Brillante élève en mathématiques, Marguerite vit dans son monde, parmi les chiffres et les formules. Parvenue à la fin de ses études doctorales, elle s’apprête à présenter, devant une assemblée de chercheurs, sa thèse, démontrant pour la première fois l’un des plus vieux problèmes mathématiques jamais résolus : la conjecture de Goldbach. Pourtant, elle est bousculée subitement dans ses certitudes lorsque, suite à une seule erreur, elle perd le soutien de son directeur de recherches. Douée d’une personnalité sincère et intraitable, Marguerite quitte alors tout et plonge dans les eaux de la vie la vie courante, où les besoins physiologiques prennent une part prépondérante.
Confrontée à un univers qui n’est pas le sien, elle se trouve d’abord démunie puis tente de trouver un équilibre précaire entre sa première colocation et son emploi alimentaire. Alors qu’elle s’adapte peu à peu à son nouveau quotidien, elle décide de repartir seule en quête de la résolution du problème de Goldbach. Pour ne plus subir les problèmes de la vie matérielle, elle s’initie au Mah-Jong1 et, intelligente et stratégique, se retrouve rapidement à gagner des sommes confortables aux tables les plus réputées. Le théorème de Marguerite (2023) est un film drôle et sincère sur une mathématicienne en herbe qui ne peut empêcher sa rigueur de bouleverser chaque situation à laquelle elle est confrontée.
Conjecture de Goldbach. Chaque nombre pair est la somme de différents nombres premiers. Cette image est très présente dans le film car elle donne à Marguerite un nouveau souffle.
Un parcours initiatique
Dans Le théorème de Marguerite, la perspective d’un futur incertain confronte la protagoniste aux limites d’une existence qui se borne à nos rôles sociaux, que ce soit par la perspective de l’exercice d’un métier ou par la poursuite de fins purement matérialistes. Un engagement total dans une voie et une reconnaissance sociale peuvent rendre l’échec inenvisageable ; si toutefois il apparaît, il peut nous faire perdre nos repères et engendrer un déracinement. Faut-il alors persister dans une trajectoire sécurisante et confortable ? Changer de cap peut-il aider à répondre au choix de sa propre intégrité ?
L’exemple de Marguerite est avant tout l’histoire d’un choix courageux. Elle accepte de quitter les plus hautes instances mathématiques dont elle fait partie, sa recherche ne pouvant se dérouler dans un cadre de dépendance et d’obséquiosité. Seule, incomprise et sans aucun moyen, elle reste, et ce, malgré toutes ses incertitudes, fidèle à sa décision et met en œuvre ce qu’il y a de plus essentiel pour elle : sa recherche.
Faire confiance aux rencontres et à l’Inconnu
Marguerite ne vit pas isolée du monde. Elle accorde sa confiance aux rencontres qu’elle fait en chemin, car chacune contribue à créer les conditions de sa réussite en mathématiques. Le film souligne les synchronicités qui, bien qu’obscures et imprévues jusqu’au bout, façonnent son parcours. Malgré les épreuves, elle reste à l’écoute de ses doutes, lesquels clarifient sa quête et la poussent à accepter ou rejeter alternativement le soutien des autres. Les façons d’être de sa colocataire l’interpellent, et la poussent à envisager un futur différent. On découvre ensuite à travers la figure de sa mère les racines de son histoire avec les mathématiques qui la ramènent à ce dont elle est intrinsèquement constituée. Sa cause juste et sa détermination rayonnent inexorablement, nourrissant sa foi en l’avenir.
Comprendre le « pourquoi » de son existence permet de supporter presque tous les « comment ». Cependant, ce « pourquoi » dépasse souvent nos capacités intellectuelles, nécessitant une confiance en la vie malgré notre incapacité à en saisir rationnellement le sens. En affrontant les épreuves et en acceptant les choix impossibles qu’elles engendrent, en lâchant prise et en écoutant, la vie finit par nous parler. Ce n’est pas une simple étape à franchir, mais plutôt un cheminement que le film met brillamment en lumière.
Marguerite jouant au Mah-jong pour gagner de l’argent et payer son loyer, en apparence loin des préoccupations de son ancienne vie de chercheuse à l’ENS.
Un retour au monde d’avant, mais autrement
Marguerite, alors qu’elle pense être sur le point de résoudre le fameux théorème, doute fortement de faire son retour parmi les institutions concernées, n’étant pas motivée par la gloire et la consécration. Cependant, fidèle à sa voie, elle finit par s’affirmer et assumer les conséquences de l’aboutissement de sa quête. Elle est maintenant sûre de ce qui la caractérise et de ce qu’elle est, et n’est plus dépendante de son école ou de son directeur de recherches. Elle peut à présent partager sa passion et contribuer sainement au monde des mathématiques.
Ce parcours initiatique peut survenir à n’importe quelle étape de la vie, à tout âge, que ce soit pendant les études ou dans la sécurité d’un emploi. Il peut même se reproduire cycliquement dans une vie. Face à son futur incertain, Marguerite accepte de considérer l’arrivée du Mah-jong et de son ancien rival comme une opportunité. Cela l’aide à se recentrer sur ce qui est essentiel, sa recherche en mathématiques, et à s’y ré-enraciner. Finalement, cette prise de conscience confronte notre rôle social à la nécessité de faire des choix responsables. Cela nous amène à identifier les leviers de motivation qui permettent d’agir dans cette direction. Dans un monde où il est si difficile de trouver sa place, Le théorème de Marguerite éclaire la poésie d’un parcours, certes difficile et apparemment risqué, mais tellement vivant et inspirant.
Jeu de société très populaire en Asie Orientale s’apparentant au rami ou au poker. ↩︎
Dans le cadre des cours d’arts martiaux au Dojo Shiseikan et des stages organisés à l’Ecocentre de Laboule en Ardèche, nous avons pensé utile de partager nos expériences pédagogiques pour que peut-être, à terme, ceci puisse être considéré comme une contribution à l’éducation des générations à venir. Notre but ici n’est pas bien sûr de se substituer aux institutions en charge de cette fonction mais d’explorer d’autres pistes, d’inspirer d’autres voies. Dans ce sens, un premier article a été réalisé sur le sens de l’effort, et cette fois-ci, nous proposons de partir à la découverte du processus d’apprentissage face à l’adversité.
C’est dans le cadre d’un stage en Ardèche d’une semaine avec des enfants et des jeunes que ce sujet a été développé. En effet, si les immersions à l’Ecocentre de Laboule sont des opportunités pour pratiquer plus intensément les arts martiaux et se plonger dans la nature sauvage, ce sont aussi des échanges pour apprendre à penser ensemble. Ainsi, chaque semaine voit fleurir des mots qui seront définis, commentés, illustrés par des événements partagés afin que chacun, non seulement élargisse son bagage intellectuel, mais surtout l’associe à ses propres expériences quel que soit son âge.
[Photo d’une séance de “mots” – Automne 2023]
Lors du dernier stage d’automne 2023, le premier mot qui est apparu a été celui de l’adversité. Chaque jour, d’autres ont suivi mais finalement c’est le processus d’apprentissage face à l’adversité qui a été l’aspect central de ces moments de pensée partagée, qui, en apparence, ressemblent à ce que vivent les enfants sur les bancs de l’école. En réalité, le choix de ces temps particuliers de rencontre est dicté par les opportunités, afin que chacun soit le plus concerné et impliqué possible. Au fil du temps et compte tenu que cela fait quinze ans que ces bulles de pensée reliées à la pratique ont lieu, le constat est que pour la très grande majorité des participants ceci est nouveau. Ce n’est pas la participation à un atelier de philosophie pour jeunes qui leur est nouveau, mais le fait de l’associer à leur vie de tous les jours. Quand les mots sont non seulement compris mais que l’individu se les ai approprié harmonieusement, les reliant à son champ d’expériences vécues, une réelle progression en découle naturellement, une certaine empathie réciproque incluant l’individu, l’enseignant, les mots signifiés, les situations vécues, comme le traduit Hartmut Rosa avec son principe de résonance.
