Brillante élève en mathématiques, Marguerite vit dans son monde, parmi les chiffres et les formules. Parvenue à la fin de ses études doctorales, elle s’apprête à présenter, devant une assemblée de chercheurs, sa thèse, démontrant pour la première fois l’un des plus vieux problèmes mathématiques jamais résolus : la conjecture de Goldbach. Pourtant, elle est bousculée subitement dans ses certitudes lorsque, suite à une seule erreur, elle perd le soutien de son directeur de recherches. Douée d’une personnalité sincère et intraitable, Marguerite quitte alors tout et plonge dans les eaux de la vie la vie courante, où les besoins physiologiques prennent une part prépondérante.
Confrontée à un univers qui n’est pas le sien, elle se trouve d’abord démunie puis tente de trouver un équilibre précaire entre sa première colocation et son emploi alimentaire. Alors qu’elle s’adapte peu à peu à son nouveau quotidien, elle décide de repartir seule en quête de la résolution du problème de Goldbach. Pour ne plus subir les problèmes de la vie matérielle, elle s’initie au Mah-Jong1 et, intelligente et stratégique, se retrouve rapidement à gagner des sommes confortables aux tables les plus réputées. Le théorème de Marguerite (2023) est un film drôle et sincère sur une mathématicienne en herbe qui ne peut empêcher sa rigueur de bouleverser chaque situation à laquelle elle est confrontée.
Conjecture de Goldbach. Chaque nombre pair est la somme de différents nombres premiers. Cette image est très présente dans le film car elle donne à Marguerite un nouveau souffle.
Un parcours initiatique
Dans Le théorème de Marguerite, la perspective d’un futur incertain confronte la protagoniste aux limites d’une existence qui se borne à nos rôles sociaux, que ce soit par la perspective de l’exercice d’un métier ou par la poursuite de fins purement matérialistes. Un engagement total dans une voie et une reconnaissance sociale peuvent rendre l’échec inenvisageable ; si toutefois il apparaît, il peut nous faire perdre nos repères et engendrer un déracinement. Faut-il alors persister dans une trajectoire sécurisante et confortable ? Changer de cap peut-il aider à répondre au choix de sa propre intégrité ?
L’exemple de Marguerite est avant tout l’histoire d’un choix courageux. Elle accepte de quitter les plus hautes instances mathématiques dont elle fait partie, sa recherche ne pouvant se dérouler dans un cadre de dépendance et d’obséquiosité. Seule, incomprise et sans aucun moyen, elle reste, et ce, malgré toutes ses incertitudes, fidèle à sa décision et met en œuvre ce qu’il y a de plus essentiel pour elle : sa recherche.
Faire confiance aux rencontres et à l’Inconnu
Marguerite ne vit pas isolée du monde. Elle accorde sa confiance aux rencontres qu’elle fait en chemin, car chacune contribue à créer les conditions de sa réussite en mathématiques. Le film souligne les synchronicités qui, bien qu’obscures et imprévues jusqu’au bout, façonnent son parcours. Malgré les épreuves, elle reste à l’écoute de ses doutes, lesquels clarifient sa quête et la poussent à accepter ou rejeter alternativement le soutien des autres. Les façons d’être de sa colocataire l’interpellent, et la poussent à envisager un futur différent. On découvre ensuite à travers la figure de sa mère les racines de son histoire avec les mathématiques qui la ramènent à ce dont elle est intrinsèquement constituée. Sa cause juste et sa détermination rayonnent inexorablement, nourrissant sa foi en l’avenir.
Comprendre le « pourquoi » de son existence permet de supporter presque tous les « comment ». Cependant, ce « pourquoi » dépasse souvent nos capacités intellectuelles, nécessitant une confiance en la vie malgré notre incapacité à en saisir rationnellement le sens. En affrontant les épreuves et en acceptant les choix impossibles qu’elles engendrent, en lâchant prise et en écoutant, la vie finit par nous parler. Ce n’est pas une simple étape à franchir, mais plutôt un cheminement que le film met brillamment en lumière.
Marguerite jouant au Mah-jong pour gagner de l’argent et payer son loyer, en apparence loin des préoccupations de son ancienne vie de chercheuse à l’ENS.
