph’ekhona
Laph’wafela khona
Sithi Hey, wena
Hey, wena Nawe
Siyofika nini la Siyakhona

Paroles (traduction française)

nous ne l’avons pas vu
nous n’avons pas vu Mandela
à l’endroit où il est
à l’endroit où il est retenu
nous n’avons pas vu notre frère
à l’endroit où il est
à l’endroit où il est mort
Nous disons: hé, vous
Hé, vous et vous
quand allons-nous arriver à notre but ?


Présentation de l’artiste : 

Johnny Clegg (1953-2019) est un auteur-compositeur-interprète sud-africain et un danseur de danses zouloues. Les thèmes de ses chansons sont principalement axés sur la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, cependant Johnny Clegg refusait toute affiliation à une idéologie particulière. Il aura plutôt placé toute son œuvre sous le signe de la tolérance, l’acceptation et la fraternité entre les êtres humains. 

Il fut l’inlassable défenseur de la culture africaine, notamment avec sa chanson la plus célèbre, Asimbonanga, qui rend hommage à Nelson Mandela, alors incarcéré depuis plus de vingt ans. Cette prise de position était d’autant plus courageuse que la simple évocation du nom du prisonnier était strictement interdite par le régime de Pretoria. 

Pour conclure, Johnny Clegg a reçu de nombreux labels – zoulou blanc, universitaire, activiste, interprète. Dans le contexte de l’apartheid en Afrique du Sud, son interaction délibérée avec des travailleurs migrants zoulous et des musiciens de rue à Johannesburg a contribué à façonner son style de performance. Sa formation en anthropologie à l’Université du Witwatersrand lui a fourni un cadre d’interprétation avec lequel il pouvait partager encore davantage ses connaissances et expériences avec un public très varié et généralement engagé. 

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Un nouveau chapitre de la tragédie

Un nouveau chapitre de la tragédie

A propos de la tragédie, Aristote qualifie de “tragique” ce qui purifie les esprits de telle ou telle passion à travers la terreur et la compassion.

Qu’en est-il de la terreur ?

La terreur tragique n’est pas le sentiment personnel que l’on ressent devant un mal physique. C’est la contemplation de l’harmonie cosmique reflétée dans un ordre moral et perturbée par les passions humaines, qui suscite la terreur tragique. Ce type de terreur est rare. C’est un paroxysme en rapport avec des situations exceptionnelles, inédites, graves et touchant un peuple, un pays, le monde. Autrement dit, alors que globalement la santé, la nourriture, la sécurité et l’éducation sont en ordre, un ou plusieurs pans de l’édifice s’écroule(nt) pour des raisons futiles et totalement décalées face à l’ampleur de la situation.

Nous y voilà, à ce genre de situation exceptionnelle.

Le covid19, envoyé funeste du destin provoque de nombreux décès et malades, mais pas seulement. Au fur et à mesure du déroulement du feuilleton des évènements, la dimension tragique se déploie. Aux plus hautes marches de ceux qui sont censés garantir l’harmonie sociale et avec, la santé de tous, les raisons des défaillances sont toujours plus mesquines, petites et effroyablement atterrantes. Les passions humaines les plus basses sont à la barre et dédaignent les conséquences. Quelle incurie !
Alors que petit à petit se dévoile l’ampleur et la gravité de la situation, en même temps sont mis à jour, le carriérisme, l’affairisme, le déni, l’immodestie et au final le manque de clairvoyances et d’anticipation. Comment en est-on arrivé là ?

Ces défaillances ne sont pas nouvelles. Lorsque les gilets jaunes ont émergé, la friction avec la mise en lumière des difficultés concrètes de nos propres voisins a touché tout un pays, et il n’était plus possible de fermer les yeux sur la réalité massive des difficultés d’existence et de subsistance au sein de la population. On était alors comme dans le temps du prologue qui annonce la tempête sans en dévoiler ni le déroulement, ni la conclusion.

La torpille covid 19, dans le rôle du destin, poursuit sa lancée et nous assistons effarés à la mise en lumière des conséquences de nos actes ou de nos non actes passés. Dans son sillage, toujours plus d’incertitudes fleurissent et avec de nouvelles interrogations.