Hartmut Rosa définit la résonance en la distinguant d’abord du concept d’autonomie dans nos sociétés contemporaines et accélérées, où “chacun est seul dans la constitution de ses ressources et dans leur fructification” (p.33). A contrario, la résonance “est à l’œuvre lorsqu’il y a rencontre avec un autre” (p.34). Pour que la résonance ne s’arrête pas à une relation fonctionnelle et qu’elle devienne réussie, “vibrante”, il faut “être prêt à écouter la voix de l’autre et à rendre la nôtre plus perceptible” (p.34), et finalement être touché, atteint, ému. L’interaction ainsi créée ouvre d’autres perspectives qui permettent “d’ouvrir un horizon ou une relation avec le monde que [l’on n’avait] pas auparavant” (p.37), en d’autres termes, de rendre le Ma1 opérationnel, cohérent, traduisible et accueillant. Dans le contexte des stages, les mots vont petit à petit toucher les enfants psychologiquement et dans leur expérience concrète de la vie quotidienne. Ils peuvent alors sortir d’une vision où l’appropriation des concepts et des idées se limite à la connaissance intellectuelle.
Ainsi, chez certains jeunes qui multiplient les stages, cela permet l’émergence de comportements, de réflexions, d’une originalité, créant un groupe hétérogène où les différences sont cultivées dans leur complémentarité. N’est-ce pas là un des aspects essentiels de l’éducation ? Alors comment mettre en œuvre une éducation, dans le sens étymologique du mot : educere, faire sortir de chacun ses potentiels ? Dans nos stages le choix pédagogique est de partir d’où en est chacun pour se frotter à l’adversité qui lui correspond, et sans aucun jugement ou classement quant à la réussite du dépassement de l’obstacle ou la durée du processus. L’essentiel est d’aider chacun à prendre confiance en soi-même et aux autres.
La définition classique du mot “adversité” (“État de celui qui éprouve des revers ; malheur, malchance” d’après le Larousse) n’est pas du tout la façon dont ce mot a été abordé pendant le stage. Compte tenu de ce qui nous relie, i.e. la pratique martiale, l’adversité a été plutôt vue comme un mur, une rivière, un paysage inconnu, quelque chose qui dans le parcours de la vie nous met à l’épreuve et nous oblige à trouver des solutions pour continuer à avancer et surtout y trouver un sens. En tant qu’adulte cette adversité n’a pas été spécialement recherchée mais se présente dans le cours des événements, car la vie nous amène naturellement à des épreuves permettant de clarifier l’échelle de valeurs et de besoins. En revanche pour les jeunes il semble essentiel de créer des situations encadrées où l’adversité va être expérimentée, à l’image des rites de passages que toute civilisation traditionnelle inclut dans son fonctionnement. En traversant cette adversité vécue comme un rite de passage aujourd’hui devenu particulièrement rare, le jeune peut se constituer comme adulte responsable, impliqué et autonome.
Tout au long de la semaine de stage, plusieurs situations ont été soulignées à titre individuel ou collectif pour donner de la matière à cette notion d’adversité. Ce qui s’est dégagé est cette idée de processus d’apprentissage face à l’adversité car quand on y fait attention, on constate que s’il s’agit d’une réelle adversité, des comportements non constructifs sont souvent les premiers venus. Lesquels ? Tout d’abord l’entêtement, c’est-à-dire buter contre un mur et y revenir, ou au contraire la passivité qui finalement aboutit inexorablement à un désengagement.
Pour illustrer ce second comportement, il est évident que quitter la lecture d’une bonne bande-dessinée confortablement assis au coin du feu pour philosopher collectivement autour d’une table sur des mots, relève d’une réelle adversité. Si grâce au dessert ou quelques blagues, l’on arrive à relever ce défi, la pensée commence à émerger :
-“ Ah oui ! Tu nous as emmenés en haut de la montagne et tu as demandé aux plus jeunes de revenir chacun individuellement à la maison accompagné d’un adulte simple spectateur, c’est-à-dire de trouver le bon chemin. C’est cela l’adversité ! “
A partir de cet exemple concret, l’échange de fond pouvait commencer, traduit par une prise de conscience :
– “C’est vrai que je me suis inventé des repères pour justifier d’aller dans un sens alors que je dirigeais le groupe à l’opposé de la maison.”
Reconnaître ne pas avoir les moyens, les outils, les connaissances pour être autonome, relève de l’auto-évaluation : c’est en évaluant ses capacités qu’émerge finalement le discernement et l’objectivité de ses propres limites face à l’obstacle, et qu’alors le besoin d’être conseillé peut être identifié et idéalement accepté. Néanmoins, partir à la recherche de conseils ne suffit pas toujours, il faudra également passer par une formation, un apprentissage auprès d’un enseignant, comme par exemple apprendre à utiliser une boussole, ou plus difficile encore, savoir choisir de bons repères sur le sentier et garder son cap grâce à la perception de son orientation dans l’espace quel que soit le terrain. Cette phase active face à l’adversité permet de boucler un premier cycle. Une fois cette préparation effectuée, l’obstacle peut à nouveau être affronté, cette fois avec la présence de l’enseignant incarnée en soi mais aussi de nouvelles armes, de nouvelles acquisitions, de nouveaux savoirs.
– “Ça prend du temps dis donc !
– Oui et c’est bien de se dire que l’autre est ici pour nous aider à trouver les bonnes étapes.”
Des mots se sont alors mis en boucle : le mur de l’adversité, les faux comportements, l’acceptation de s’auto-évaluer, la conscience de devoir prendre des conseils voire de se former, s’entraîner, et enfin la difficile confrontation à nouveau à l’adversité avec cette fois-ci la reconnaissance de l’apport de l’autre plus expérimenté. La boucle du processus d’apprentissage face à l’adversité pouvait se dessiner :
Quelques réflexions des enfants suite à la “digestion” de ce processus :
– “On a vite fait de ne choisir que les terrains et les situations où on est forts !
– Oui, et moi je n’aime pas être mis en échec. En général je réussis dans tout ce qu’on me demande.
– Il faut reconnaître que parfois je préfère t’ignorer, l’adversité que tu me proposes ne me concerne pas.”
Cette dernière réflexion a engendré tout un débat. Est-ce bien justifié de ne pas s’impliquer dans certaines activités qui nous mettent à l’épreuve ? En refusant de s’impliquer, ne perd-on pas l’opportunité d’acquérir d’autres façons d’être ? En effet, certaines adversités nécessitent plusieurs aller-retours, et donc plusieurs auto-évaluations, préparations, entraînements et de nouvelles confrontations à l’obstacle. Se dégage alors la nécessité de faire preuve d’empathie, de travailler la mémoire et l’attention, d’être ordonné, de cultiver la persévérance, et surtout de constater nos nombreuses ignorances. A la surprise générale, deux formes de l’ignorance se sont distinguées : ignorer les autres et faire preuve d’ignorance.
Ignorer les autres est la première définition identifiée par les enfants. Pourtant, tous les jours c’est bien parce qu’on ignore les pensées, les centres d’intérêts, le travail, les sentiments etc. de l’autre que le monde se rétrécit pour ne tourner que dans ses centres d’intérêt et ses propres domaines de prédilection.
– “De toute façon quand on part en promenade, je ne me pose pas de question, je n’ai qu’à suivre.
– Oui mais tu vois si jamais on se perd, comment on rentrera ? Finalement apprendre à devenir autonome dans nos déplacements c’est utile.
– Et moi, c’est vrai que la première année, je me suis beaucoup ennuyé pendant le ramassage de châtaignes, mais là avec la machine et le tracteur c’était super, j’ai même fini par bien aimer tirer tous ensemble les lourds filets dans la pente.”