Un retour au monde d’avant, mais autrement
Marguerite, alors qu’elle pense être sur le point de résoudre le fameux théorème, doute fortement de faire son retour parmi les institutions concernées, n’étant pas motivée par la gloire et la consécration. Cependant, fidèle à sa voie, elle finit par s’affirmer et assumer les conséquences de l’aboutissement de sa quête. Elle est maintenant sûre de ce qui la caractérise et de ce qu’elle est, et n’est plus dépendante de son école ou de son directeur de recherches. Elle peut à présent partager sa passion et contribuer sainement au monde des mathématiques.
Ce parcours initiatique peut survenir à n’importe quelle étape de la vie, à tout âge, que ce soit pendant les études ou dans la sécurité d’un emploi. Il peut même se reproduire cycliquement dans une vie. Face à son futur incertain, Marguerite accepte de considérer l’arrivée du Mah-jong et de son ancien rival comme une opportunité. Cela l’aide à se recentrer sur ce qui est essentiel, sa recherche en mathématiques, et à s’y ré-enraciner. Finalement, cette prise de conscience confronte notre rôle social à la nécessité de faire des choix responsables. Cela nous amène à identifier les leviers de motivation qui permettent d’agir dans cette direction. Dans un monde où il est si difficile de trouver sa place, Le théorème de Marguerite éclaire la poésie d’un parcours, certes difficile et apparemment risqué, mais tellement vivant et inspirant.
Jeu de société très populaire en Asie Orientale s’apparentant au rami ou au poker. ↩︎
Touaregs du désert, Amérindiens des grandes plaines d’Amérique, Esquimaux d’Alaska, Gitans d’Europe, Mongols des pieds de l’Himalaya, Aborigènes d’Australie, Peuls et Bambaras d’Afrique subsaharienne, Hadzas de Tanzanie, Changpas et Bhils d’Inde, Awas d’Amazonie, Quechuans du Pérou, Papous de Nouvelle Guinée, et tant d’autres…
Si nous avons pu faire une première présentation flatteuse et engageante des peuples premiers lors de l’introduction des Puissants Nomades du règne humain, dans les faits, ils ne sont que des signaux extrêmement faibles. Alors que les crises se multiplient (crises du climat, de la biodiversité, de l’eau, du partage des ressources, pour ne citer que les plus critiques) et pourraient trouver de nouvelles réponses en prenant en compte leur mode de vie et en leur accordant un poids décisionnel réel et fort dans le déroulement de l’histoire, ce qui est loin d’être le cas1. A l’échelle mondiale, ils ne sont plus que quelques villages et tribus à perpétuer leur mode de vie traditionnel. Et tous deviennent de moins en moins nomades, car pour survivre, ils sont contraints de devenir sédentaires en raison du nombre croissant de touristes à la recherche d’exotisme et de selfies.
Pourquoi en un peu plus de deux siècles, alors qu’ils étaient des centaines de millions, la plupart ont-ils disparu ? Certes, l’ONU affirme que ces peuples représentent presque un demi-milliard d’habitants, mais parmi ce demi-milliard, qui a réellement conservé sa façon traditionnelle de vivre ? Enfin, il est évident qu’avant l’ère moderne, des continents entiers tels que l’Amérique, l’Afrique, l‘Australie et une très grande partie de l’Asie n’étaient composés, dans leur immense majorité, que de ces peuples autochtones. Actuellement, il est question d’une chute de la biodiversité comparée à un génocide d’une grande partie des règnes minéral et végétal. Pourtant, un même génocide a eu lieu et a été passé sous silence concernant les peuples premiers, sous prétexte que leurs membres étaient intégrés dans nos sociétés modernes. Sans vouloir nous disculper, peut-être qu’il fallait aussi en passer par là : mettre tous les humains dans le même panier et les soumettre à la même épreuve, celle du fond de l’âge de fer, selon les textes anciens indiens2, l’expérience de l’état le plus opposé au spirituel et à la symbiose. A travers cette idée des Védas se dessine une forme de destinée collective à l’échelle de l’humanité qui n’implique pas une détermination totale dans le cours de l’histoire, mais plutôt une série d’épreuves nécessaires en vue d’une progression de l’expérience humaine.
Est-on encore en mesure de partir à la quête de la puissance nomade des peuples premiers alors que les cendres de leurs exterminations brûlent encore dans nos mémoires, dans les champs et dans les forêts ? Il semble presque indécent de chercher le contact des rares survivants de ces peuples tant ils sont déjà harcelés, mais certains viennent à notre rencontre pour nous murmurer leurs puissances nomades. Ils sont un peu comme le Dalaï-lama, faisant le deuil du Tibet en tant que patrie, mais véhiculant partout dans le monde la sagesse de sa culture tibétaine.
