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Cycle du guerrier 6- 6

Quel modèle de guerrier pour le 21ème siècle ?

Pourquoi s’intéresser au personnage de guerrier et pourquoi l’associer à la notion de cycle ?

Parce que tel qu’est défini ici le guerrier, sa vie pleine de sens et qui marque les esprits nous inspire. Parce qu’à tous les moments charnières des cycles de l’histoire, il est présent au cœur des événements cruciaux pour servir de repère. Enfin, compte tenu de la tournure incertaine que prend le premier quart du XXIème siècle, chercher la façon dont ce modèle pourrait se décliner aujourd’hui semble particulièrement opportun.

Ce cycle s’articule en six parties : la première décline un modèle général de guerrier, les cinq suivantes s’appuient sur des guerriers mythiques ou des groupes. L’ensemble tente, à l’échelle du globe et depuis 2500 ans, de déceler à la fois une universalité et des particularités du guerrier qui évoluent dans le contexte historique. Mais une évolution vers quoi ? Peut-être, avec le 21ème siècle, vers ce qu’on a nommé le guerrier pacifique, lettré et poète. Le cycle permet de plonger dans l’entre deux, l’apnée entre l’inspire / expire, le vide médian pour s’imprégner autrement. C’est l’espace et le temps où les points de vue, les questions et les réponses peuvent se rencontrer sans changer pour autant mais ce faisant vont permettre l’émergence de nouveaux points de vue, de nouvelles questions et réponses. 


Par la lecture des six parties de ce cycle du guerrier, on invite chacun à s’interroger sur la neutralité ou pas de l’histoire et le sens à donner à sa propre vie

Quel modèle de guerrier pour le 21ème siècle ?

A chaque époque et dans chaque civilisation se trouvent des modèles de guerrières et guerriers pacifiques, lettrés et poètes, en quête du sommet d’eux-mêmes pour le bien de tous. Particulièrement pour cette époque du XXIème siècle, c’est par l’engagement complémentaire d’hommes et de femmes dans cette voie qu’un modèle pourra effectivement émerger. Le parcours qui suit appelle cette union des polarités. 
A chaque fois, ces modèles marquent leurs contemporains et les générations suivantes par leurs exemples de courage et de valeurs morales. Aujourd’hui, comme avant, ils sont présents, mais qui sont-ils ? Les sportifs, acteurs ou explorateurs, vantés comme modèles, sont-ils les nouveaux guerriers du 21ème siècle ? Parmi eux, il y en a, mais ce qui est mis en avant de leur vie est avant tout leurs performances physiques, psychiques ou mentales, ainsi que l’objet de leurs conquêtes et trop rarement leur cheminement et la construction de leurs engagements. Ainsi d’authentiques modèles de guerriers peuvent être voilés sous cet aspect et adulés sur des aspects mineurs d’eux-mêmes, créant la confusion et le doute chez celles et ceux qui pourraient s’en inspirer.

Les faux modèles de héros 

La notion de héros évolue en permanence, tout au long de l’Histoire. Les différentes périodes transforment peu à peu ce héros et sa perception évolue à l’image de la société. Ainsi le 21ème siècle propose de nombreuses figures de héros et d’anti-héros et multiplie les possibilités d’identification ne facilitant pas forcément un choix éclairé.
D’autre part, notre époque a la possibilité d’imposer au quotidien et pour tous, à travers les myriades d’écrans, de faux héros. Par la manipulation des symboles et le matraquage des images, il est implicitement supposé qu’il est possible de se rapprocher de ces faux héros en ayant la même voiture, le même parfum, les mêmes vacances, la même façon de vivre, etc. Une illusion basée sur l’avoir et la reconnaissance sociale, gages d’une vie qualifiée de réussie.
La manipulation ne s’arrête pas là. Le monde marchand, aidé par les médias devenus universels, a créé aussi une autre forme de faux héros qui tire sa « force » et son « originalité » de sa banalité et de son indifférence à distinguer ce qui est juste ou faux, bien ou mal. Et gare à ceux qui osent encore faire ce genre de distinction. On a vite fait de leur apposer l’étiquette « manichéiste ». D’où par exemple la grande difficulté à clarifier ce qui est souhaitable ou non concernant l’état du monde en cours et à venir. A la longue, la promotion du modèle de faux héros justifie les pires acceptations et les défaites morales. On est sommé de s’adapter et de se fondre toujours plus dans un moule.
Qui sont ces faux héros ?
On peut citer certaines stars du ballon, du show bizz et de la politique. Ce n’est pas exhaustif…

Les conséquences de l’acceptation de ces faux modèles

Petit à petit, les plus faibles intérieurement capitulent de l’intérieur allant jusqu’à déléguer à d’autres ou à un système la capacité de faire des choix car ils n’ont pas ou plus de conviction propre. Ce positionnement à l’opposé de celui du guerrier pacifique, lettré et poète est nommé par Hannah Arendt « homme de masse ». Ni les conditions de vie, ni le niveau social, ni le niveau d’intelligence sont gages d’immunité envers cet état d’homme de masse.

Diamétralement opposés à ce positionnement, Catherine Vallée dans son livre1Catherine Vallée, Hannah Arendt, Socrate et la question du Totalitarisme, Ellipses, 1999. cite l’histoire des choix de deux petits paysans : vers la fin de la seconde guerre mondiale ils furent appelés sous le drapeau S.S et refusèrent de signer. Condamnés à mort, ils furent exécutés. Mais ils écrivirent, le jour de leur exécution, une dernière lettre à leur famille : « Nous préférons mourir plutôt que de charger notre conscience d’un poids aussi terrible. Nous savons quels sont les ordres qu’exécutent les S.S. ». La situation de ces gens qui, sur le plan pratique, ne faisaient rien contre quiconque, était très différente de celle des conspirateurs. Ils avaient gardé intacte la faculté de distinguer le bien et le mal. 

Cette longue introduction avant d’aborder le sujet principal se justifie par la nécessité de clarifier le contexte particulier de notre époque et d’en déduire que la voie du guerrier pacifique, lettré et poète est un chemin qui ne va pas de soi. 
Paradoxalement, notre « mondialité2Terme utilisé par Edouard Glissant, poète romancier et philosophe, né en 1928. », avec ses outils de communications, rend accessibles et comparables les modèles de guerriers de l’histoire passée et partout dans le monde, comme jamais auparavant. 
Pour ce 21ème siècle on a rajouté au modèle de guerrier lettré et poète la notion de pacifique. Ce guerrier pacifique représente un paradoxe non seulement assumé mais revendiqué. La « guerre » menée est essentiellement pour la paix. Une paix cherchée à l’intérieur comme dans l’environnement tout autour. Si l’aspect pacifique ne trouvait pas sa place du temps d’Ulysse, il commence à poindre avec Arthur ou chez les samouraïs et s’impose avec le 20ème siècle. Nos capacités de destructions massives étant devenues ce qu’elles sont, la guerre devient synonyme de chaos et jamais de régénération. La paix devient constitutive de la quête du guerrier, pour autant elle n’est pas la recherche d’ordre à tout prix, trop souvent synonyme de répression. C’est un équilibre savant, une ligne de crête à suivre entre ordre et désordre, conflits et accords, liberté et devoirs, aventure et responsabilité. La vie du guerrier pacifique n’est donc pas un long fleuve tranquille. 
Les crises en boucle, commencées un peu avant l’arrivée du 21ème siècle, à la fois consolident et mettent à mal les modèles de faux héros. Et d’autres modèles plus en adéquation avec les caractéristiques du guerrier pacifique, lettré et poète commencent à être perçus même s’ils sont encore catalogués par la majorité des humains comme des signaux faibles.
Les guerriers pacifiques, lettrés et poètes aspirent à la fois à la condition de citoyen, d’être profondément honnête, de défenseur, d’aventurier héroïque et de sage. Ces personnes y aspirent seulement car elles savent qu’elles ne l’ont pas complètement. Et c’est ce « pas complètement » assumé qui est intéressant, car cela induit, sans jamais se résigner, une voie faite de persévérance et de courage pour s’améliorer et tenter d’agir positivement sur le monde. Au lieu de s’appuyer sur des individus précis, pour dévoiler des modèles de guerriers pour le 21ème siècle, il semble plus à propos de décrire les caractéristiques des épreuves à passer pour qu’une telle voie puisse s’actualiser aujourd’hui.

Le parcours qui va suivre s’appuie comme pour les guerriers précédents sur les trois grandes étapes qui sont la préparation, la mise à l’épreuve et le retour mais comme pour le guerrier des peuples premiers, les appellations ont été redéfinies afin d’être mieux adaptées aux circonstances actuelles : la métamorphose, l’essaimage en milieu incertain, la consolidation. Cela part du constat qu’à partir de la fin de la renaissance occidentale et le début de l’ère moderne, le statut de guerrier pacifique, lettré et poète déjà profondément remis en cause a été rejeté pour petit à petit disparaître, même s’il y a toujours eu quelques représentants. De ce fait, le 21ème siècle demande non seulement de repartir de zéro pour faire éclore une telle voie, mais aussi d’aller à contre-courant des modes de vie imposés (d’où la première étape de métamorphose). La métamorphose étant réussie, on passe alors à la deuxième grande étape, les épreuves, qu’on a renommée “l’essaimage en milieu incertain”. La première moitié du 21ème siècle est bien partie pour être une époque de crises, d’incertitudes et d’effondrements. Cela va demander aux guerriers d’être force de propositions et lanceurs de projets pour l’avenir, tout en ayant conscience que tout ce qui est entrepris peut facilement être balayé tant les conjonctions sont défavorables. Ils passent enfin à la troisième grande étape du parcours, le retour qu’on nomme ici “consolidation”, quand ils entreprennent et réussissent à boucler et faire converger en réseaux toutes les actions qu’eux-mêmes et d’autres guerriers ont entreprises. C’est cette convergence qui pourrait peut-être permettre à la fois la résistance et la résilience de ce retour si périlleux vers un tout autre monde… 

La métamorphose :

La première grande étape du parcours du guerrier du 21ème siècle n’est pas la préparation comme pour les guerriers précédents mais la métamorphose. Cela part du constat qu’aujourd’hui, sauf à de très rares exceptions, l’éducation, la culture et les rencontres du futur guerrier ne contribuent pas à le préparer mais bien souvent à l’éloigner de la voie du guerrier. Comme dans de nombreux romans de science-fiction, le jeune apprenti guerrier du 21ème siècle, vivant dans un environnement standardisé et contrôlé, fait « par hasard » des pas de côté et finit par s’interroger sur le sens de sa vie et les fondements du monde qui l’entoure.

neo et la  caverne
Néo, héros du film Matrix, se débranche de la matrice

Certaines prédispositions, plutôt que de la chance, vont l’amener à des lectures, des visionnages ou des rencontres atypiques qui vont le pousser à prendre du recul et à vérifier son degré de liberté intérieure. Sa première grande épreuve est celle de la lucidité, voir les choses comme elles sont et non comme il le désire ou comme on les enrobe. Passer cette épreuve, c’est accepter l’apparent isolement que cela crée autour de soi, car alors on ne se réfugie plus dans le moule des convenances pour y être protégé et reconnu. Et s’il arrive encore de rentrer dans ce moule, ce n’est jamais de façon soumise, inconsciente ou indifférente.