Ces immersions en vie collective sont donc des opportunités essentielles pour interroger, non seulement ses rapports aux autres et à ce qui nous est étranger, mais surtout cette façon de vivre où l’autre pourrait être ignoré car seulement prestataire de service, de loisirs ou de savoirs. Affronter des situations d’adversité, n’est-ce pas le propre de la voie martiale, du Do, pour qu’ainsi le processus d’apprentissage qu’elle implique devienne constitutif de notre façon d’être ? Une façon où non seulement nous n’avons pas peur d’affronter une nouvelle adversité mais nous ne l’évitons pas afin de continuer à s’éduquer et faire sortir ce qui n’était auparavant que potentiel. Comme conseillé par Krishna dans la Bhagavad Gita dans son dialogue avec le guerrier Arjuna : “Tu as droit à l’action, mais seulement à l’action, et jamais à ses fruits ; que les fruits de tes actions ne soient point ton mobile; et pourtant ne permets en toi aucun attachement à l’inaction.” (p.28)
Baghavad Gita, traduite par Sri Aurobindo (1984) ed. Maisonneuve.
Morin, Edgar (2015) Sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Points.
Rosa, Hartmut (2022) Accélérons la résonance ! Pour une éducation en Anthropocène, ed. Le Pommier.
Le « Ma » nous vient d’Orient et tout particulièrement du Japon. Il est cette manière particulière de relier deux choses distinctes et souvent opposées, en créant une zone, pas simplement spatiale mais aussi temporelle, où l’on peut reconnaître et apprécier la rencontre harmonieuse des deux choses sans pour autant les confondre. ↩︎
« Caminante, no hay camino, se hace el camino al andar ».
“Toi qui chemines, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant“. Le Journal de l’Ecocentre s’est créé petit à petit autour du champ lexical du chemin, de la marche, des pas à faire non seulement l’un devant l’autre de manière combative, mais surtout de côté, pour changer de perspective, apercevoir des interstices et gagner en sagesse. Ce chemin sinueux, chacun se l’imagine à sa manière, en fonction des expériences de marche vécues, et de ce que celles-ci ont pu éveiller comme processus physique et spirituel. De même, chacun se choisit ses compagnons de marche, et parmi les nôtres se trouve régulièrement Éric-Emmanuel Schmitt. Ainsi, lors de l’émergence de notre groupe de réflexion, le choix de cet imaginaire a immédiatement éveillé notre intérêt. Après ses études, Éric-Emmanuel Schmitt est entré à l’université pour étudier la philosophie et a obtenu son doctorat sur le thème de la philosophie des Lumières. Quelques années plus tard, en 1989, un voyage au Sahara a bouleversé son identité. Le but de ce voyage était purement récréatif mais malheureusement – ou heureusement, selon lui – il s’est perdu.
Pendant près de deux jours, il a erré seul dans le désert avant d’être retrouvé par ses compagnons de voyage. Mais plutôt que de voir cet incident comme un cauchemar, il a, dit-il, reçu la foi. Parfois, la meilleure façon de se retrouver dans de tels voyages est de se perdre : en perdant sa direction et ses repères pendant un certain temps, Éric-Emmanuel Schmitt a trouvé un courant spirituel intérieur et une nouvelle direction. L’épreuve de la perte de repères extérieurs, au lieu de le faire paniquer ou abdiquer, a permis de lui révéler des ressources et une boussole intérieures. Cette marche dans le désert a donc été le déclencheur d’une expérience spirituelle particulièrement puissante, générant par la suite la caractéristique de ses écrits.
La rencontre
Toute son œuvre est imprégnée de rencontres interreligieuses et de réflexions sur la complexité des rapports humains. Avec son cycle d’écrits sur l’invisible, on est au cœur de “l’humain en chemin”, notion chère à la démarche de l’écocentre. Un chemin marqué par les incertitudes, mais où peuvent se rencontrer et dialoguer les traditions anciennes avec les courants de pensée contemporains.
Décrivant cette expérience dans Plus tard je serais un enfant (2018), Schmitt utilise la métaphore de la musique : la rencontre mystique, comme la musique de Mozart, a soulagé ses angoisses fondamentales et l’a placé fermement sur le chemin de la vie. Dans de tels moments, toutes nos questions sont finalement réduites au silence et remplacées par un sentiment d’« unité satisfaite ». À travers le Cycle de l’invisible, il commence alors son voyage narratif dans le paysage créatif des rencontres interreligieuses, le voyage au Sahara lui ayant offert une chance de rencontrer l’étrange, l’invisible, l’incertain.
Avec ce Cycle de l’Invisible, É.-E. Schmitt présente des récits intrigants qui abordent tous la recherche de sens. Tous proposent des rencontres entre des personnes de cultures, de religions et d’âges différents, tous sont des récits denses et humoristiques, à forte portée symbolique. Que ce soit à propos du bouddhisme tibétain, de l’islam sous sa forme soufie, du christianisme, du judaïsme, du bouddhisme zen, du confucianisme et même de la musique et de l’animisme, les personnages expriment souvent une attitude extraordinairement ouverte envers la vérité religieuse : “aucune religion n’est vraie, aucune religion n’est fausse”, selon le Père Pons, prêtre catholique du roman l’Enfant de Noé, (Schmitt 2004, p.65). De même, à la lecture de l’ensemble de l’œuvre, on est frappé des convergences évidentes entre chacune de ces religions ou pensées. Quelque part on en ressort soulagé de constater qu’au-delà des appartenances, une unité fondamentale reste ancrée et solide, un espoir quant aux possibilités de toujours pouvoir s’entendre et se comprendre, même dans les moments les plus forts de divergence.
La pensée complexe
Après son séjour au Sahara, Schmitt recherche une forme de langage plus élargie pour communiquer l’étrange, et choisit la littérature comme mode d’expression. Schmitt aurait pu, de par sa formation, aborder les événements et les phases importantes de sa vie par la recherche académique et une certaine rationalité. Il va cependant préférer utiliser, comme canaux d’expressions, la littérature et le théâtre, qui lui offrent la possibilité d’inclure la poésie et la complexité dans l’idée de relier ce qui rationnellement ne semble pas possible ou incohérent. C’est cette capacité à faire des pas de côtés, au sens propre comme au figuré, qui va donner à la personne d’Eric-Emmanuel Schmitt comme à ses personnages, une position médiane et de pont qui ouvre d’autres perspectives. Son approche littéraire intègre la complexité, terme dont l’étymologie « complexus » signifie « ce qui est tissé ensemble », et son but est de légitimer différentes perspectives a priori incompatibles. En jonglant avec les disciplines et en acceptant leurs imbrications, la pensée complexe, en tant que concept initié par Henri Laborit, puis porté plus largement par Edgar Morin, a toute sa place dans l’œuvre de Schmitt qui illsutre alors l’émergence d’un cheminement chez l’humain. Ces cheminements au début multiples, images de cultures, de religions et de sages extrêmement différents, sont particulièrement bien rendus par l’écriture poétique d’Eric-Emmanuel Schmitt. Ils vont converger et révéler au lecteur une unité cachée et le sens profond du mot religion, qui est d’unir dans les différences. Chaque livre permet d’entrevoir une facette de cette profondeur, et c’est la lecture de l’ensemble de ses ouvrages qui permet une approche enrichie.
Les romans et la fiction peuvent faire prendre conscience de la nécessité d’une humanité pluraliste, capable par l’outil de la pensée complexe de pensées critiques, créatives et responsables. La littérature, telle qu’écrite par Schmitt, est imbibée de pensée complexe et de poésie, et va ainsi rendre palpable un réel que les arguments rationnels n’auraient pu traduire de façon si sensible et directe.
L’humain en chemin peut donc y trouver sa voie : sa mission est de créer respect et sensibilité envers la complexité du monde, promouvoir la paix, la compréhension et la curiosité. À travers les poèmes, la musique et la littérature, nous pouvons entrevoir l’indiscernable et découvrir un monde où la vulnérabilité et l’interdépendance partagées de l’humanité remplacent notre moi individuel et émotionnel en tant qu’axe central.
Pour Schmitt, les rencontres interreligieuses sont des défis complexes où non seulement deux religions (en tant que constructions théoriques et historiques), mais aussi des êtres humains s’élèvent mutuellement. Dans ses romans, la complexité est un mot clé et les lignes de différences transformées dans la rencontre sont multiples : jeune-vieux, musulman-juif, heureux-triste, puissant-impuissant, convaincu-confus. Ces paires de mots, prises horizontalement, génèrent un choix (factice) entre l’un ou l’autre mot. Or, si ces deux mots s’élèvent et s’appuient l’un sur l’autre, ils révèlent des complémentarités et une richesse insoupçonnées. Un dialogue et une circulation peuvent alors se faire entre eux.