Dans ce qui va suivre à propos des Puissants Nomades des peuples premiers, nous chercherons à mettre en valeur leurs différences et ce qu’elles nous invitent à prendre en compte à partir des citations de leurs représentants eux-mêmes. Il est évident à la lecture de cet article que la connaissance empirique de ces peuples ou non dépend de la proximité géographique de ceux-ci avec le lectorat. La partie sur les Aborigènes résonnera ainsi différemment pour un australien, celle sur les Tziganes pour un européen, et celle sur les Navajos pour un états-unien. Mais essayez donc de dépasser la perception familière de ces derniers, pour tenter de les connaître de l’intérieur. Et peut-être qu’ainsi leur puissance pourra se révéler plus clairement à vous, une puissance qui pourrait ne vous être ni totalement étrangère, ni totalement connue. Peut-être réside-t-elle encore dans les profondeurs de nos inconscients, nichée dans les couches les plus anciennes de sédiments de nos pensées, et ne demande-t-elle qu’à être éveillée, questionnée ? Sans préjugés, laissons-nous imprégner par petites touches des Puissants Nomades des peuples premiers. C’est peut-être ainsi qu’un nouvel alliage pourra naître : un mélange subtil entre une culture scientifique et rationnelle et une culture “Gaïenne” plus intuitive, nous permettant de nous situer non pas en marge mais au cœur d’un monde commun.
Paroi rocheuse constituée de couches de sédiments
Prière des indiens Navajos :
“O Grand Esprit, dont j’entends la voix dans les vents et dont le souffle donne vie à toutes choses, écoute-moi. Je viens vers toi comme l’un de tes nombreux enfants ; je suis faible … je suis petit … j’ai besoin de ta sagesse et de ta force. Laisse-moi marcher dans la beauté et fais que mes yeux aperçoivent toujours les rouges et pourpres des couchers du soleil. Fais que mes mains respectent les choses que tu as créées, et rends mes oreilles fines pour qu’elles puissent entendre ta voix.”
Il est question, dans cette prière des indiens Navajos, d’un rare témoignage à être parvenu jusqu’à nous, celui « d’entendre la voix ». Mais pourquoi chercher à entendre cette voix ? Ne serait-elle pas simplement le fruit de l’imagination ?
Cette même imagination permet précisément de s’ouvrir à certaines perceptions inaccessibles tant que le mental rationnel reste le seul accès à une connaissance valide. Ce premier obstacle levé, on peut alors tenter l’expérience d’affiner nos oreilles.
Entendre cette voix requiert un état de conscience tout particulier, notamment pour nous, occidentaux. Il se pourrait qu’il faille partir à la rencontre de l’âme d’enfant qui réside en nous, empreinte de candeur, afin de renouer avec notre capacité d’émerveillement et une façon poétique d’être au monde. Comme il est si difficile de garder cette âme d’enfant et d’accepter en soi toutes les formes de faiblesse, on pourrait donner ce conseil : chacun va rencontrer plusieurs fois dans sa vie des coïncidences étranges, des concordances inexpliquées. Plutôt que de les considérer comme le seul fruit du hasard et d’y accorder peu d’importance, c’est en prenant le temps de méditer sur l’expérience et la conscience que ces messages venus de l’invisible deviennent fondamentaux dans sa propre construction, au-delà de leurs propres aspects positifs ou négatifs.
Cette voix est portée par le souffle du Grand Esprit. Cet esprit, qualifié de “grand” nous situe, à l’échelle du vivant, comme “partie de” et “étape intermédiaire” et non “sommet” de l’évolution. L’humilité qu’elle implique laisse place à un inconnu supérieur avec qui le dialogue serait possible là où inconscient et conscient se rencontrent. L’écoute de cette grande voix nous pousse à nous élever et ainsi à ne plus risquer l’isolement et l’impression d’être seuls et coupés du monde, des autres et de soi-même. Les moments de solitude ne nous isolent pas mais, au contraire, sont essentiels pour faire dialoguer conscience et inconscience, rationnel et irrationnel. C’est là que réside l’apprentissage de la sagesse et avec, la capacité de faire des choix mesurés et adaptés au déroulement de l’histoire.