Pour celles et ceux qui passent cette première étape de lucidité, ils se retrouvent alors à contre-courant du flux dominant constitué par le monde marchand. La tentation simple est alors de se construire en opposition ou en rejet du courant majoritaire. Ce faisant, le processus de métamorphose se bloque et chaque guerrier, futur papillon, va rester à l’état de chenille, crispé et figé contre quelque chose. Ils n’ont à ce moment pas encore compris qu’une identité profonde ne se construit pas en créant des oppositions, mais plutôt en les résolvant. Leur nouvelle épreuve est de sortir des conflits stériles nés d’une éternelle insatisfaction en affrontant l’inconnu de ne plus compter sur les autres ou sur un système pour construire leur vie.

chorégraphie samurai
Samuraï, chorégraphie et mise en scène de Marie Pierre Genovese, 2018

Sans perdre leurs résolutions et leurs engagements, et à l’image d’un Nelson Mandela ou d’une Vandana Shiva, les guerriers sont alors amenés à chercher véritablement ce qui peut leur correspondre et les épanouir quelles que soient leurs conditions de vie extérieures. Leur épreuve est alors pour chacun de retrouver sa part poétique et avec, ses aspirations naturelles.

Vandana Shiva qui par son exemple représente bien un modèle de guerrière pacifique, lettrée et poète au 21° siècle 

Image tirée du site Pachamama Alliance

Dans un monde au mode de vie si déraciné des terroirs, de la terre et du naturel, où l’artificiel est devenu un monde à part entière, on peut proposer quelques conseils pertinents et salvateurs pour ré-enchanter sa vie, et y insuffler de nouveau la vie poétique. 
D’abord prendre du temps pour soi, pour se cultiver, pour examiner sa vie, le monde, et les autres. En parallèle, il est essentiel de mettre les pieds et les mains dans la terre ou/et la mer non comme une fin en soi mais comme un moyen pour ré-expérimenter le fait d’être enraciné. Cela demande de nombreuses répétitions, le passage des cycles du temps, pour petit à petit développer sa capacité à faire des liens (avec soi-même, avec les autres, avec la nature) où la tête, le cœur et les mains sont en phase. L’écoute, la sérénité, la réceptivité, la présence, la convivialité, l’altruisme, l’humour et d’autres valeurs morales sont invitées à croître.

On passe cette épreuve en constatant qu’on est devenu plus apaisé, plus tolérant et confiant envers la vie et le monde. L’émergence en soi de la vie poétique développe le sens du beau et une recherche esthétique en soi et dans toutes ses activités. La vie prend une certaine couleur, celle où la qualité prime sur la quantité, celle où le temps chronométré peut laisser la place à des moments hors du temps. Les convictions s’affirment sans avoir besoin d’être opposées. On entrevoit alors la possibilité d’intégrer la vie poétique à sa vie prosaïque, sans perdre pour autant la conscience du poids des principaux facteurs du désenchantement de la vie prosaïque : la machine-outil, la technocratie, la finance et la politique néolibérale.

S’opposer de front à ces quatre poids lourds (machine-outil, technocratie, finance et néolibéralisme) est stérile tant pour le moment ils règnent sans partage. L’épreuve suivante est d’apprendre à vivre avec eux et devenir le champion de “l’aïkido industriel, administratif, économique et politique”. Car à moins de se mettre volontairement en marge totale, côtoyer ces quatre ogres est inévitable. Comme Ulysse, mais à un autre moment du parcours, le guerrier du 21ème siècle doit se faire ami de Métis, la déesse rusée qui sait plus de choses que tout dieu ou homme mortel, nous précise Hésiode. Métis est aussi celle qui, vivant dans le ventre de Zeus, l’aide à discerner le bien du mal. Ce dernier point fait écho par exemple avec l’importance que les samouraïs donnent au hara (le ventre), et où et comment chercher des conseils pour faire les bons choix.
L’épreuve d’intégrer Métis dans son ventre clôt la première grande étape de métamorphose. Le « guerrier chenille » du 21ème siècle est devenu un « guerrier papillon » et peut s’envoler vers de nouvelles épreuves, celle de l’essaimage en milieu incertain.

Ulysse s’enfuyant du repaire de Polyphème sous son bélier

Attribué au Peintre de l’Embuscade – Lécythe à figures noires – Grèce, 590 avJC – Munich, collection des antiques

L’essaimage en milieu incertain :

Cette appellation « d’essaimage en milieu incertain » comme deuxième grande étape du parcours du guerrier du 21ème siècle est venue par analogie avec la connaissance des difficultés pour les apiculteurs à maintenir les ruches d’abeilles en bon état, et à faire essaimer les ruches, c’est-à-dire à former de nouvelles colonies même si tout est fait dans les règles. Des menaces globales planent sur les ruches sans qu’elles puissent s’en prémunir et ce malgré tous les soins et l’attention de l’apiculteur. Dans le parcours des guerriers du 21ème siècle, il en est de même quand ces derniers s’emploient à déployer une nouvelle vie qui fasse sens avec ses aspirations profondes. Les incertitudes, les risques d’effondrements et d’affrontements sont tellement importants et variés qu’ils doivent accepter que tout ce qu’ils entreprennent s’écroule avant même d’avoir commencé et plus tard, sans qu’ils n’en soit la cause. 

Les personnes concernées par ce positionnement sont amenées par les circonstances à faire preuve de particulièrement de détachement.
Elles ont aussi à trouver un équilibre à travers des égards aux êtres et à toutes choses. Cette attention accrue peut s’illustrer de plusieurs manières : être au service des autres et notamment des plus faibles, bâtir des projets dans une optique d’avenir qui fasse sens pour leurs proches mais aussi pour tout le vivant, ou encore être responsables en agissant positivement pour aujourd’hui, mais aussi pour toutes les générations à venir. 
Comme dans la quête arthurienne, elles peuvent penser qu’elles sont déjà arrivées à leur but quand, dans un domaine, elles commencent à être reconnues et aimées pour ce qu’elles font et créent. L’épreuve est alors de dépasser l’instinct grégaire de chefs de tribu et continuer leur parcours même si certains ne les comprennent pas ou ne les approuvent pas. Elles doivent d’autant plus le faire qu’elles sont conscientes des incertitudes qui planent quant à la pérennité de tout ce qui est entrepris.

source : journal du res0

Ayant dépassé l’épreuve de vouloir mettre tous ses oeufs dans le même panier et d’être aimé à n’importe quel prix, le modèle de guerrier assume la complexité et l’inconfort de mener plusieurs choses de front dans l’optique, pour reprendre l’image de l’essaimage, qu’au moins une de ses tentatives va fructifier et perdurer dans le bon sens. L’épreuve du misogi (celle d’aller au bout de ses contradictions) pointe à l’horizon. Intérieurement doit naître le besoin régulier d’un dialogue intérieur fécond, où les polarités s’harmonisent en tension dynamique, transformant la notion d’étrange et d’étranger en interlocuteurs privilégiés. Ainsi, les choses qui auparavant faisaient peur car toujours synonymes d’inconnu, deviennent des confidentes de choix. Même si l’efficacité dans les actions est en apparence moindre, il assume la diversité et le maintien des différents fronts qu’il a ouverts dans sa vie.

Le guerrier passe alors à l’étape de l’entraînement à la philosophie de “l’espérance responsable”, concept développé par l’historien et philosophe Hans Jonas et fondé sur le respect. L’originalité du respect ici, est qu’il concerne tout le vivant dans sa diversité, mais aussi sa possibilité de s’épanouir tel qu’il est pour toutes les générations à venir. Il ne remet pas en cause le futur de tout ce qui relève du vivant, mais modifie nos impacts, nos constructions, nos architectures, nos façons d’habiter le monde en conséquence. 

Il est, selon Hans Jonas, encore possible aujourd’hui de sauver et faire perdurer une partie des choses que l’humanité a impactées et menacées. C’est en cela que c’est une responsabilité teintée d’espoir. Le cœur a ici son importance, marié à un principe responsable. 
Il s’entraîne aussi à l’altruisme marié à la sobriété heureuse. Pour rappel, il est encore dans la phase d’essaimage en milieu incertain. A tout moment, un pan de ce qu’il entreprend peut s’effondrer et il doit être capable de renforcer, abandonner ou repositionner ses forces et son énergie selon les circonstances. Attention à la tentation du chant des sirènes et ce qu’elles peuvent faire miroiter. Développer des productivités dites rentables en s’appuyant sur une trop forte mécanisation et des prêts, compter sur des subventions dont on finit par devenir dépendant, s’engager politiquement pensant ainsi faciliter des démarches administratives, sont autant d’appels à se fourvoyer. S’y abandonner en pensant se sauver, c’est perdre alors son autonomie de choix et d’action. L’épreuve majeure en cas d’effondrement est l’humilité pour pouvoir recommencer quoi qu’il arrive.

La consolidation :

En acceptant que tout puisse s’effondrer sans pour cela qu’ils ne s’effondrent eux-mêmes, car ils savent qu’ils peuvent toujours recommencer, les guerriers du 21ème siècle ont passé les épreuves de la deuxième partie du parcours, celle d’essaimer en milieu incertain. Ils sont alors particulièrement résilients. Ils doivent inventer tout un monde à cette étape, non pas à partir de leur propre expérience, mais en puisant dans tous les modèles de guerriers et leurs parcours, dont ils ont pu prendre connaissance et s’imprégner. Ils savent aussi que ce qu’ils entreprennent doit faire sens avec ce que l’histoire éclaire. C’est le moment où ils peuvent prendre le risque de faire converger tout ce qu’ils ont entrepris. Lâcher prise et accepter que peut-être une vie ne suffit pas, ou que ce qu’ils ont bâtit n’est pas encore en phase avec l’histoire, constitue l’épreuve d’être ami avec le temps et ses cycles.