En conclusion, l’analyse présentée ci-dessus concernant le cheminement spirituel d’Eric-Emmanuel Schmitt et les convictions et valeurs qu’il promeut aujourd’hui, mettent en lumière une vision du monde incluant un respect sans compromis de la complexité, mais aussi une ouverture à l’idée d’une humanité commune, exprimée dans ces mots : “Ce que nous avons en commun, ce sont les questions, ce qui nous différencie, ce sont les réponses.”
Le Cycle de l’invisible
Schmitt, Eric-Emmanuel, Milarepa (1997), Monsieur Ibrahim et les Fleurs du Coran (2001), Oscar et la Dame rose (2002), L’enfant de Noé (2004), Le Sumo qui ne pouvait pas grossir (2009), Les Dix Enfants que madame Ming n’a jamais eus (2012), Madame Pylinska et le Secret de Chopin (2018), Félix et la Source invisible (2019) Schmitt, Eric-Emmanuel, La nuit de feu (2015) Paris : tous oarus chez Albin Michel. Schmitt, Eric-Emmanuel, Plus tard je serais un enfant, entretiens avec Catherine Lalanne (2018) Lgf.
Pourquoi s’intéresser au personnage de guerrier et pourquoi l’associer à la notion de cycle ?
Parce que tel qu’est défini ici le guerrier, sa vie pleine de sens et qui marque les esprits nous inspire. Parce qu’à tous les moments charnières des cycles de l’histoire, il est présent au cœur des événements cruciaux pour servir de repère. Enfin, compte tenu de la tournure incertaine que prend le premier quart du XXIème siècle, chercher la façon dont ce modèle pourrait se décliner aujourd’hui semble particulièrement opportun.
Ce cycle s’articule en six parties : la première décline un modèle général de guerrier, les cinq suivantes s’appuient sur des guerriers mythiques ou des groupes. L’ensemble tente, à l’échelle du globe et depuis 2500 ans, de déceler à la fois une universalité et des particularités du guerrier qui évoluent dans le contexte historique. Mais une évolution vers quoi ? Peut-être, avec le 21ème siècle, vers ce qu’on a nommé le guerrier pacifique, lettré et poète. Le cycle permet de plonger dans l’entre deux, l’apnée entre l’inspire / expire, le vide médian pour s’imprégner autrement. C’est l’espace et le temps où les points de vue, les questions et les réponses peuvent se rencontrer sans changer pour autant mais ce faisant vont permettre l’émergence de nouveaux points de vue, de nouvelles questions et réponses.
Par la lecture des six parties de ce cycle du guerrier, on invite chacun à s’interroger sur la neutralité ou pas de l’histoire et le sens à donner à sa propre vie
Quel modèle de guerrier pour le 21ème siècle ?
A chaque époque et dans chaque civilisation se trouvent des modèles de guerrières et guerriers pacifiques, lettrés et poètes, en quête du sommet d’eux-mêmes pour le bien de tous. Particulièrement pour cette époque du XXIème siècle, c’est par l’engagement complémentaire d’hommes et de femmes dans cette voie qu’un modèle pourra effectivement émerger. Le parcours qui suit appelle cette union des polarités. A chaque fois, ces modèles marquent leurs contemporains et les générations suivantes par leurs exemples de courage et de valeurs morales. Aujourd’hui, comme avant, ils sont présents, mais qui sont-ils ? Les sportifs, acteurs ou explorateurs, vantés comme modèles, sont-ils les nouveaux guerriers du 21ème siècle ? Parmi eux, il y en a, mais ce qui est mis en avant de leur vie est avant tout leurs performances physiques, psychiques ou mentales, ainsi que l’objet de leurs conquêtes et trop rarement leur cheminement et la construction de leurs engagements. Ainsi d’authentiques modèles de guerriers peuvent être voilés sous cet aspect et adulés sur des aspects mineurs d’eux-mêmes, créant la confusion et le doute chez celles et ceux qui pourraient s’en inspirer.
Les faux modèles de héros
La notion de héros évolue en permanence, tout au long de l’Histoire. Les différentes périodes transforment peu à peu ce héros et sa perception évolue à l’image de la société. Ainsi le 21ème siècle propose de nombreuses figures de héros et d’anti-héros et multiplie les possibilités d’identification ne facilitant pas forcément un choix éclairé. D’autre part, notre époque a la possibilité d’imposer au quotidien et pour tous, à travers les myriades d’écrans, de faux héros. Par la manipulation des symboles et le matraquage des images, il est implicitement supposé qu’il est possible de se rapprocher de ces faux héros en ayant la même voiture, le même parfum, les mêmes vacances, la même façon de vivre, etc. Une illusion basée sur l’avoir et la reconnaissance sociale, gages d’une vie qualifiée de réussie. La manipulation ne s’arrête pas là. Le monde marchand, aidé par les médias devenus universels, a créé aussi une autre forme de faux héros qui tire sa « force » et son « originalité » de sa banalité et de son indifférence à distinguer ce qui est juste ou faux, bien ou mal. Et gare à ceux qui osent encore faire ce genre de distinction. On a vite fait de leur apposer l’étiquette « manichéiste ». D’où par exemple la grande difficulté à clarifier ce qui est souhaitable ou non concernant l’état du monde en cours et à venir. A la longue, la promotion du modèle de faux héros justifie les pires acceptations et les défaites morales. On est sommé de s’adapter et de se fondre toujours plus dans un moule. Qui sont ces faux héros ? On peut citer certaines stars du ballon, du show bizz et de la politique. Ce n’est pas exhaustif…
Les conséquences de l’acceptation de ces faux modèles
Petit à petit, les plus faibles intérieurement capitulent de l’intérieur allant jusqu’à déléguer à d’autres ou à un système la capacité de faire des choix car ils n’ont pas ou plus de conviction propre. Ce positionnement à l’opposé de celui du guerrier pacifique, lettré et poète est nommé par Hannah Arendt « homme de masse ». Ni les conditions de vie, ni le niveau social, ni le niveau d’intelligence sont gages d’immunité envers cet état d’homme de masse.
Diamétralement opposés à ce positionnement, Catherine Vallée dans son livre1Catherine Vallée, Hannah Arendt, Socrate et la question du Totalitarisme, Ellipses, 1999. cite l’histoire des choix de deux petits paysans : vers la fin de la seconde guerre mondiale ils furent appelés sous le drapeau S.S et refusèrent de signer. Condamnés à mort, ils furent exécutés. Mais ils écrivirent, le jour de leur exécution, une dernière lettre à leur famille : « Nous préférons mourir plutôt que de charger notre conscience d’un poids aussi terrible. Nous savons quels sont les ordres qu’exécutent les S.S. ». La situation de ces gens qui, sur le plan pratique, ne faisaient rien contre quiconque, était très différente de celle des conspirateurs. Ils avaient gardé intacte la faculté de distinguer le bien et le mal.