La puissance réside dans l’acceptation des mystères et la reconnaissance de nos faiblesses, en particulier de notre faiblesse intrinsèque : dans le concert du vivant, la Terre comme l’humanité ne sont que de petites gouttes dans l’océan du cosmos. Être humble, être attiré par la sagesse et la beauté des choses, et se considérer en interdépendance avec le vivant et la nature n’est pas nécessairement inné mais se cultive. Certains peuples premiers nomades ont encore la pratique et la mémoire de cette culture. Il n’est pas nécessaire de les imiter au risque de tomber dans la caricature ou le dogmatisme; il suffit simplement de les inclure, de leur accorder de l’importance, de les respecter et d’oser s’en inspirer. Il est utile d’écouter cette voix car nous risquons de rester prisonnier du bruit du monde-machine, indécis et passifs face à l’urgence d’explorer d’autres voies.
Aigle dans le ciel, image du Grand Esprit qui nous observe et nous soutient.
Message du mamu (sage chez les Kogis), Marco Barro :
« Tout est écrit dans la nature, et notamment la façon dont il convient de canaliser l’énergie entre la vie et la mort, pour éviter le chaos. C’est dans la nature que les lois et les règles qui régissent notre société prennent leurs racines. C’est là que nous savons comment maintenir le monde en harmonie, comment penser et agir ensemble, afin d’éviter les maladies, les catastrophes naturelles, les grèves et les disputes familiales, car tout est lié. Les règles et les lois occidentales sont faites par les hommes au profit de la société humaine. La loi kogi est cosmique, elle permet de maintenir l’équilibre du monde au service de la vie. Il y a une seule loi de la nature, qui est la même pour tous. Nous les Kogis, nous essayons de garder l’équilibre chez nous dans la Sierra Nevada de Santa Marta en Colombie, mais vous, que faites-vous de votre responsabilité ? Vous n’avez plus d’anciens pour vous transmettre la mémoire et sans mémoire on ne peut rien faire. Pourquoi ne pensez-vous plus au monde ? La pensée, qu’elle soit kogi ou non, c’est la même pensée, la même conscience.
La vraie question, c’est de savoir comment se servir, comment utiliser cette pensée. Si demain nous utilisions un peu mieux notre conscience, notre pensée, nous pourrions commencer à nous parler, à échanger entre sociétés qui se respectent.
Aujourd’hui, la nature est malade. Il y a beaucoup de pollution. Seuls, nous ne pouvons pas protéger la Terre, ensemble nous pouvons faire quelque chose. Il n’est plus temps de parler mais d’agir…»3
Comme le sollicite le Kogi Marco Barro, il est temps d’agir et de penser ensemble. En effet, si en Occident nous avons l’habitude de puiser nos connaissances ailleurs et de créer de nouveaux alliages à partir des grandes cultures humaines passées et en cours, notre dialogue avec les peuples premiers est, quant à lui, quasi inexistant. Il serait alors de plus en plus nécessaire de faire bouger les lignes pour que naisse le désir d’alliages plus larges. En ce sens, nous pourrions nous laisser guider par les coups de boutoirs de l’histoire. Depuis quelques temps, par exemple, la poursuite de la recherche scientifique à des fins exclusivement matérielles et mercantiles et ses conséquences désastreuses mènent de plus en plus d’étudiants et de jeunes actifs à s’interroger et à se positionner sur la perte de sens de celle-ci. Or, en cherchant à arrimer science et spiritualité, nous pourrions peut-être parvenir à régénérer la science. À cet effet, les représentants des peuples premiers sont une ressource inégalable.
Ce que nous suggère fondamentalement la puissance des Kogis, fait écho à l’injonction modeste rabelaisienne, “science sans conscience n’est que ruine de l’âme”. Elle nous ramène à notre condition intellectuelle et interroge notre façon d’établir les hiérarchies en réduisant la science non-réflexive à une complète aporie. Pour approfondir notre propos, nous proposons de nous familiariser dès maintenant avec la vie quotidienne décisionnelle du peuple Kogi. L’organisation Kogi exige que la moindre décision liée au collectif, au vivant et aux communs, passe par la rencontre de tous dans la nuée4, moment de partage de la pensée où les plus fragiles, les plus invisibles comme les plus sages disposent d’une voix décisionnelle prépondérante. Pour cela, ils utilisent un outil opérationnel réel de décision qui mesure en détail les conséquences d’un acte. Nous pourrions d’emblée rétorquer que nos institutions nationales et internationales ont le même rôle et pouvoir décisionnel, mais l’actualité et de nombreux événements nous prouvent au contraire que la parole de chacun n’est pas toujours prise en compte. Concrètement, la puissance Kogi tient aussi de sa filiation avec une puissance universelle qu’on pourrait qualifier de “divine”. En s’interdisant de donner un nom ou une forme particulière à cette puissance, celui-ci lui laisse libre-cours. Or, cela ne pourrait-il pas correspondre au grand saut d’humilité vers la reconnaissance que quelque chose nous dépasse de sa propre voix ? Il nous semble que cet oubli contemporain dans nos sociétés occidentales a tout à envier aux peuples premiers, encore capables d’entendre, de traduire ces messages divins.