Vincent Van Gogh, La nuit étoilé,

The Museum of Modern Art, New York

Ce que le guerrier du 21ème siècle fait converger, il ne peut pas le faire n’importe comment. Il doit chercher à relier en boucle des connaissances et des pans d’activités de façon transdisciplinaire et dynamique (à l’image des atomes qui selon leurs liaisons créent des molécules particulières). Par les liaisons créées entre toutes ses composantes, (humaines comme matérielles) il cherche à faire émerger de nouvelles fonctions de résilience et résistance pour qu’un ensemble, véritable noyau d’une nouvelle civilisation, soit capable de se maintenir en équilibre avec des marges suffisamment élastiques pour supporter des crises et des bouleversements. Cette démarche demande au guerrier de pratiquer ce qu’Edgar Morin et avant lui Henri Laborit nomment « la pensée complexe ».

La pensée complexe, pour se mettre en œuvre, ne peut pas se cantonner à l’individu seul. Il faut des groupes de personnes avec des compétences et des savoirs différents et une volonté commune de se relier les unes aux autres sans pour autant chercher à convaincre ou à imposer ses points de vue. Le guerrier du 21ème siècle a donc à faire converger à la fois ses propres connaissances et activités, puis les siennes avec celles d’autres guerriers et guerrières et enfin vérifier que tout ceci est bien en phase avec ce que l’histoire demande à prendre en compte. Alors peut-être pourront s’entrevoir des voies de réformes en boucle et l’émergence d’un nouveau récit cohérent avec les enjeux du 21ème siècle. Ces voies ne seront probablement pas déployées à l’échelle de l’humanité, mais sur ce qu’on pourrait appeler des îlots reliés en réseaux.

https://journal.res0.fr/le-guerrier-des-peuples-premiers/
https://journal.res0.fr/le-voyage-dulysse/
https://journal.res0.fr/takuan-linspirateur-des-samourais-lettres-et-poetes/
https://journal.res0.fr/la-quete-arthurienne-et-ses-etapes/
https://journal.res0.fr/cycle-du-guerrier-partie-1-le-guerrier/

Références

Références
1 Catherine Vallée, Hannah Arendt, Socrate et la question du Totalitarisme, Ellipses, 1999.
2 Terme utilisé par Edouard Glissant, poète romancier et philosophe, né en 1928.
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Cycle du guerrier 4- 6

Le voyage d’Ulysse

Pourquoi s’intéresser au personnage de guerrier et pourquoi l’associer à la notion de cycle ?

Parce que tel qu’est défini ici le guerrier, sa vie pleine de sens et qui marque les esprits nous inspire. Parce qu’à tous les moments charnières des cycles de l’histoire, il est présent au cœur des événements cruciaux pour servir de repère. Enfin, compte tenu de la tournure incertaine que prend le premier quart du XXI° siècle, chercher la façon dont ce modèle pourrait se décliner aujourd’hui semble particulièrement opportun.

Ce cycle s’articule en sept parties : la première décline un modèle général de guerrier, les cinq suivantes s’appuient sur des guerriers mythiques ou des groupes. L’ensemble tente, à l’échelle du globe et depuis 2500 ans, de déceler à la fois une universalité et des particularités du guerrier qui évoluent dans le contexte historique. Mais une évolution vers quoi ? Peut-être, avec le 21° siècle, vers ce qu’on a nommé le guerrier pacifique, lettré et poète. La septième partie, intitulée Poèmes du guerrier, est l’entre deux, l’apnée entre l’inspire / expire, le vide médian pour s’imprégner autrement. C’est l’espace et le temps où les points de vue, les questions et les réponses peuvent se rencontrer sans changer pour autant mais ce faisant vont permettre l’émergence de nouveaux points de vue, de nouvelles questions et réponses. 


Par la lecture des sept parties de ce cycle du guerrier, on invite chacun à s’interroger sur la neutralité ou pas de l’histoire et le sens à donner à sa propre vie

Partie 4 : Le voyage d’Ulysse

vase ulysse et les sirènes oiseaux
Ulysse et les Sirènes.

DÉTAIL D’UN STAMNOS ATTIQUE À FIGURES ROUGES (VASE EPONYME), VERS 480-470 av. J.-C. PROVENANCE : Vulci. – CONSERVÉ AU BRITISH MUSEUM CC BY-NC-SA 4.0

Comme pour Arthur, il sera question ici d’une tentative d’analyse des différentes étapes du voyage d’Ulysse. Une telle mise en perspective permet de comparer leurs deux voies et de se rendre compte que si Ulysse et Arthur ont une démarche similaire, le contexte pour chacun met en lumière ou dans l’ombre des aspects bien différents. Une telle comparaison permet également de s’interroger sur les lectures possibles de l’histoire et de se poser la question de son sens. En préambule à cette interrogation sur le sens de l’histoire, cette réflexion : si la vie et les coutumes des chevaliers du Moyen-Âge peuvent paraître totalement désuètes, elles ne sont pas pour autant inintelligibles et ne relèvent pas du seul imaginaire. Certains aspects ésotériques de leurs quêtes peuvent être traduits et devenir tangibles par le langage symbolique sans trop craindre des erreurs d’interprétations. De même et par extrapolation, on peut imaginer que pour les grecs à l’image d’Ulysse, les héros ou demi-dieux étaient pour eux leurs lointains ascendants comme le sont pour nous les chevaliers du Moyen-Age. De ce fait, les faits et gestes de ces héros ou demi-dieux, n’étaient peut-être pas considérés comme des fables extraordinaires mais comme des incarnations historiques concrètes desquelles il était possible de s’inspirer et prendre exemple pour partir en quête. Par contre, en raison de la distance historique qui sépare ces époques de la nôtre, se mettre dans la peau d’un héros ou d’un demi-dieu pour un contemporain du 21° siècle devient beaucoup moins évident que de se mettre dans la peau d’un chevalier. Comme si les couches sédimentaires du temps et ses cycles rendaient toujours plus obscures le fond et le sens de ces récits, et cachaient ce qui pour les contemporains d’une époque faisait le sel de la vie à une autre.

Toutefois, comme tout au long de ce cycle du guerrier, notre approche s’appuie avant tout sur le langage symbolique, par son caractère universel et atemporel. Ainsi, il est alors possible de mieux se glisser dans les interstices des siècles, pour rentrer dans la vie des personnages qui nous intéressent.

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village
Fumer la cheminée, et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison,
Qui m’est une province, et beaucoup davantage ?

Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux,
Que des palais Romains le front audacieux,
Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine :

Plus mon Loir gaulois, que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré, que le mont Palatin,
Et plus que l’air marin la doulceur angevine.


Poème de Joachim Du Bellay, 1522 – 1560

Tout comme pour Arthur, trois étapes principales se distinguent dans le voyage d’Ulysse : la préparation, les épreuves et le retour.

La préparation :

Ulysse est le fils du roi Laërte et de la reine Anticlée. Leur royaume est l’île d’Ithaque, relativement pauvre et aux moyens limités en comparaison avec d’autres royaumes de l’époque comme Athènes, Troie, Sparte, Mycène ou Argos.

Ulysse dans sa jeune enfance est éduqué par Mentor pour la philosophie et par Damaste pour l’art de la guerre. Quand à son père, la plupart du temps, il est en quête de la toison d’or avec Jason et tous les héros formant les Argonautes, à la rencontre de rois pour créer des alliances, ou dans des expéditions pour châtier voire piller. Quand il est de retour, il peut conter à son fils Ulysse ses exploits et ceux de ses compères. Ainsi, alors qu’Ulysse n’a que 14 ans, il ne lui cache pas la folie d’Héraclès, un de ses amis héros Argonautes, qui ayant tué tous ses proches ou pensant l’avoir fait, a fui son pays pour partir seul dans une quête rédemptrice. Il lui apprend aussi l’origine de son nom « Odysseus » en grec, qui peut être traduit par « celui qui suscite la haine ». Ce nom lui a été donné par son grand père, le roi Autolycos, roi d’Acarnanie, surnommé le Loup, à la réputation sulfureuse de prédateur et vivant dans une forteresse escarpée. Et le roi Autolycos a donné rendez-vous à Ulysse quand un duvet pousserait sur ses lèvres.

Ulysse, comme Arthur, passe sa jeunesse dans un milieu préservé. Mais à la différence d’Arthur, sa destinée semble une évidence. Il sera roi d’Ithaque et de ce fait allié à d’autres puissances avec des droits et des devoirs réciproques. Son entourage le prépare en conséquence, Ulysse n’est donc pas plongé dans une certaine innocence comme c’est le cas pour Arthur. Étant le fils d’un des Argonautes, il aspire aux conquêtes et aux gloires mais par ailleurs, la relative pauvreté de son royaume lui fait partager la destinée de tous ses concitoyens, avec qui il développe de réels liens de solidarité et d’altruisme. Cette première étape dans la vie d’Ulysse marque sa capacité à être un trait d’union entre les héros dont il est un des descendants et les humains, une spécificité qui le distingue des modèles de guerriers précédents. Ulysse préfigure un nouveau modèle de guerrier, plus humain, plus accessible, car avec des moyens hors du commun mais non surhumains. 

Quand Ulysse fait son premier voyage et quitte Ithaque, c’est pour se rendre chez son grand-père, Autolycos, qui va parfaire son éducation, la deuxième étape de sa préparation. Il a alors 15 ans. C’est aussi le moment de la première rencontre avec sa déesse protectrice, Athéna, qui lui apparaît sous forme de chouette. Elle représente l’intelligence éclairée. Autolycos a invité Ulysse pour sa première chasse au sanglier alors que ce dernier n’a aucune expérience et doit tuer l’animal le plus farouche. Ce qui est mis à l’épreuve, c’est l’intelligence et le courage d’Ulysse dans un moment  de paroxysme et d’imprévu où sa vie est en jeu. À Ulysse de trouver les ressources, et tant pis s’il meurt car alors, dans l’esprit du guerrier grec et celui d’Autolycos, vivre longtemps n’est ni un bien, ni un mal. Ulysse passe l’épreuve mais en gardera une marque indélébile, le rappel que dans certaines circonstances on ne peut se fier qu’à soi-même.