Cette longue introduction avant d’aborder le sujet principal se justifie par la nécessité de clarifier le contexte particulier de notre époque et d’en déduire que la voie du guerrier pacifique, lettré et poète est un chemin qui ne va pas de soi. Paradoxalement, notre « mondialité2Terme utilisé par Edouard Glissant, poète romancier et philosophe, né en 1928. », avec ses outils de communications, rend accessibles et comparables les modèles de guerriers de l’histoire passée et partout dans le monde, comme jamais auparavant. Pour ce 21ème siècle on a rajouté au modèle de guerrier lettré et poète la notion de pacifique. Ce guerrier pacifique représente un paradoxe non seulement assumé mais revendiqué. La « guerre » menée est essentiellement pour la paix. Une paix cherchée à l’intérieur comme dans l’environnement tout autour. Si l’aspect pacifique ne trouvait pas sa place du temps d’Ulysse, il commence à poindre avec Arthur ou chez les samouraïs et s’impose avec le 20ème siècle. Nos capacités de destructions massives étant devenues ce qu’elles sont, la guerre devient synonyme de chaos et jamais de régénération. La paix devient constitutive de la quête du guerrier, pour autant elle n’est pas la recherche d’ordre à tout prix, trop souvent synonyme de répression. C’est un équilibre savant, une ligne de crête à suivre entre ordre et désordre, conflits et accords, liberté et devoirs, aventure et responsabilité. La vie du guerrier pacifique n’est donc pas un long fleuve tranquille. Les crises en boucle, commencées un peu avant l’arrivée du 21ème siècle, à la fois consolident et mettent à mal les modèles de faux héros. Et d’autres modèles plus en adéquation avec les caractéristiques du guerrier pacifique, lettré et poète commencent à être perçus même s’ils sont encore catalogués par la majorité des humains comme des signaux faibles. Les guerriers pacifiques, lettrés et poètes aspirent à la fois à la condition de citoyen, d’être profondément honnête, de défenseur, d’aventurier héroïque et de sage. Ces personnes y aspirent seulement car elles savent qu’elles ne l’ont pas complètement. Et c’est ce « pas complètement » assumé qui est intéressant, car cela induit, sans jamais se résigner, une voie faite de persévérance et de courage pour s’améliorer et tenter d’agir positivement sur le monde. Au lieu de s’appuyer sur des individus précis, pour dévoiler des modèles de guerriers pour le 21ème siècle, il semble plus à propos de décrire les caractéristiques des épreuves à passer pour qu’une telle voie puisse s’actualiser aujourd’hui.
Le parcours qui va suivre s’appuie comme pour les guerriers précédents sur les trois grandes étapes qui sont la préparation, la mise à l’épreuve et le retour mais comme pour le guerrier des peuples premiers, les appellations ont été redéfinies afin d’être mieux adaptées aux circonstances actuelles : la métamorphose, l’essaimage en milieu incertain, la consolidation. Cela part du constat qu’à partir de la fin de la renaissance occidentale et le début de l’ère moderne, le statut de guerrier pacifique, lettré et poète déjà profondément remis en cause a été rejeté pour petit à petit disparaître, même s’il y a toujours eu quelques représentants. De ce fait, le 21ème siècle demande non seulement de repartir de zéro pour faire éclore une telle voie, mais aussi d’aller à contre-courant des modes de vie imposés (d’où la première étape de métamorphose). La métamorphose étant réussie, on passe alors à la deuxième grande étape, les épreuves, qu’on a renommée “l’essaimage en milieu incertain”. La première moitié du 21ème siècle est bien partie pour être une époque de crises, d’incertitudes et d’effondrements. Cela va demander aux guerriers d’être force de propositions et lanceurs de projets pour l’avenir, tout en ayant conscience que tout ce qui est entrepris peut facilement être balayé tant les conjonctions sont défavorables. Ils passent enfin à la troisième grande étape du parcours, le retour qu’on nomme ici “consolidation”, quand ils entreprennent et réussissent à boucler et faire converger en réseaux toutes les actions qu’eux-mêmes et d’autres guerriers ont entreprises. C’est cette convergence qui pourrait peut-être permettre à la fois la résistance et la résilience de ce retour si périlleux vers un tout autre monde…
La métamorphose :
La première grande étape du parcours du guerrier du 21ème siècle n’est pas la préparation comme pour les guerriers précédents mais la métamorphose. Cela part du constat qu’aujourd’hui, sauf à de très rares exceptions, l’éducation, la culture et les rencontres du futur guerrier ne contribuent pas à le préparer mais bien souvent à l’éloigner de la voie du guerrier. Comme dans de nombreux romans de science-fiction, le jeune apprenti guerrier du 21ème siècle, vivant dans un environnement standardisé et contrôlé, fait « par hasard » des pas de côté et finit par s’interroger sur le sens de sa vie et les fondements du monde qui l’entoure.
Certaines prédispositions, plutôt que de la chance, vont l’amener à des lectures, des visionnages ou des rencontres atypiques qui vont le pousser à prendre du recul et à vérifier son degré de liberté intérieure. Sa première grande épreuve est celle de la lucidité, voir les choses comme elles sont et non comme il le désire ou comme on les enrobe. Passer cette épreuve, c’est accepter l’apparent isolement que cela crée autour de soi, car alors on ne se réfugie plus dans le moule des convenances pour y être protégé et reconnu. Et s’il arrive encore de rentrer dans ce moule, ce n’est jamais de façon soumise, inconsciente ou indifférente.
Pour celles et ceux qui passent cette première étape de lucidité, ils se retrouvent alors à contre-courant du flux dominant constitué par le monde marchand. La tentation simple est alors de se construire en opposition ou en rejet du courant majoritaire. Ce faisant, le processus de métamorphose se bloque et chaque guerrier, futur papillon, va rester à l’état de chenille, crispé et figé contre quelque chose. Ils n’ont à ce moment pas encore compris qu’une identité profonde ne se construit pas en créant des oppositions, mais plutôt en les résolvant. Leur nouvelle épreuve est de sortir des conflits stériles nés d’une éternelle insatisfaction en affrontant l’inconnu de ne plus compter sur les autres ou sur un système pour construire leur vie.
Sans perdre leurs résolutions et leurs engagements, et à l’image d’un Nelson Mandela ou d’une Vandana Shiva, les guerriers sont alors amenés à chercher véritablement ce qui peut leur correspondre et les épanouir quelles que soient leurs conditions de vie extérieures. Leur épreuve est alors pour chacun de retrouver sa part poétique et avec, ses aspirations naturelles.
Dans un monde au mode de vie si déraciné des terroirs, de la terre et du naturel, où l’artificiel est devenu un monde à part entière, on peut proposer quelques conseils pertinents et salvateurs pour ré-enchanter sa vie, et y insuffler de nouveau la vie poétique. D’abord prendre du temps pour soi, pour se cultiver, pour examiner sa vie, le monde, et les autres. En parallèle, il est essentiel de mettre les pieds et les mains dans la terre ou/et la mer non comme une fin en soi mais comme un moyen pour ré-expérimenter le fait d’être enraciné. Cela demande de nombreuses répétitions, le passage des cycles du temps, pour petit à petit développer sa capacité à faire des liens (avec soi-même, avec les autres, avec la nature) où la tête, le cœur et les mains sont en phase. L’écoute, la sérénité, la réceptivité, la présence, la convivialité, l’altruisme, l’humour et d’autres valeurs morales sont invitées à croître.
On passe cette épreuve en constatant qu’on est devenu plus apaisé, plus tolérant et confiant envers la vie et le monde. L’émergence en soi de la vie poétique développe le sens du beau et une recherche esthétique en soi et dans toutes ses activités. La vie prend une certaine couleur, celle où la qualité prime sur la quantité, celle où le temps chronométré peut laisser la place à des moments hors du temps. Les convictions s’affirment sans avoir besoin d’être opposées. On entrevoit alors la possibilité d’intégrer la vie poétique à sa vie prosaïque, sans perdre pour autant la conscience du poids des principaux facteurs du désenchantement de la vie prosaïque : la machine-outil, la technocratie, la finance et la politique néolibérale.
S’opposer de front à ces quatre poids lourds (machine-outil, technocratie, finance et néolibéralisme) est stérile tant pour le moment ils règnent sans partage. L’épreuve suivante est d’apprendre à vivre avec eux et devenir le champion de “l’aïkido industriel, administratif, économique et politique”. Car à moins de se mettre volontairement en marge totale, côtoyer ces quatre ogres est inévitable. Comme Ulysse, mais à un autre moment du parcours, le guerrier du 21ème siècle doit se faire ami de Métis, la déesse rusée qui sait plus de choses que tout dieu ou homme mortel, nous précise Hésiode. Métis est aussi celle qui, vivant dans le ventre de Zeus, l’aide à discerner le bien du mal. Ce dernier point fait écho par exemple avec l’importance que les samouraïs donnent au hara (le ventre), et où et comment chercher des conseils pour faire les bons choix. L’épreuve d’intégrer Métis dans son ventre clôt la première grande étape de métamorphose. Le « guerrier chenille » du 21ème siècle est devenu un « guerrier papillon » et peut s’envoler vers de nouvelles épreuves, celle de l’essaimage en milieu incertain.