On aurait pu ici citer des noms. C’est tellement plus simples d’en guillotiner quelques-uns et repartir comme avant, comme si de rien n’était. Mais les incivilités et les bassesses ne sont pas seulement l’apanage de ces quelques-uns. Au sein de la population elles se répandent sans retenue. Un autre virus. Que penser des cambriolages de voitures d’infirmières pour récupérer des masques ou encore de la mise au pilori par ses voisins d’un soignant qui accueille chez lui des malades ?
Laissons à chacun le loisir de trouver des centaines d’exemples…

Voyons maintenant l’autre aspect du tragique, la compassion. La compassion tragique n’est pas le sentiment généreux que provoque la vision et le partage de la souffrance d’autrui. C’est ce que nous inspire, dans les moments critiques de leur existence, un Gandhi, un Mandela, un Dalaï Lama (pour ne citer que les plus célèbres mais ils sont nombreux aussi, les anonymes). Alors qu’il serait tellement plus simple pour eux de se protéger ou de capituler, leur dignité morale, fruit de leur probité, brille au-dessus des passions et des instincts grégaires. Leur sens du devoir, leur engagement sincère et sans faille pour le bien commun sont évidents alors qu’ils subissent de très fortes pressions. Leur noblesse intérieure est mise au grand jour et la force qu’ils dégagent rayonne, qu’elle triomphe ou pas des forces régressives et avilissantes qui les entourent. Leur exemple de sacrifice nous interpelle et nous pousse à l’action pour rétablir l’universel équilibre, l’harmonie. Là se situe la dimension de compassion tragique.

Ne nous trompons pas, nous ne faisons pas preuve de compassion tragique quand le soir à 20H nous frappons dans nos mains. C’est bien, mais seulement pour rendre hommage aux soignants et tous ceux qui sont sur le front. De là à nous toucher tragiquement, il y a un fossé énorme. Il nous faut des individus qui incarnent ces grandes tensions, qui restent intègrent et ne fuient pas la place que l’histoire leur donne. Et pour cela, plus que du courage, il faut qu’ils osent incarner une destinée collective.

Pour finir, on peut se poser la question de savoir si les négligences du point de vu de la santé ne sont pas reproduites ailleurs ?
La torpille covid 19 est-elle la seule ?
D’autres ne sont-elles pas en préparation pour les années à venir ?

Par exemple, que penser de la situation des agriculteurs et plus généralement de la production de la nourriture ? Sur ce sujet, les décisions passées, en cours et à venir sont-elles cohérentes ?
Sommes-nous en capacité d’autonomie en cas de grave crise ?
On ne va pas chercher d’exemple même s’il est facile d’en trouver plusieurs, car là aussi, il faut s’attendre à ne pas le voir venir.
Toutefois et pour vous éclairer sur le sujet, on ne résiste pas à la tentation de vous conseiller de revoir en replay l’émission « Pièces à conviction » du 25 mars 2020 sur France TV3 « Les agriculteurs vont-ils sauver la planète ? ».
La scène a changé, ce ne sont plus les décors de la santé mais ceux de l’agriculture. Le scénario est exactement pareil et cette émission dévoile le prologue.

Il est plus que temps de revoir la façon de gouverner et de prendre des décisions. Et sans pour cela se précipiter, il faut certainement faire vite car les Euménides 1Dans la tragédie des Euménides, Athéna, incarnation de la justice, avec l’aide de Zeus, convertit les Erynies
(exécutrices de la sentence de Diké, la loi de justice et de compensation qui rétablit les bons équilibres) en Euménides (les bienveillantes, gardiennes pleines de bonté de la justice et soutien de ceux qui en ont besoin).
sont redevenues Erynies et battent la campagne.
Seules les lourdes portes de l’anticipation, du principe de précaution, de la sagesse et du rapport sujet/sujet plutôt que sujet/objet peuvent encore faire obstacle à leur furie et encore.

Références

Références
1 Dans la tragédie des Euménides, Athéna, incarnation de la justice, avec l’aide de Zeus, convertit les Erynies
(exécutrices de la sentence de Diké, la loi de justice et de compensation qui rétablit les bons équilibres) en Euménides (les bienveillantes, gardiennes pleines de bonté de la justice et soutien de ceux qui en ont besoin).