Cet aspect forge l’individualité, l’autonomie et la constance d’âme, si chers aux grecs, mais cependant ne promeut pas la confiance, la solidarité et l’union. Autolycos lui dévoile alors le pourquoi de son nom : lui rappeler que la haine et la violence sont partout présentes dans le monde et chez les humains.

Autolycos a un côté sorcier et sauvage. Par sa rencontre avec lui, Ulysse éveille des forces primaires, des talismans à porter toute sa vie pour prendre les bonnes directions aux moments cruciaux.

Hercules brings the boar to Eurstheus
Hercule rapporte le sanglier d’Érymanthe à Eurysthée lequel se cache dans une jarre.

AMPHORE ATTIQUE À FIGURES NOIRES, VERS. 525 AV. J.-C., MUSE

Ulysse est revenu à Ithaque mais pas pour longtemps. Son père l’emmène en voyage sur la mer sans lui faire part de leur destinée. Ils partent d’abord vers le large pour éprouver l’inconnu et l’infini puis ils font route vers Pylos où règne le roi Nestor. Ils restent quelques jours puis repartent pour Sparte. Ulysse fait alors connaissance d’Hélène, la princesse à la beauté surnaturelle mais qui est encore une adolescente, et sa soeur Clytemnestre. Leur route continue, ils vont à Mycènes, là où Héraclès aurait massacré ses proches, puis à Argos, en Arcadie… A chaque étape son lot de mystères et d’histoires au parfum tragique (Hélène, Héraclès et Eurysthée, Thèbes aux 7 portes, Admète et Alceste, le roi Loup…).

Avec ce voyage, Laerte présente son descendant auprès de ses pairs, il lui fait faire l’expérience du monde et la découverte de la palette des comportements humains. La paix est fragile et le pouvoir génère souvent des relations ambiguës. Les dieux sont omni présents et interviennent dans le cours de la vie humaine pour donner ou conseiller mais jamais sans contrepartie, et malheur à ceux qui ne respectent pas leurs pactes avec eux. Les faits historiques se mêlent aux rêves, qui eux-mêmes se mêlent aux épopées extraordinaires. Les frontières entre réel et imaginaire et entre vie et mort sont minces. Il vaut mieux être prudent et prendre toutes les nouvelles en considération. Avec ces trois phases préparatoires, Ulysse a découvert le guerrier en lui, son rôle dans la société et le monde avec ses mystères, ses dieux et ses lois.

La fin de cette étape correspond au moment où tous les princes d’Achaïe, fils des prestigieux Argonautes, partent pour Sparte. Chaque prince se doit de demander la belle Hélène en mariage et tous se prennent au jeu. Tous, sauf Ulysse qui y va pour répondre de son rang mais non pour conquérir Hélène. Ce moment particulier marque la fin d’une époque. Soit il s’agit de la fin de la civilisation mycénienne en 1100 av. JC, soit c’est la fin du siècle d’or de Périclès, ce siècle où l’unité règne entre les royaumes d’Achaïe incarnés par les héros Argonautes, ceux que l’or de la sagesse unit.

Toute cette préparation d’Ulysse s’est déroulée assez naturellement car elle s’inscrit dans une organisation à Ithaque marquée encore par une certaine sagesse. Le statut de guerrier héroïque, poète et lettré y est reconnu, valorisé et balisé. (A la différence d’Arthur où ce statut est non seulement à actualiser mais à découvrir). Ailleurs, dans les autres royaumes d‘Achaïe, la sagesse est encore présente mais commence à se déliter… L’orage de la tragédie gronde sur la Grèce mais il semble encore loin.

La mise à l’épreuve :

Hélène, celle qui concentre toute la beauté du monde, suscite la convoitise. Et c’est Ulysse qui pense trouver la solution en proposant que ce soit elle qui choisisse son prétendant et que tous les autres protègent cette union. Alors qu’Ulysse pense bien faire et éviter les duels mortels, il n’a pas mesuré qu’Hélène n’est qu’un prétexte à déclencher la guerre. 

Pour beaucoup, la gloire et la renommée, portées par le bras, l’épée ou la lance ne sont plus équilibrés par le coeur et l’esprit comme à l’époque de leurs pères Argonautes. La démesure (hubris), la trahison et la violence flottent parmi les prétendants. Et Héraclès, le héros des héros, celui qui acquiert de lui-même le statut de dieu, a disparu. Il n’est plus là pour préserver l’unité.

Les prétendants sont tous alignés, Hélène s’arrête devant Ulysse mais celui-ci du regard la refuse. Il a déjà rencontré et choisi une autre femme, Pénélope, plus simple et plus humaine. Et Hélène prend le premier venu après Ulysse, Ménélas. La guerre de Troie aurait-elle eu lieu si Ulysse avait dit oui à Hélène ? Ulysse n’a-t-il pas refusé le destin de roi des rois, l’unité dans la diversité d’Achaïe ? 

Apparemment Ulysse a échoué face à l’épreuve du choix d’Hélène et pourtant il se montre vertueux,, ses décisions et ses actions sont irréprochables et même exemplaires. Son « échec » est plutôt celui de tous les grecs et notamment de leurs représentants, petits rois qui préfèrent leurs propres royaumes à l’unité entre tous les royaumes.

themis justice
Représentation de Thémis, Déesse de la justice

Ulysse revient à Ithaque avec Pénélope, sa future épouse. Et quelques jours après il est invité par son grand-père Autolycos qui lui annonce que ce sera leur dernière rencontre. Il offre à Ulysse un chien fidèle et un arc magique qui, précise-t-il, ne doit jamais quitter sa maison. Un peu après, Damaste, son maître d’arme, le quitte, il n’a plus rien à lui apprendre. Le mariage entre Ulysse et Pénélope est célébré, un fils naît, Télémaque. Et peu après, le père d’Ulysse, le roi Laërte, lui transmet la charge de chef de son peuple.

La vie s’écoule sereine et agréable, jusqu’au jour où le roi Ménélas en personne, époux d’Hélène, arrive à Ithaque. Hélène a été enlevée par le troyen Pâris et Ménélas vient demander à Ulysse de rappeler à tous ceux qui ont juré de protéger son mariage de tenir leur parole. Ulysse est mandaté pour essayer de négocier auprès de Priam, roi de Troie et père de Pâris, le retour d’Hélène à Sparte, et ainsi éviter la guerre. Mais cette tentative se solde par un échec.

Les conséquences de l’échec au choix d’Hélène se précisent. Ulysse, même s’il agit avec sagacité, n’a pas plus de poids qu’un diplomate. Il est brillant mais n’est pas à la place adéquate pour influencer réellement le cours des choses. Les dieux demandent à chacun d’assumer sa responsabilité plutôt qu’un souverain le fasse à leur place. Et le destin se joue du bien et du mal, peu importent les protagonistes.

helene de troie menelas
Hélène et Paris, l’enlèvement

Myt. Clas. Homer. Troy. Helen & Paris. Menelaos. LIFE PHOTO COLLECTION – NEW YORK CITY

Tyché, le destin implacable, s’abat. Hélène qui symbolise le pouvoir a été enlevée (ou est partie de son plein gré) par Pâris. La guerre de Troie est déclarée car aucun prétendant, y compris Ulysse à ce moment de sa vie, n’est à la hauteur pour être reconnu par ses pairs. En toile de fond, c’est aussi le début de la création d’une ligne de démarcation entre Orient et Occident. Troie est une ville considérée comme orientale et tournée dans ses relations vers l’est.

Plus de mille navires cinglent vers Troie. La guerre commence et n’en finit pas. Et crescendo, poussées par l’obsession de venger les morts, la violence et la démesure se déploient. Les dieux sont au spectacle et se chamaillent sur certains arbitrages trop partiaux. Ulysse tient son rôle dans la bataille et s’impose de ne pas tomber dans l’excès alors que tant d’autres ne s’en privent pas. Il garde ses liens avec Athéna, il cherche des solutions pour stopper cette folie et y arrive presque en provoquant le combat entre Ménélas et Pâris. Mais ce dernier s’enfuit profitant d’un brouillard opportun, et la bataille reprend de plus belle, alimentant un fleuve de sang.

La démence et la fureur chassent la dignité et la morale des deux côtés, mais aussi parfois, on danse avec la mort et on admire la vertu chez l’ennemi. La frontière du bien et du mal reste floue même si les dieux sont outrés de la folie des hommes. 

Cela fera bientôt 10 ans que la guerre a commencé et les plus illustres et vaillants des deux côtés finissent aussi par tomber sur le champ de bataille. Patrocle a été tué par Hector, lui-même tué par Achille, qui est tué par Pâris, qui est tué par Ulysse. Et chaque jour sa part de sang. C’est alors qu’Ulysse a l’idée du cheval. Par la ruse, il échafaude un plan pour s’emparer de Troie par l’intérieur.

Il prend pour la première fois le commandement des opérations pour l’ensemble des protagonistes et il réussit là où tous les autres échouent depuis 10 ans. La mise à sac de Troie provoque encore un bouillonnement de sang, d’effroi et d’actes avilissants qu’Ulysse ne peut empêcher, même s’il les désapprouve. Il fait sa part et sauve ceux qu’il peut.

Ulysse a été au bout de ses contradictions et de celles de son époque. A la gloire du combat, du fracas des armes et de la vertu, répondent le poids des pleurs, des absences, le dégoût des vices et des horreurs. Il est temps de rentrer et chaque chef le fait en ordre dispersé avec ses troupes.

guerre de troie scene de combat
La guerre de Troie, scène de combat autour du corps de Patrocle,

AMPHORE ANTIQUE , CRATÈRE À FIGURES NOIRES.  VI SIÈCLE AVANT J.C. Musée ARCHÉOLOGIQUE NATIONAL D’ATHÈNES

Le retour :

Ulysse a rencontré ses ombres et ses lumières. Son attention subtile, sa présence d’esprit et son ouverture, surtout dans les moments critiques, ont montré à quel point il est un excellent chef, posé et intelligent. Mais il n’est pas pris en exemple par les meilleurs guerriers (comme Arthur a pu l’être), même si ces derniers reconnaissent ses qualités. Ulysse inspire les gens ordinaires à devenir extraordinaires mais le chemin va être long pour celui qui veut racheter les déséquilibres nés de la perte de Troie et dans le coeur des hommes. Pour les autres, le retour est rapide, ils ne se posent pas de questions.