L’essaimage en milieu incertain :
Cette appellation « d’essaimage en milieu incertain » comme deuxième grande étape du parcours du guerrier du 21ème siècle est venue par analogie avec la connaissance des difficultés pour les apiculteurs à maintenir les ruches d’abeilles en bon état, et à faire essaimer les ruches, c’est-à-dire à former de nouvelles colonies même si tout est fait dans les règles. Des menaces globales planent sur les ruches sans qu’elles puissent s’en prémunir et ce malgré tous les soins et l’attention de l’apiculteur. Dans le parcours des guerriers du 21ème siècle, il en est de même quand ces derniers s’emploient à déployer une nouvelle vie qui fasse sens avec ses aspirations profondes. Les incertitudes, les risques d’effondrements et d’affrontements sont tellement importants et variés qu’ils doivent accepter que tout ce qu’ils entreprennent s’écroule avant même d’avoir commencé et plus tard, sans qu’ils n’en soit la cause.
Les personnes concernées par ce positionnement sont amenées par les circonstances à faire preuve de particulièrement de détachement. Elles ont aussi à trouver un équilibre à travers des égards aux êtres et à toutes choses. Cette attention accrue peut s’illustrer de plusieurs manières : être au service des autres et notamment des plus faibles, bâtir des projets dans une optique d’avenir qui fasse sens pour leurs proches mais aussi pour tout le vivant, ou encore être responsables en agissant positivement pour aujourd’hui, mais aussi pour toutes les générations à venir. Comme dans la quête arthurienne, elles peuvent penser qu’elles sont déjà arrivées à leur but quand, dans un domaine, elles commencent à être reconnues et aimées pour ce qu’elles font et créent. L’épreuve est alors de dépasser l’instinct grégaire de chefs de tribu et continuer leur parcours même si certains ne les comprennent pas ou ne les approuvent pas. Elles doivent d’autant plus le faire qu’elles sont conscientes des incertitudes qui planent quant à la pérennité de tout ce qui est entrepris.
Ayant dépassé l’épreuve de vouloir mettre tous ses oeufs dans le même panier et d’être aimé à n’importe quel prix, le modèle de guerrier assume la complexité et l’inconfort de mener plusieurs choses de front dans l’optique, pour reprendre l’image de l’essaimage, qu’au moins une de ses tentatives va fructifier et perdurer dans le bon sens. L’épreuve du misogi (celle d’aller au bout de ses contradictions) pointe à l’horizon. Intérieurement doit naître le besoin régulier d’un dialogue intérieur fécond, où les polarités s’harmonisent en tension dynamique, transformant la notion d’étrange et d’étranger en interlocuteurs privilégiés. Ainsi, les choses qui auparavant faisaient peur car toujours synonymes d’inconnu, deviennent des confidentes de choix. Même si l’efficacité dans les actions est en apparence moindre, il assume la diversité et le maintien des différents fronts qu’il a ouverts dans sa vie.
Le guerrier passe alors à l’étape de l’entraînement à la philosophie de “l’espérance responsable”, concept développé par l’historien et philosophe Hans Jonas et fondé sur le respect. L’originalité du respect ici, est qu’il concerne tout le vivant dans sa diversité, mais aussi sa possibilité de s’épanouir tel qu’il est pour toutes les générations à venir. Il ne remet pas en cause le futur de tout ce qui relève du vivant, mais modifie nos impacts, nos constructions, nos architectures, nos façons d’habiter le monde en conséquence.
Il est, selon Hans Jonas, encore possible aujourd’hui de sauver et faire perdurer une partie des choses que l’humanité a impactées et menacées. C’est en cela que c’est une responsabilité teintée d’espoir. Le cœur a ici son importance, marié à un principe responsable. Il s’entraîne aussi à l’altruisme marié à la sobriété heureuse. Pour rappel, il est encore dans la phase d’essaimage en milieu incertain. A tout moment, un pan de ce qu’il entreprend peut s’effondrer et il doit être capable de renforcer, abandonner ou repositionner ses forces et son énergie selon les circonstances. Attention à la tentation du chant des sirènes et ce qu’elles peuvent faire miroiter. Développer des productivités dites rentables en s’appuyant sur une trop forte mécanisation et des prêts, compter sur des subventions dont on finit par devenir dépendant, s’engager politiquement pensant ainsi faciliter des démarches administratives, sont autant d’appels à se fourvoyer. S’y abandonner en pensant se sauver, c’est perdre alors son autonomie de choix et d’action. L’épreuve majeure en cas d’effondrement est l’humilité pour pouvoir recommencer quoi qu’il arrive.
La consolidation :
En acceptant que tout puisse s’effondrer sans pour cela qu’ils ne s’effondrent eux-mêmes, car ils savent qu’ils peuvent toujours recommencer, les guerriers du 21ème siècle ont passé les épreuves de la deuxième partie du parcours, celle d’essaimer en milieu incertain. Ils sont alors particulièrement résilients. Ils doivent inventer tout un monde à cette étape, non pas à partir de leur propre expérience, mais en puisant dans tous les modèles de guerriers et leurs parcours, dont ils ont pu prendre connaissance et s’imprégner. Ils savent aussi que ce qu’ils entreprennent doit faire sens avec ce que l’histoire éclaire. C’est le moment où ils peuvent prendre le risque de faire converger tout ce qu’ils ont entrepris. Lâcher prise et accepter que peut-être une vie ne suffit pas, ou que ce qu’ils ont bâtit n’est pas encore en phase avec l’histoire, constitue l’épreuve d’être ami avec le temps et ses cycles.
Ce que le guerrier du 21ème siècle fait converger, il ne peut pas le faire n’importe comment. Il doit chercher à relier en boucle des connaissances et des pans d’activités de façon transdisciplinaire et dynamique (à l’image des atomes qui selon leurs liaisons créent des molécules particulières). Par les liaisons créées entre toutes ses composantes, (humaines comme matérielles) il cherche à faire émerger de nouvelles fonctions de résilience et résistance pour qu’un ensemble, véritable noyau d’une nouvelle civilisation, soit capable de se maintenir en équilibre avec des marges suffisamment élastiques pour supporter des crises et des bouleversements. Cette démarche demande au guerrier de pratiquer ce qu’Edgar Morin et avant lui Henri Laborit nomment « la pensée complexe ».
La pensée complexe, pour se mettre en œuvre, ne peut pas se cantonner à l’individu seul. Il faut des groupes de personnes avec des compétences et des savoirs différents et une volonté commune de se relier les unes aux autres sans pour autant chercher à convaincre ou à imposer ses points de vue. Le guerrier du 21ème siècle a donc à faire converger à la fois ses propres connaissances et activités, puis les siennes avec celles d’autres guerriers et guerrières et enfin vérifier que tout ceci est bien en phase avec ce que l’histoire demande à prendre en compte. Alors peut-être pourront s’entrevoir des voies de réformes en boucle et l’émergence d’un nouveau récit cohérent avec les enjeux du 21ème siècle. Ces voies ne seront probablement pas déployées à l’échelle de l’humanité, mais sur ce qu’on pourrait appeler des îlots reliés en réseaux.
Danseur prodige et chorégraphe désormais emblématique de la danse contemporaine actuelle, Ohad Naharin est directeur de la Batsheva Dance Company. Reconnu et sollicité à travers le monde entier, il a été récompensé par de nombreux prix internationaux pour sa riche contribution au monde de la danse. Le documentaire Mr Gaga, réalisé par Tomer Heymann, nous fait plonger dans le parcours de ce personnage exceptionnel, en tant qu’artiste et en tant qu’homme.
Lorsque l’on découvre les œuvres d’Ohad Naharin, interprétées par la Batsheva, on est époustouflé par leur beauté saisissante. Sans qu’on puisse vraiment dire pourquoi, elles dégagent une poésie puissante, une sensualité hypnotique qui fait preuve d’une profonde sensibilité humaine. Ce sont des expériences esthétiques bouleversantes qui délivrent aux yeux du monde, comme une preuve, la beauté de ce qui peut être réalisé lorsque les volontés individuelles s’alignent au service d’une création poétique universelle. C’est en ce sens que le travail d’Ohad Naharin et de la Batsheva peut être mis en lien avec la Voie du guerrier lettré, pacifique et poète développée à travers le res’0.
Le documentaire nous montre que l’existence de ces œuvres est le résultat d’un long et difficile travail qui se situe à différents interstices : entre l’homme et l’artiste, entre le chorégraphe et les danseurs, et que cette alchimie donne naissance à un message universel de fond qui parle au-delà de la danse.
L‘homme et l’artiste : suivre sa voie, trouver sa voix
Le chorégraphe qu’est aujourd’hui Ohad Naharin est le résultat d’une vie de recherche. Bien qu’il ait commencé à apprendre la danse tardivement et qu’il soit indéniablement doué, il lui aura fallu beaucoup de persévérance et plusieurs échecs pour évoluer dans la danse en restant fidèle à lui-même. C’est par exemple en dansant pour des chorégraphes comme Martha Graham ou Merce Cunningham qu’il réalisera que « mon corps ne peut pas étudier des outils, des mouvements, une chorégraphie, que je n’aime pas, avec laquelle je ne me connecte pas ». C’est ici la nécessité de suivre sa propre voie qui s’exprime : une approche beaucoup plus instinctive commence à naître et bientôt son chemin de chorégraphe débute.
Là encore, les difficultés seront nombreuses : trouver sa voix d’artiste et la communiquer à ses danseurs nécessitera un travail de recherche et d’expression majeur. C’est en se confrontant à ces obstacles qu’il élabore la méthode Gaga, approche du mouvement aujourd’hui enseignée à travers le monde qui prépare les corps des danseurs et les rend disponibles en exploitant leur capacité à lâcher prise et à trouver les étapes pour cela grâce à plusieurs facteurs.
Le chorégraphe et les danseurs : s’aligner collectivement
Ces facteurs sont l’intentionnalité, l’écoute intérieure et l’imagination dans le mouvement, des paramètres indispensables qu’Ohad Naharin exige de ses danseurs, à qui il demande de ressentir plutôt que de faire. C’est un travail en profondeur qui demande aux danseurs de véritables efforts personnels. C’est pourquoi l’attitude créatrice vis-à-vis des difficultés, caractéristique de ce que nous décrivons lorsque nous parlons de « guerrier », est très présente dans le travail de Naharin avec sa compagnie : comme il le dit lui-même, son travail avec les danseurs consiste à « les amener à se débloquer et révéler leur trésor, en oubliant les techniques et les styles ».
Sa technique Gaga consiste en « la nécessité d’écouter notre corps avant de lui dire ce qu’il doit faire. Et de comprendre que nous devons aller au-delà de nos limites, et ce, de façon quotidienne ». Ici, Naharin parle autant de limites physiques, que de véritables barrières mentales qui peuvent empêcher un danseur de lâcher prise par rapport à un mouvement. Le documentaire montre comme exemple plusieurs scènes de répétitions où Naharin travaille avec l’imaginaire pour débloquer ses danseurs par rapport à une chute, un cri, ou une sensation.
Le cheminement du danseur tel qu’il est proposé par Naharin fait donc directement écho avec la Voie martiale et de nombreuses autres pratiques artistiques ou corporelles : c’est par un long effort de persévérance et de lâcher-prise que le pratiquant devient capable de dépasser la technique pour libérer sa singularité. Lorsque le chorégraphe et les danseurs réussissent à dialoguer et dépasser leurs limites, alors ils s’alignent au service d’un but commun : diffuser au monde un message politique et poétique.
Message politique
Naharin ne se positionne pas comme défenseur d’idées politiques, pourtant ses spectacles et ses entretiens révèlent des positions critiques vis-à-vis d’un pays selon lui “gagné par le racisme, la brutalité, l’ignorance, un mauvais usage de la force, le fanatisme”.
Lui même impliqué pendant son service militaire dans la guerre du Kippour, il reste aujourd’hui porteur d’un optimisme que rappelle Barak Heymann, producteur du documentaire “le film prouve assurément qu’il n’y a pas de contradiction entre d’une part, l’attitude très critique d’Ohad Naharin vis-à-vis de la politique israélienne et de l’autre, l’amour qu’il éprouve pour son pays. Cet artiste ne craint pas d’exaspérer. Il ne renonce pas à dire sa vérité.”.
En effet et à titre d’exemple, un évènement bien particulier le consacre en 1998 comme héros culturel auprès de son pays : à l’occasion de la représentation de “Echad mi yodea” pour la célébration du jubilé de l’Etat Hébreu, le gouvernement exige de lui qu’il change les costumes pour ne pas heurter le public juif ultra orthodoxe. Fidèle à lui-même, il annonce sa démission tandis que les danseurs refusent de danser pour un événement national majeur.
Néanmoins, il n’est pas adepte de la polémique, et reste avant tout concentré sur son travail de chorégraphe : en ce sens, il parle de sujets politiques à travers des choix de mise en scène : dans “The Hole”, les danseurs comptent à voix haute alternativement en arabe et en hébreu. En vérité, son message est avant tout universel que ce soit au niveau tant poétique que politique.
Le message universel et poétique
Il y a beaucoup d’aspects admirables dans le travail de la Batsheva. Sur scène, l’expression de notre humanité est complexe et sensible. Une densité émotionnelle saisissante est mise en mouvement par des corps tantôt impétueux et explosifs, tantôt délicats et tendres. Il y a l’humour aussi, qui vient chatouiller nos non-dits par des mises en scènes parfois insolentes. Beaucoup de sensations, d’émotions et de vie jaillissent de l’époustouflante mobilité des danseurs. Mais ce qui interpelle tout particulièrement, c’est la façon dont Ohad Naharin transmet l’idée d’une danse universelle. En faisant monter sur scène le public, en animant à travers le monde des cours collectifs de Gaga, il nous montre que le danseur n’est pas que l’athlète que nous voyons sur scène. Celui qui persévère, trouve de la joie dans l’effort pour dévoiler sa singularité et œuvrer pour la poésie, ce danseur là est en chacun de nous.
Le message d’Ohad Naharin dépasse largement la chorégraphie et la danse contemporaine, il est résolument engagé, parfois politique ou insolent, mais, on l’a déjà souligné, surtout universel.
« Indépendamment de nos capacités, chacun de nous peut être en lien avec ses sensations physiques. Chacun peut comprendre le lien entre lent et rapide, dur et doux. Tout le monde peut lier l’effort au plaisir. Chacun peut dissocier les membres de son corps et les faire bouger. On peut tous se pencher, plier, se dresser. Chacun, ou presque, peut écouter une musique, ressentir un rythme. Je danse tous les jours, et je voudrais que tout le monde en fasse autant. ». Ohad Naharin
Nos corps, par leurs limites, leurs douleurs et leurs fatigues nous rappellent à notre mort. Pour autant, ils nous permettent d’être au monde, de voir, de sentir et de bouger. La danse, comme tous les arts, permet à chacun d’expérimenter ce corps et de s’élever avec lui vers ce qui est beau. Ohad nous invite, à l’image des danseurs dans la très célèbre séquence « Echad Mi Yodea », à envoyer valser au ciel toutes ces chemises – les blocages, les interdits, les bienséances – qui entravent nos corps, nos esprits et nos âmes. Il nous invite à persévérer, dévoiler nos trésors, et faire des pieds de nez.
Quelques liens pour découvrir M. Naharin
Bande annonce du documentaire Mr. Gaga, Sur les pas d’Ohad Naharin:
Pourquoi s’intéresser au personnage de guerrier et pourquoi l’associer à la notion de cycle ?
Parce que tel qu’est défini ici le guerrier, sa vie pleine de sens et qui marque les esprits nous inspire. Parce qu’à tous les moments charnières des cycles de l’histoire, il est présent au cœur des événements cruciaux pour servir de repère. Enfin, compte tenu de la tournure incertaine que prend le premier quart du XXIème siècle, chercher la façon dont ce modèle pourrait se décliner aujourd’hui semble particulièrement opportun.