Ulysse et son équipée font une première escale à Ismara, en territoire ennemi, ce qui implique sa mise à sac. A nouveau le sang, les beuveries et la cruauté. Ulysse se retrouve seul dans la nuit comme sentinelle car il sait que le pays est prévenu et que d’autres accourent pour châtier les envahisseurs. C’est l’anticipation d’Ulysse qui évite de trop grosses pertes parmi ses hommes et permet de poursuivre le voyage.

Alors que la flotte d’Ulysse se rapproche de Pylos, patrie de Nestor et proche d’Ithaque, la tempête se lève pendant neuf jours et neuf nuits. Ils échouent sur l’île des Lotophages, qui offrent aux compagnons d’Ulysse une plante exquise, le loto, mais qui annihile leur volonté de rentrer chez eux et leur fait tout oublier. Encore une fois, Ulysse veille et finit par enlever, avec les rares hommes encore conscient, ceux qui sont plongés dans la torpeur.

Ils repartent jusqu’à l’île des Cyclopes, où Ulysse et un petit groupe se font prendre par un géant. La ruse d’Ulysse aura raison du géant sanguinaire, mais en partant Ulysse, furieux contre le cyclope, se moque de lui et lui révèle son nom. Hors les cyclopes sont les enfants de Poséidon, et ce dernier va lui faire payer sa fanfaronnade.

Ulysse et Polyphème

AMPHORE ANTIQUE , CRATÈRE À FIGURES NOIRES, VERS 520 AVANT J.C. – PEINTRE DE BERLIN – BRITISH MUSEUM

Ils arrivent en Eolie où le dieu Eole leur donne une outre qui maîtrise les vents. La curiosité de l’équipage est trop forte et malgré les consignes d’Ulysse, ils ouvrent l’outre et déclenchent la tempête. Ils passent chez les géants Lestrygons qui peuvent jeter des blocs de pierre assez gros pour couler un navire, puis chez Circé, la magicienne qui transforme l’équipage en bêtes. Mais Ulysse, lui, reste lui-même grâce à une plante conseillée par Hermès, l’envoyé des dieux. Ulysse veut savoir si lui et ses compagnons pourront rentrer chez eux. Circé lui conseille d’aller jusqu’au royaume des morts pour  interroger un voyant. Il y va et entend la voix de nombreux spectres qui lui révèlent une partie de ce qui l’attend. Ulysse, en voulant savoir sa destinée, doit faire le deuil du passé comme de l’avenir. En acceptant le présent et avec les nombreuses épreuves expiatoires qui jalonnent son retour, il peut passer à une autre étape. 

Ulysse et son équipage repassent chez Circé. Cette dernière rappelle à Ulysse ce que sa mémoire a voulu effacer : il a volé la statue d’Athéna au coeur de Troie, et c’est pourquoi Athéna ne lui apparaît plus. Il a encore des fautes à expier car malgré ses qualités, il lui reste comme tous les humains beaucoup de choses à nettoyer en lui. 

S’ensuit l’épisode des sirènes, puis celui des monstres de Charybde et Scylla, suivi de celui de l’île d’Hélios et ses vaches sacrées. A chaque fois Ulysse perd des hommes malgré son attention et les nombreuses recommandations qu’il leurs prodigue en amont des évènements périlleux. A travers les échecs de ses hommes, c’est toutes les faiblesses humaines qui sont dépeintes. Des faiblesses consternantes tant elles pourraient être évitées si la conscience humaine n’était pas si intermittente. 

Une dernière tempête, une dernière île où l’attend Calypso, fille d’Atlas. Ulysse s’unit alors avec la déesse. Symboliquement il fait un avec son centre, il est la voie. Ulysse peut devenir alors l’égal d’Héraclès, un homme devenu immortel. Mais il le refuse. Sa voie est de retrouver les siens comme il s’y est engagé. A travers toutes ces épreuves du retour, Ulysse trace pour ses proches une conduite à suivre pour s’en sortir en toutes circonstances. À aucun moment il n’abdique. Même s’il est très peu suivi par ses hommes, il ne les abandonne pas y compris quand le monde des dieux et des héros s’offre à lui. On pourrait rétorquer que sur les dix années de son retour, Ulysse en passe sept chez Calypso et donc qu’il a oublié ses proches. Cette durée marque plutôt le temps d’initiation nécessaire pour qu’Ulysse acquiert sa condition de “demi-dieu” ou héros immortel. 

Ulysse et Calypso

VASE GREC EN CERAMIQUE VERS 400 avant J.C

Commence le retour vers Ithaque. Il passe chez les Phéaciens, territoire intermédiaire pour retourner dans le monde des humains, une île de paix bénie des dieux et une jeune princesse, Nausicaa, qui convoite Ulysse. Ulysse n’en profite pas, il ne dévie pas de son axe et continue à viser le retour vers Ithaque. Ulysse renoue avec Athéna, sa conseillère. Les terres d’Ithaque se rapprochent. Il ne pourra pas être accueilli comme un roi car beaucoup de ses proches restés sur place l’ont trahi et intriguent. Ulysse est transformé en berger par Athéna, méconnaissable de tous sauf de son fils, Télémaque.

Athena facilitant la rencontre d’Ulysse avec Nausicaa sur l’île de Skheria, Ulysse tente pudiquement de masquer sa nudité avec quelques branches.

AMPHORE ATTIQUE À FIGURES ROUGES – VULCI – VERS 440 AVANT J.C. –  PHOTOGRAPHIE DE CAROLE RADDATO CCASA 2.0.

Une fois bien organisé, il n’hésite pas à tuer tous les traîtres de façon expéditive tout en cherchant à préserver leurs familles et éviter de nouveaux conflits. Il retrouve Pénélope restée fidèle et qui a su utiliser l’épreuve de l’arc (celui donné par Autolycos) comme moyen de maintenir à distance tous les prétendants.

épreuve arc
Ulysse, déguisé en esclave, tue les prétendants de Pénélope lors de l’épreuve de l’arc. BOL ATTIQUE VERS 440 AV. JC. – STAATLICHE MUSEEN ZU BERLIN – PHOTO : © BPK – || PHOTO AGENCY

Ulysse n’a pas fini de remettre de l’ordre. Il lui reste à tenir son engagement d’offrande au dieu Poséidon qu’il a outragé en blessant un de ses fils cyclope. Un nouveau long voyage, sur terre cette fois-ci, l’attend pour pouvoir faire l’offrande au lieu souhaité.

Du point de vue de la religion Orphique des mystères encore d’actualité du temps d’Ulysse, les cyclopes sont sacrifiés par Zeus pour créer de leurs cendres les humains. Ceci fait allusion au fait que les cyclopes seraient les ancêtres des humains. L’âme enfermée dans le corps comme dans une prison, porte le fardeau d’un crime originel, celui des Cyclopes. Elle ne s’évadera de cette prison, après de nombreux cycles d’existences (transmigrations), que lorsqu’elle sera purifiée, conformément aux règles, par les jeûnes, l’ascétisme et l’initiation qui est essentielle pour connaître l’itinéraire spirituel. Ainsi, les épisodes d’Ulysse en rapport avec les cyclopes et l’offrande à Poséidon seraient comme une allusion à ce moment de l’histoire, une façon aussi de se rappeler ses racines profondes et des devoirs qui incombent à chacun pour s’y relier.

Comme pour Arthur, un flou persiste quant à sa mort lors de la dernière épreuve. Comme pour Arthur, s’il ne meurt pas, il peut rentrer sur ses terres d’Ithaque et éclairer ses proches du plus humble au plus grand par sa grande expérience de la vie comme guerrier sage.

Cette quête marque la fin du modèle des héros ou demi-dieux et le début d’un modèle de héros plus humain qui, avec des moyens ordinaires, génère l’extraordinaire s’il reste fidèle à sa voie.

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Articles Ethique du genre humain

Cycle du Guerrier 3–6

Takuan, l’inspirateur des samouraïs lettrés et poètes

Pourquoi s’intéresser au personnage de guerrier et pourquoi l’associer à la notion de cycle ?

Parce que tel qu’est défini ici le guerrier, sa vie pleine de sens et qui marque les esprits nous inspire. Parce qu’à tous les moments charnières des cycles de l’histoire, il est présent au cœur des événements cruciaux pour servir de repère. Enfin, compte tenu de la tournure incertaine que prend le premier quart du XXIème siècle, chercher la façon dont ce modèle pourrait se décliner aujourd’hui semble particulièrement opportun.

Ce cycle s’articule en six parties : la première décline un modèle général de guerrier, les cinq suivantes s’appuient sur des guerriers mythiques ou des groupes. L’ensemble tente, à l’échelle du globe et depuis 2500 ans, de déceler à la fois une universalité et des particularités du guerrier qui évoluent dans le contexte historique. Mais une évolution vers quoi ? Peut-être, avec le 21ème siècle, vers ce qu’on a nommé le guerrier pacifique, lettré et poète. Le cycle permet de plonger dans l’entre deux, l’apnée entre l’inspire / expire, le vide médian pour s’imprégner autrement. C’est l’espace et le temps où les points de vue, les questions et les réponses peuvent se rencontrer sans changer pour autant mais ce faisant vont permettre l’émergence de nouveaux points de vue, de nouvelles questions et réponses. 


Par la lecture des six parties de ce cycle du guerrier, on invite chacun à s’interroger sur la neutralité ou pas de l’histoire et le sens à donner à sa propre vie

Partie 3 : Takuan, l’inspirateur des samouraïs lettrés et poètes

takuan inspirateur samurai
Takuan Soho 1573-1645

Takuan Soho est né au Japon en 1573. Il a été à la fois moine zen, calligraphe, peintre, poète, maître d’art du jardin et de l’art du thé. Il entre au monastère à 10 ans et devient à 35 ans, ce qui n’a pas de précédent au Japon, le moine supérieur du Daitokuji, le principal temple zen de Kyoto, la ville qui avant 1603 était encore capitale du Japon. Proche des plus grands (l’empereur comme le shogun alors que les deux étaient en conflits) comme des plus humbles, esprit indépendant à la plume et au verbe acérés, Takuan touche toutes les strates de la société japonaise. Quatre siècles après, ses écrits restent au Japon des sources importantes d’inspiration.

Les commentaires qui vont suivre sont en rapport avec trois lettres de Takuan à des samouraïs, dans lesquelles il s’efforce de rapprocher l’esprit zen de l’esprit du sabre. Il y met en lumière ce qui fait la grandeur et l’universalité de la voie des samouraïs.