Ce cycle s’articule en six parties : la première décline un modèle général de guerrier, les cinq suivantes s’appuient sur des guerriers mythiques ou des groupes. L’ensemble tente, à l’échelle du globe et depuis 2500 ans, de déceler à la fois une universalité et des particularités du guerrier qui évoluent dans le contexte historique. Mais une évolution vers quoi ? Peut-être, avec le 21ème siècle, vers ce qu’on a nommé le guerrier pacifique, lettré et poète. Le cycle permet de plonger dans l’entre deux, l’apnée entre l’inspire / expire, le vide médian pour s’imprégner autrement. C’est l’espace et le temps où les points de vue, les questions et les réponses peuvent se rencontrer sans changer pour autant mais ce faisant vont permettre l’émergence de nouveaux points de vue, de nouvelles questions et réponses.
Par la lecture des six parties de ce cycle du guerrier, on invite chacun à s’interroger sur la neutralité ou pas de l’histoire et le sens à donner à sa propre vie
Partie 1 : Le guerrier
Le guerrier n’est pas que pourfendeur, il peut être aussi lettré et poète. C’est cette voie plus globale qui nous touche et nous inspire.
| MONOTYPE CAMILLE COSSON
Bien des aspects le caractérisent mais certains plus que d’autres :
– le courage pour relier et assumer ses contradictions sans rester spectateur et chercher à s’améliorer ;
– le discernement et la persévérance pour avancer dans l’inconnu, ne pas fuir ses peurs, affronter les dragons ;
– le détachement, tout en gardant le souhait d’être juste et bon, pour tirer des expériences d’événements qu’ils soient positifs ou négatifs.
D’un point de vue psychologique il est celui qui, prenant conscience de sa part intérieure féminine ou masculine selon les cas, n’hésite pas à la cultiver en quête d’un savant équilibre entre les deux. Plus le guerrier intègre sa polarité opposée, plus par écho, sa part naturelle s’exprime naturellement et harmonieusement. Il est frappant, par exemple, de constater la douceur et la subtilité qui peuvent se dégager des guerriers reconnus inversement pour leurs qualités viriles sur les terrains de leurs combats.
Le guerrier lettré et poète est en quête, une quête qui passe toujours par trois étapes essentielles : la préparation, la mise à l’épreuve et le retour. A travers ce parcours qui commence dès le plus jeune âge et finit avec la mort, il trouve son rôle et le sens de sa vie. Il devient le héros de sa propre histoire, petite ou grande. Il passe par des épreuves, il est mis face à l’extrême de ses contradictions, mais il n’abandonne pas. Au fond de lui il y a une forme de foi en la vie, au monde, aux autres et en lui-même. Et même s’il lui arrive de douter, de penser qu’il n’est pas à la hauteur, si malgré tout il garde le cap du « capitaine de lui-même», l’horizon finit toujours par se dégager, une étoile brille et le guide.
Le guerrier lettré et poète n’est pas l’apanage de certains. En chacun il sommeille, se débat, clignote ou émerge lentement. Au départ il est plutôt discret et humble, sauf dans les moments de paroxysmes où sa nature profonde se dévoile et prend les commandes. Ce n’est que très rarement qu’il resplendit dès le plus jeune âge, une étape où l’on perçoit toutefois ce qu’il sera plus tard. Car comme ces arbres multi centenaires, il a besoin de temps pour se déployer tant ses ramifications sont complexes et demandent un long et patient tissage.
Des modèles de guerrier dans l’histoire :
A travers ces modèles, on peut constater aisément la diversité par laquelle peut se vivre cette voie du guerrier poète et lettré, tout en gardant une universalité qu’on laisse découvrir à chacune et à chacun.
Samouraï
La résolution incorruptible, l’absence de calcul. Il se grandit en s’ouvrant au zen ou au shinto et en cultivant d’autres arts ou sciences comme modèles d’harmonie et de sensibilité.
Attributs : le katana, la cuirasse.
Miyamoto musashi, Rônin, samouraï errant
| AUTOPORTRAIT ATTRIBUÉ A MYYAMOTO MUSHASHI (1584-1645)
Chevalier
La bravoure, la courtoisie, la loyauté et la générosité. Il se grandit quand il ajoute à l’épée, la fleur (l’amour courtois) et le livre (ramener la sagesse et les connaissances lors de ses pérégrinations).
Attributs : l’épée, la fleur, le livre.
Yvain et Laudine, enluminure
Guerrier grec
Etre robuste, se contrôler, être autonome, devenir un héros est sa destinée. Il se grandit en assumant la totalité de sa quête reprise dans les modèles d’Ulysse ou de Thésée.
Attributs : la peau, la lance et le bouclier.
Des Hoplites, type d’infanterie grecque s’engageant dans une bataille au son de la musique.
| DETAIL D’UN VASE DE CHIGI-VAZA VIIe SIECLE AV. J.-C. SCANNÉE PAR SZILAS EXTRAIT DU LIVRE DE J. M. ROBERTS : Kelet-Ázsia és a klasszikus Görögország
Légionnaire romain
La résistance, la discipline, la fidélité, l’unité du corps. Il se grandit par la pratique de la virtus (force morale et courage), par l’implication citoyenne et la pratique de l’unité dans la pluralité.
Attributs : le casque, l’épée et le bouclier.
À la suite du conseil de guerre de 105 apr. JC, des légionnaires se mettent en marche.
| DÉTAIL – COLONNE TRAJANNE, 107 À 113 APR. JC – MUSEO DELLA CIVILTÀ
Kshatrya (Inde)
La voie du juste milieu, la conscience des 3 gunas : tamas, rajas, sattva. Il se grandit par le mariage de l’engagement et du détachement et sa dévotion envers les sages.
Attributs : le char et l’arc.
Possible représentation de Arjuna et Krishna lors de la mythique scène ‘Gitopadesham’ de la Bhagavad Gita
| TERRACOTA ENTRE 1600 À 300 ANS AVANT JC
Guerrier maasaï
Ilmao : accepter la dualité, Encipaï : être dans la joie, Osina Kishon : accueillir la souffrance-don pour ne pas diviser, Eunoto : devenir un planteur, Aingoru enkitoo : rechercher le bon ordre. Ces cinq principes s’unissent pour garantir l’unité et le maintien des traditions comme trésors légués de génération en génération.
Il se grandit aujourd’hui par sa résolution à maintenir un îlot de vie traditionnel face aux vagues du monde marchand.
Attributs : le masque, la lance et le bouclier.
Ole Senteu Simel, un des chefs Iaibons les plus respectés jusqu’à sa mort en 1986, C’était le petit fils du fameux Maasaï Laibon Mbatian.
| DROITS : MUSEE NATIONAL DU KENYA
Dans les caractéristiques attribuées à chaque guerrier, il y a bien sûr une part de subjectivité. On a cherché surtout à faire transparaître à la fois leur diversité et une certaine unité. Ainsi, si chaque espace et chaque période de temps sur cette terre marquent de leurs empreintes les humains, il reste un fond commun. Ce fond commun est cette qualité de guerrier sage et érudit qui porte toujours des armes tant réelles que symboliques, qui défend toujours des causes élevées, qui contribue à donner à chaque chose et à chaque être sa place harmonieuse.
Son rôle dans l’histoire bien canalisé, il est le gardien qui maintient l’ordre, les lois et protège. Il est le garant de la sécurité pour tous sans distinction. Il est au service du bien commun et d’une justice équitable. Il reconnait la sagesse et l’expérience auxquelles il aspire et qu’il défend. Il contribue à l’expression et à l’équilibre des diversités dans un monde où chacun et chaque chose peuvent s’épanouir.
S’il est l’ombre de lui-même, il utilise la force pour la force et souvent pour avoir le pouvoir. Il abuse, poussé par les excès et les vices auxquels il laisse prendre du terrain. Il est dogmatique et manipulable car fermé à ce qu’il ignore…
Pour conclure à propos du rôle du guerrier dans l’histoire, bien souvent il est déroutant tant ses choix et ses décisions peuvent parfois aller à contre-courant. Ce côté indomptable et original ne correspond pas à une volonté de se démarquer, mais à une détermination sans faille pour que l’avoir ne supplante pas l’être.