Ce qui est écrit ici est inspiré de Takuan et n’est pas une traduction littérale de ses écrits. Nous nous appuyons sur une traduction très approximative de ces trois lettres (traduction en français d’une traduction anglaise), et nous nous sommes permis, à travers nos propres expériences martiales, de réinterpréter les textes. Ici ont été développés des liens et des analogies à partir de son livre, “l’Esprit indomptable”. Rien n’a pour vocation à être pris au pied de la lettre. C’est une invitation à échanger et dialoguer à partir des sujets de fond dévoilés par Takuan.

Le résultat rappelle tantôt un dialogue entre deux personnes, tantôt un dialogue intérieur. Et les trois lettres forment comme un cheminement, une boucle, dont le sens profond n’apparaît qu’une fois l’avoir accompli. 

Dans les textes précédents du cycle du guerrier, nous avons avancé l’idée que la quête du guerrier est universelle et passe toujours par trois étapes essentielles : la préparation, la mise à l’épreuve et le retour. Ici, ce n’est pas le propos. Ici, c’est la sagesse, à travers le personnage de Takuan, qui s’adresse à ceux qui aspirent à cette quête, c’est-à-dire les guerriers pacifiques lettrés et poètes. Et le rapprochement entre le bouddhisme zen et la voie du sabre permet de dévoiler le fonctionnement interne du guerrier, sa propre constitution et sa ligne de conduite. 

La première lettre, « Fudôchishinmyôroku », traite des techniques du sabre, mais aussi et surtout de l’état intérieur du samouraï au moment de la confrontation et des moyens qu’il peut se donner pour devenir un tout unifié.

La deuxième lettre, « Reirôshû », s’attache à décrire la nature du samouraï, afin que ce dernier comprenne la différence entre le bien et ce qui n’est qu’égoïsme, qu’il perçoive quand et comment mourir. Les samouraïs n’ont pas toujours brillé dans leur discernement quand il s’agit de donner ou se donner la mort.

La troisième lettre, « Taiaki », traite des aspects psychologiques de la relation entre les samouraïs et les autres. Il conclut par des concepts philosophiques à propos de la vie et de la mort et de ce qu’est la transmission de la voie ou « Do ».

Ces trois lettres, reprises dans un livre, « L’Esprit indomptable », forment un ensemble très cohérent, véritable art de vivre pour le samouraï, mais aussi par analogie, pour toute personne en qui la voie du guerrier pacifique poète et lettré fait écho avec sa raison d’être et qui est donc prêt à répondre aux exigences que cela implique envers soi-même. Ainsi, même si les exemples servant à illustrer cet art de vivre sont en rapport avec le Japon du début du 17° siècle, ils ne sont que le décor du message universel et atemporel que Takuan a voulu délivrer. 

Fudôchishinmyôroku

Dans cet écrit, Takuan commence par distinguer l’âme de l’esprit.
Si le sabre représente l’âme du samouraï, son esprit lui est libre donc non fixé à un aspect quelconque. Il rappelle que dans le bouddhisme, il est dit qu’il existe 52 stations où l’esprit s’arrête, et donc perd sa liberté et ce qui le distingue. Il précise alors que l’arrêt de l’esprit est une illusion et génère l’ignorance et les jugements. L’esprit est par nature en mouvement et représente la sagesse immuable.

Puis il définit l’illumination dans la voie du sabre.
Takuan rappelle d’abord que l’illumination dépend des efforts consentis. Elle advient quand le katana et l’esprit sont à la fois distincts et ne font qu’un. Autrement dit, c’est quand l’âme est résolument tournée vers l’esprit qui l’éclaire et lui donne la compréhension immédiate. Une image correspondante est celle du dieu Kannon aux milles bras. Tous les bras sont en phase et agissent de concert. A une autre échelle c’est le samouraÏ nullement perturbé ou arrêté par l’attaque de 10 hommes. C’est le parcours du pratiquant samouraï, qui au début perd sa liberté en construisant la roue des techniques, puis il construit la roue des principes. Enfin il part avec sa charrette aux deux roues (techniques et principes) pour revenir accompli et libre en conscience. 

Il amène ensuite la question de comment être en phase avec l’esprit.
Le fondement est le non calcul, c’est une présence aux situations qui ne laisse pas passer le moindre cheveu. Et dans le cas d’un combat c’est ce qu’on peut appeler une réponse immédiate qui n’a pas le temps de passer par la tête. Cette réponse fait corps avec ce qui l’a généré. Cette façon d’être est typique de l’esprit indomptable, cet esprit qui n’est pas arrêté et qui par sa totale liberté a toujours une réponse adéquate. C’est le non agir qui laisse agir. Takuan donne aussi l’exemple de l’étincelle et de la pierre. Quand l’esprit touche la pierre, instantanément se produit l’étincelle, donc ce qui à la fois éclaire et fait office de réponse. 

Dans l’enseignement traditionnel des arts martiaux au Japon, la franchise, l’honnêteté, la spontanéité et la politesse sont des vertus essentielles qui vont se traduire dans un code de conduite, ou « Regisaho », que les samouraïs sont amenés à suivre. Faire jaillir instantanément ces qualités sans l’ombre du moindre doute ou calcul est un premier pas pour imiter l’esprit et commencer à polir son âme représentée par le katana. 

Puis il revient sur la nature de l’esprit. L’esprit, dit-il, est nulle part et partout. C’est comme en physique quantique avec la théorie de la superposition : un électron peut être considéré en plusieurs endroits différents simultanément, avec des probabilités diverses. Il échappe à nos lois physiques habituelles. Il est libre et traverse nos pensées sans jamais s’arrêter. On peut le comparer au souffle ou au vide médian qui imprègne toutes les choses et les êtres, et est présent partout sans pour cela laisser de traces.

Enfin il amène la question de la distinction entre l’esprit juste et l‘esprit confus.
On va se permettre ici de remplacer « esprit » par « âme » pour mieux aider à la compréhension de ce qui va suivre. Car l’esprit tel que défini précédemment par Takuan, par nature est. Il est juste et parfait, donc il n’est pas en devenir avec la nécessité de sortir de la confusion. Par contre l’âme, qui quand elle est bien orientée tend à ressembler à l’esprit, cette âme n’en est pas moins imparfaite, elle est en devenir. Elle est le charbon qui tend vers le diamant, quelque chose de plus ou moins confus à réorganiser et orienter. 

Takuan donne des exemples de confusion :
Quelqu’un vous parle et vous êtes envahi de pensées. Vous n’écoutez plus votre interlocuteur, vous êtes arrêté par vos pensées. L’âme, quand elle est comme l’eau, peut circuler, être alerte. Mais si elle est comme la glace, elle se fige et perd sa capacité d’adaptation. Ainsi il s’agit plutôt d’une distinction amenée par Takuan entre âme juste et âme confuse, en étant entendu que l’âme juste tend à être le reflet de l’esprit ,par nature, juste et parfait.

Pour ne pas tomber dans la confusion, Takuan conseille de ne pas se laisser distraire, d’être vigilant et concentré, d’être sérieux, mais en accord avec « l’esprit du non esprit », c’est-à-dire détaché donc souple et plastique.

Paradoxalement, au début de la voie, il avance qu’il vaut mieux au début se fixer sur certains aspects (l’apprentissage technique dans les arts martiaux par exemple), pour éviter là encore la confusion. Et ce n’est que plus tard, petit à petit, qu’à l’image de l’esprit, l’âme peut retrouver sa liberté, car elle ne se laisse plus prendre par la torpeur ou les distractions.

Il précise que l’âge et la vieillesse ne sont pas des prétextes pour laisser l’âme s’endormir et que s’attacher aux événements passés est nuisible à la liberté naturelle de l’âme. Ce dernier point amène à savoir distinguer les événements (qu’on qualifie de bons ou mauvais) des expériences, qui sont la capacité de savoir tirer des événements des choses plus justes pour se corriger, s’orienter et s’améliorer.

Il conclut le « Fudôchishinmyôroku » par l’orientation qu’un samouraï doit donner à sa vie.
Le samouraï cherche à faire preuve de rectitude et d’exemplarité en orientant sa vie vers le bien, le bon, le juste et la droiture. Cela fait naître en lui la paix et la loyauté. Les poisons sur ce sentier sont l’avidité et l’ignorance, qu’il évite en se tournant vers les humains bons et sages.

Le guerrier Musashi apprend à voir les reflets des choses…

| ESTAMPE SUR BOIS DE UTAGAWA KUNIYOSHI 1797 – 1861.

Reirôshû

Dans cette seconde lettre, Takuan met la loupe sur la ligne de conduite du samouraï et les obstacles qu’il peut rencontrer.

La ligne de conduite :

En première instance, l’âme du samouraï n’est pas à vendre et il doit préférer la mort s’il le faut. Il insiste en précisant que dans les moments clés de la vie, jamais le samouraï ne se déleste de sa conscience, car alors il tombe à l’état de ce que Hannah Arendt a nommé « homme de masse », celui qui par confort ou par peur a délégué sa conscience à autrui ou à un système.

Le samouraï apprend à observer ses pulsions, ses désirs et ses projections comme un courant dont il est indépendant, donc un courant sur lequel il peut naviguer s’il le faut mais sans se laisser emporter. Ses boussoles sont le caractère (une lame bien trempée), la vertu (regisaho et ma), la voie (foi en son étoile), la bonté (être au service), la probité (honneur et honnêteté), la droiture. Le samouraï peut se tromper et faire des erreurs de jugement, qu’il corrige dès qu’il en a pris conscience.

Sa vie est une boucle vertueuse ascendante :

  • il reconnaît ce qui est sacré et inaltérable (cette reconnaissance se renforce à chaque boucle)
  • il se corrige, maîtrise ses choix de vie et ses actions
  • un axe de droiture se met en place et fait ressortir ce qui est moins droit

Takuan cite alors les faux moteurs de vie chez le samouraï.
Les honneurs (et non l’honneur), se faire un nom pour acquérir des biens matériels et gravir les échelons de la société ne sont que des aspects secondaires chez le samouraï engagé dans la voie.

Takuan donne ensuite une explication plus profonde sur les causes de l’existence de ces faux moteurs en rapport avec la constitution interne de l’humain.
D’abord il souligne l’ambivalence du désir. Apparemment tout est désir, car le désir est constitutif de notre propre nature. Mais, et c’est là le point important, tout n’est pas complètement désir. Une partie enfouie à l’intérieur de chacun échappe, ou plutôt peut échapper au désir. C’est ce qu’il nomme « le coeur intègre de l’esprit » et qu’on va traduire par l’âme orientée vers la part ineffable en chacun, l’esprit, et que les japonais nomment aussi “Kimochi” . Quand l’âme se tourne vers l’esprit elle n’est plus prisonnière du désir, elle se libère. A l’inverse, lorsqu’elle se tache de désir elle devient confuse.

Takuan aborde alors sa conception interne de l’humain issue du bouddhisme.
L’humain est constitué de 5 skandhas ou agrégats qui sont rupa, vedana, sanjna, samskara, vijnana.

Rupa est en rapport avec la forme et le corps charnel.

Vedana est en rapport avec les sensations : nos ressentis à travers nos filtres.

Sanjna est en rapport avec nos perceptions qui à la base sont neutres, mais qu’on classe selon 3 types : bénéfiques, mauvaises ou indéterminées. Ces perceptions se font à partir de nos 5 sens (les perceptions externes) et du mental (les perceptions internes).

Samskara est en rapport avec nos formes mentales. Chaque individu a un bagage, une culture et des prédispositions qui l’amènent à classer et qualifier ses perceptions d’une certaine manière.

Vijnana est en rapport avec la conscience, qui détermine finalement nos actes et nos choix. C’est en rapport avec l’orientation de l’âme de chacun.

Puis il dévoile des lois primordiales issues du zen donc du bouddhisme.
Le coeur intègre de l’esprit est, on l’a déjà mentionné, le choix d’une âme orientée vers l’esprit. Une telle orientation se fait progressivement, pour l’immense majorité. 

Comme pour un capitaine aux commandes de son navire, l’orientation doit être prioritaire. Alors le navire et le capitaine vont dans la bonne direction. Les deux incarnent leur « dharma » ou leur raison d’être ou encore loi d’action.

Mais la traversée est longue et les tempêtes sont fréquentes. Parfois ces tempêtes sont dues aux circonstances extérieures, parfois leurs causes sont les erreurs ou négligences du capitaine. Si ce dernier est à l’écoute et sait tirer les expériences de son vécu, il rétablit le cap. Il comprend que ces obstacles et difficultés sont le fruit de son propre « Karma » ou du karma de l’ensemble dont il fait partie. 

Le karma est une loi d’action/réaction qui rétablit le cours naturel des choses.

Enfin, il justifie la transmigration des âmes ou réincarnation par le fait qu’en fin de vie, l’individu n’ayant pas encore atteint le stade où aucune ombre ne ternit le reflet de l’esprit sur l’âme, il a besoin de nouvelles vies ou expériences pour continuer sa progression.

Il finit le reirôshû en mettant en garde ceux qui se prononcent et donnent leurs avis sur ce qu’ils ne connaissent pas, ces lois primordiales. Ils ne sont pas encore en mesure de les appréhender et devraient donc s’y mettre avant de juger.

Taiaki

C’est la lettre d’un ami à un autre, quelqu’un qui vous veut du bien et connaît de l’intérieur vos questions.

Un artiste martial ne se bat pas pour gagner ou perdre. Il n’y a pas d’ennemi non plus et être fort ou faible est circonstanciel. Takuan prend l’exemple de Bouddha qui est totalement détaché tout en étant parfaitement concerné et conscient. Un tel état de vacuité s’atteint toujours par la persévérance et l’humilité. Et si des pouvoirs nouveaux apparaissent, ils n’ont pas à être recherchés.

Un certain positionnement intérieur, l’habileté et la sagesse émergent toujours à partir de choses ordinaires, de la patience et de l’abnégation. Ce qui émerge peut être défini par « Taia », le sabre intérieur pourfendeur de toutes les lames. Tous les humains possèdent en potentiel Taia.

Le sabre essentiel est le sabre intérieur, celui qui se forge et s’aiguise par les contacts de l’âme et de l’esprit.

A l’ultime étape de la voie du sabre : le non sabre.

A la fin de Taiki, Takuan décrit ce qu’est la transmission de la voie ou « Do ».
La voie, rien ne l’enseigne, aucun mot, aucun discours. C’est la transmission au-delà de tout enseignement. On se permet le commentaire suivant : cela ne veut pas dire que rien ne se passe, et que tout vient par le seul positionnement individuel. Mais arrivé à un stade, la complicité, la connexion, le fait d’être en ligne, tout cela certainement ne demande aucun mot, aucun discours, à peine quelques regards !…

corbeau katana
Corbeau et Katana du clan Minamoto

| PEINTURE JAPONAISE ÉPOQUE HEIAN, 9° au 13° siècle

La suite du cycle du guerrier :

https://journal.res0.fr/le-voyage-dulysse/

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Articles Ethique du genre humain

Cycle du guerrier 2- 6

La quête Arthurienne et ses étapes

Pourquoi s’intéresser au personnage de guerrier et pourquoi l’associer à la notion de cycle ?

Parce que tel qu’est défini ici le guerrier, sa vie pleine de sens et qui marque les esprits nous inspire. Parce qu’à tous les moments charnières des cycles de l’histoire, il est présent au cœur des événements cruciaux pour servir de repère. Enfin, compte tenu de la tournure incertaine que prend le premier quart du XXIème siècle, chercher la façon dont ce modèle pourrait se décliner aujourd’hui semble particulièrement opportun.

Ce cycle s’articule en six parties : la première décline un modèle général de guerrier, les cinq suivantes s’appuient sur des guerriers mythiques ou des groupes. L’ensemble tente, à l’échelle du globe et depuis 2500 ans, de déceler à la fois une universalité et des particularités du guerrier qui évoluent dans le contexte historique. Mais une évolution vers quoi ? Peut-être, avec le 21ème siècle, vers ce qu’on a nommé le guerrier pacifique, lettré et poète. Le cycle permet de plonger dans l’entre deux, l’apnée entre l’inspire / expire, le vide médian pour s’imprégner autrement. C’est l’espace et le temps où les points de vue, les questions et les réponses peuvent se rencontrer sans changer pour autant mais ce faisant vont permettre l’émergence de nouveaux points de vue, de nouvelles questions et réponses. 


Par la lecture des six parties de ce cycle du guerrier, on invite chacun à s’interroger sur la neutralité ou pas de l’histoire et le sens à donner à sa propre vie

Partie 2 : La quête Arthurienne et ses étapes

Graal table
Quête du Saint Graal, Les Chevaliers à la Table du Graal

| MANUSCRIT SUR PARCHEMIN, COPIÉ À TOURNAI EN 1351, ENLUMINURES PAR PIERARS DOU TIELT, BNF, BIBLIOTHÈQUE DE L’ARSENAL, MS. 5218 FOL. 88

Dans le premier thème de ce cycle en rapport avec le guerrier, nous faisons l’hypothèse que tous les guerriers lettrés et poètes passent par une quête en 3 étapes : la préparation, la mise à l’épreuve et le retour.

Nous entrerons ici davantage dans le détail de ces trois étapes en évoquant les chevaliers de la table ronde et plus particulièrement la quête Arthurienne.

On situe le début des récits arthuriens à la fin de l’empire romain en Angleterre aux alentours du 5° siècle Ap. JC. Ils perdureront oralement jusqu’à l’apogée de la chrétienté, la période des cathédrales et ce n’est qu’au 12° puis 13° siècle, avec notamment Chrétien de Troyes, que la quête est traduite par écrit. Il y a donc de très nombreuses interprétations qui parfois se recoupent mais aussi s’opposent. Ce qui ici a dicté le choix du déroulement de la quête est l’utilisation du langage symbolique, non pas à la recherche d’hypothétiques vérités historiques, ce qui n’est pas sa fonction, mais plutôt à la recherche du sens de chaque personnage dans cette quête et de ses moments clés. Alors émerge l’espérance qu’une trame à la fois universelle et bien spécifique à cette période de l’histoire puisse se dévoiler.

Arthur est celui qui va au bout de la quête mais il n’est pas le seul parmi les chevaliers. Sa spécificité est de passer par toutes les étapes et les épreuves qui vont avec, raison pour laquelle nous allons nous intéresser plus particulièrement à lui.

De nombreux écrits existent, regroupés autour du terme générique “la légende arthurienne”. Parfois des siècles séparent ces versions et, en fonction de la sensibilité de chaque auteur, un sujet ou un autre sera abordé par le biais de tous ces personnages. Nous ne nous baserons pas sur une version spécifique et tenterons de dépasser ces différences en nous appuyant sur ce qui semble être l’essence de cette quête.

La préparation

Cette première étape peut s’étendre de la naissance d’Arthur jusqu’au moment où il extrait de la pierre l’épée légendaire qui porte le nom d’Excalibur. Il est alors à l’âge où, dans les sociétés traditionnelles, s’organise le passage de l’enfance à l’âge adulte sous forme de rites d’initiation. Ainsi l’individu devient responsable et prend sa place dans la communauté avec des droits et des devoirs qu’il se doit de connaître et de mettre en oeuvre.

Revenons un peu sur le début de son histoire : Arthur serait le fils du roi Uther Pendragon et de la femme d’un de ses vassaux, qui se prénommait Ygraine. 

Fils illégitime, il sera confié dès sa naissance à une famille de petite noblesse, en ignorant tout de ses origines. Il est alors éduqué dans une grande simplicité et durant toute cette période, il peut s’épanouir dans une certaine naïveté et innocence. C’est dans la spontanéité et l’enthousiasme que grandit Arthur. Il vit paisiblement et se montre droit et loyal. Le temps semble suspendu durant cette période idyllique de l’enfance, dans laquelle il aurait pu rester toute sa vie, prolongeant indéfiniment sa dépendance envers ses parents adoptifs. Il aurait alors bénéficié d’une sécurité et d’un cocon protecteur, mais telle n’est pas sa destinée.

Une autre période débute alors, celle de l’adolescence. Il devient écuyer du fils de ses parents adoptifs. Arrive le jour où il rencontre des chevaliers. Cette rencontre met en lumière un premier passage, ce moment entre deux, où apparaissent les premières insatisfactions qui ne sont pas d’ordre physiologiques ou de sécurité mais d’ordre intérieur et en rapport avec le sens de la vie.

En effet, l’appel de l’âme enjoint Arthur à se mettre en quête, bien que pour le moment, cet appel reste dans le domaine de l’inconscient. C’est en cela que la première rencontre avec les chevaliers fait écho à l’intériorité d’Arthur. L’adolescent qu’il est alors peut stagner indéfiniment dans cette période, censée être un court passage, tant qu’il n’accepte pas la prise de risque consistant à se découvrir aux autres et à lui-même. S’il évite le risque, il reste l’éternel insatisfait, critique et donneur de leçons mais incapable de sortir de sa zone de confort, là où les compétences ne suffisent pas. Le processus qui mène à la maturité, à l’acceptation de soi et à une meilleure compréhension des autres n’est alors pas enclenché. Au contraire, Arthur passe cette étape en se montrant responsable et en assumant le risque de se mesurer à ce qui est inconnu.

Arthur retirant l’épée de la pierre

| BNF

S’ensuit une période de questionnements qui, là encore, n’est pas complètement consciente chez Arthur. Par intuition, il prend du recul sur son quotidien. Il se prépare, il fourbit ses armes, son corps évolue et il devient adulte. Il se teste en tant que guerrier et n’hésite pas à se mettre à l’épreuve. Ce faisant, il actualise son potentiel. Il repousse ses limites et en les dépassant, il constate les dégâts que son égo peut provoquer quand il est débridé. Mais Arthur choisit un autre chemin, celui où il commence sincèrement à se corriger pour devenir meilleur, même si sa démarche reste maladroite et approximative.

A la mort du roi Uther Pendragon, ce dernier n’ayant pas de successeur, des guerres fratricides risquent d’éclater dans tout le royaume afin de lui en trouver un. Cela fait écho au moment historique où aucun individu n’incarne la fonction royale qu’est celle d’être modèle, d’être un centre, porteur de justice et d’équité. C’est ici que le personnage de Merlin intervient. Ce dernier représente symboliquement la part d’intuition en Arthur qui le mène à sa destinée. Et en effet, peu après, Arthur trouve l’épée légendaire qu’il extrait du bloc de roche. Le contact avec Excalibur marque le passage où Arthur éclaire son âme et décide de sa voie. C’est aussi le moment clé, où malgré ses erreurs, ses inattentions et les dégâts qu’il a causés de façon non préméditée, la balance penche du « bon côté ». D’autres portes s’ouvrent à lui car il a su faire preuve d’authenticité, d’enthousiasme et de persévérance dans sa quête.

La mise à l’épreuve

C’est avec Excalibur, l’épée magique en mains, qu’Arthur doit maintenant apprendre à donner un sens à son règne. Il quitte sa famille adoptive et fait ses premiers pas sur la voie, celle dont l’âme éclairée donne la direction.

Il fait alors de nombreuses rencontres et se met au service des autres, notamment des plus faibles. Il est dans son rôle de protecteur et tente d’unifier le royaume autour d’un idéal commun. Sa quête pourrait s’arrêter là, pensant qu’il a trouvé sa raison d’être, mais alors il risquerait de tomber dans le piège de vouloir être aimé à n’importe quel prix. Il lui faut prendre à nouveau de la distance pour poursuivre sa quête sans culpabiliser en pensant qu’il a abandonné les autres.

Il se doit de suivre son chemin, qui le mènera au bout de ses contradictions, non par la débauche mais par l’ascèse (le fameux Misogi des samouraïs japonais). Et pour cela, il rencontre à nouveau Merlin (à cette étape, Merlin représente symboliquement la capacité de dialogue intérieur), qui le guide pour aller au plus profond de lui-même. Arthur, étant entré en contact avec son centre, peut penser avoir réglé définitivement les questions en lien avec l’identité et le sens de la vie. Mais ce n’est pas pour autant qu’il a effacé ses ombres et qu’il est parfait. Il avancera dans sa quête en acceptant que le combat intérieur n’est jamais fini.

Arthur commence à intégrer ce que l’on pourrait nommer sa part féminine. A l’épée s’est jointe la fleur. Il apprend les codes de l’amour parfois à ses dépens. Arthur incarne en même temps son rôle de roi en embrassant en conscience une cause supérieure à lui-même. Au château de Camelot, il crée la confrérie des chevaliers de la Table Ronde et il s’ensuit une période faste. Sa soif de pouvoir grandissante lui fait mettre ses meilleurs chevaliers au défi de partir à la quête du Graal sans préparation initiale. Ces derniers se font alors massacrer. S’il reste quelques survivants, la confrérie est décimée. Arthur pris dans son désir d’être le meilleur échoue dans l’épreuve d’être à l’écoute de sa part féminine qui l’aurait amené à plus de tempérance et d’humilité. Tout ceci est aussi marqué dans l’histoire par ses relations difficiles avec la reine Guenièvre et par l’influence grandissante de Morgane, sa demi-soeur, qui en intriguant donne naissance à un fils d’Arthur, Mordred, qu’on peut nommer l’ombre du roi. Arthur est tombé dans le piège de l’orgueil.

amour sacré chevalier
(Bernard de Ventadour, conteur de la fin’amor, 12° siècle ) Le seigneur Konrad von Altstetten, Au-dessus du couple d’amoureux, l’écusson et le heaume du seigneur.

| MANUSCRIT ENLUMINÉ, CODEX MASSENE (MANUSCRIT DE POÉSIES LYRIQUES) 1310 / WIKIMEDIA COMMONS

Le retour

La plupart des chevaliers sont morts. Ils représentent toutes les projections d’Arthur, du monde qu’il a rêvé et dont il était le centre. Arthur a perdu l’amour de Guenièvre. Mordred, son ombre, a pris du pouvoir et menace son royaume. C’est le moment crucial pour Arthur : il doit accepter la chute, mais pour se relever comme le phoenix. C’est là qu’il doit lâcher tous les oripeaux issus du passé qui l’encombrent. Mordred représente la partie la plus sombre d’Arthur. Si ce dernier s’identifie à Mordred, il s’apitoie sur lui-même et tombe alors dans la déchéance et la désolation. Cela correspond au moment où il jette l’épée magique Excalibur dans un lac. Cette étape, il la passe en laissant mourir l’irresponsable qui pouvait s’exprimer en lui et en acceptant la réalité telle qu’elle est. Ce qui doit être sera et rien ne sert de s’y opposer d’une quelconque manière. C’est à ce moment que Viviane, le pendant féminin de Merlin, lui rend l’épée Excalibur qu’elle a sortie des eaux. Arthur assume alors sa position de centre et instaure un dialogue fécond avec sa part de sagesse. Symboliquement, il est alors porteur d’un nouvel attribut, le livre, qui ouvre dans sa quête les portes de la sagesse universelle.

Arthur renaît et avec, tout ce qui l’entoure. Camelot, le château où le meilleur converge, renaît aussi, peut-être avec un aspect moins brillant qu’auparavant mais avec des fondations beaucoup plus solides. Arthur réalise toujours mieux qui il est, au point de faire un avec sa voie. Cela lui donne de la confiance et de l’énergie, en même temps qu’il mesure à quel point incarner Camelot est exigeant et lui demande tout de sa vie. De nombreux et nouveaux obstacles apparaissent comme pour tester sa détermination. Arthur peut alors s’épuiser et épuiser ceux qui l’entourent à la tâche.

Le lâcher-prise qu’il doit mettre en œuvre consiste à accepter qu’une vie parfois ne suffit pas. Les plus beaux rêves ne verront peut-être jamais le jour même si les moyens et les conditions sont presque réunis. Arthur passe l’étape en arrêtant de vouloir presser le pas. Il apprend à se mettre au diapason des cycles et des saisons et à accepter que certaines choses lui échappent sans pour autant être négligent.

Arthur a rebâti Camelot, il est de retour chez lui avec tous ses attributs. Il semble en paix et organise sa vie pour transmettre son expérience centrée sur la sagesse. Il cherche l’harmonie en lui et partout autour de lui. Une dernière épreuve l’attend. Sa grande clarté de conscience sur lui-même comme sur les autres le pousse à imposer ses choix pour le bien de tous, pense-t-il. La guerre revient au coeur de Camelot et deux armées se font face, celle de Mordred et celle d’Arthur. A cette occasion, des chevaliers qui avaient quitté Arthur, comme Lancelot, reviennent combattre avec lui. Il dispose alors de toutes ses forces pour abattre l’armée ennemie. Le dénouement arrive quand Arthur et Mordred se donnent mutuellement la mort ou quand Mordred est terrassé par Arthur, comme Saint Michel terrasse le Dragon, mais sans pour cela le tuer.

Bataille de Salisbury 

| MANUSCRIT ENLUMINÉ – LA MORT DU ROI ARTHUR, ROMAN DU DÉBUT DU XIIIE SIÈCLE – BNF

Le fait de garder ouverts deux scénarios concernant la fin de la quête Arthurienne permet d’éclairer deux aspects complémentaires mais bien distincts.

D’une part, sur le plan historique, la mort du Roi Arthur sur le champ de bataille représente la fin de la chevalerie et de l’imaginaire qui lui correspond en Occident. Autrement dit, la position de guerrier ou chevalier perd de son prestige et de son intérêt. Petit à petit, les histoires de guerriers sont reléguées dans les contes et légendes pour enfants. S’y intéresser une fois devenu adulte devient désuet voire puéril compte tenu de l’imaginaire beaucoup plus prosaïque qui prend alors le relais.

D’autre part, dans le cas où la mort d’Arthur comme celle de Mordred restent indéterminées, Arthur représente l’humain qui atteint son sommet de guerrier sage. Il ne cherche plus à imposer une voie sous prétexte qu’il est plus conscient que les autres sur ce qui est bien ou pas. Il peut cohabiter avec l’intelligence comme avec la plus grande ignorance et sans pour cela être indifférent avec ceux qui sont le plus opposés à sa voie. Il est devenu un phare qui éclaire pour tous sans distinction. Guidé par Viviane, sa sagesse intuitive, il peut rejoindre Avallon, le royaume des sages et de Merlin. Il peut aussi, tant qu’il est incarné, faire en sorte que Camelot reflète au mieux Avallon sur Terre. Ici se boucle la quête Arthurienne, une quête universelle en dix étapes, la dixième faisant reflet de la première, mais avec l’expérience du cycle.

| MAÎTRE DE FAUVEL , ENLUMINURE POUR L’HISTOIRE DU SAINT GRAAL XVe SIÈCLE BNF
https://journal.res0.fr/takuan-linspirateur-des-samourais-lettres-et-poetes/