Imaginez des COP, des sommets de l’ONU, du FMI ou autres grandes institutions internationales ou nationales, où des individus reconnus comme porteurs de cette voix supérieure soient non seulement entendus mais considérés comme supérieurs dans la décision. Imaginez qu’un sage Kogi visite le cœur de la France et notamment son immense château d’eau qu’est le Massif Central. Il se lamente de voir l’état général des cours d’eau à la sortie de ce grand édifice naturel sauf la rivière de l’Ouysse, pourtant large et calme, qui elle a su garder les qualités utiles et nécessaires au bien-être de l’ensemble du vivant et des humains. Il arrive à la chambre des députés et donne comme injonction de revoir la façon dont l’eau est traitée pour que chaque embouchure de fleuve, chaque rivière, soit aussi limpide, claire et vivante que l’Ouysse à son arrivée à la rivière Dordogne.
Paroles de Tziganes
Proverbe tzigane : “N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures”.
Les Tziganes, dans leur parcours de l’Inde aux confins de l’Europe si bien représenté dans le film Latcho Drom (1993), sont les premiers à avoir eu la malchance d’être nomades au sein d’un territoire compartimenté et sédentarisé. La malchance car la vindicte populaire préfère s’en prendre à l’étranger de passage qu’au voisin. Il est notoire dans l’histoire que les Tziganes ont été pourchassés, dénoncés, éradiqués, simplement parce qu’ils étaient Tziganes.
Boby Lapointe écrit à propos des Tziganes : “Avec le violon, il faut choisir : ou bien tu joues juste, ou bien tu joues tzigane.” Dans cette phrase, hormis l’aspect musical et intuitif, un autre aspect plus ambigu ressort : à force d’être rejetés aux frontières et de passer quand même, les Tziganes ont poussé le sens de l’opportunité à l’extrême. Toujours en marge, souvent à la limite, les Tziganes incarnent des aspects trop souvent refoulés ou cachés chez les peuples sédentaires.
Il y a le fameux instinct des Tziganes vu comme primaire et quasi barbare et en même temps reconnu comme un flair indéniable, un “sens de la vista” qui manque tant à la plupart des prévisionnistes et experts en tous genres. Mais il y a aussi la magie, “folklorisée” par la boule de cristal mais prise très au sérieux avec la lecture des lignes de la main. Qui par exemple n’a jamais entendu parler de prédiction juste et fiable faite par une gitane ? Il y a ensuite le système D, car bien souvent, là où les Tziganes passent, ils ne sont pas attendus et montrent alors une grande gestion des imprévus et une forte adaptabilité au grand dam des institutions et des administrations, bousculées dans leur sens de l’ordre, des normes et des conventions. Il y a enfin la proximité avec l’invisible, qui, s’il se fait parfois prendre dans les méandres de la vie standardisée, laisse toujours quelques traces dans les camps tziganes, des portes, des seuils qui perdurent et sont au moins acceptés et connus par quelques rares représentants, faute d’être entretenus.
Pour comprendre la puissance du peuple premier Tzigane, il faudrait sans doute, comme eux, être passé par un temps et par des espaces où le temps s’étire suffisamment pour apprécier, qualifier et même comparer les terroirs, les paysages et surtout les forces invisibles qui marquent chaque contrée. Même si les Tziganes ne sont plus ces marcheurs au long-cours et même si leurs roulottes côtoient désormais des voitures de luxe, leur puissance relève tout d’abord de leur capacité de savoir lire les empreintes de l’invisible. Ensuite, à s’orienter face aux imprévus, à l’adversité et aux épreuves en tout genre : aux froids raisonnements, aux calculs, aux prédictions savantes et rationnelles. La puissance Tzigane ose imaginer des réponses, apparemment déconnectées, mais opportunes par la force du temps. Enfin, leur puissance se situe dans leur rapport à la liberté, tant d’expression que de place dans la société, car ils n’ont pas toujours été en marge. En effet, c’est l’ère moderne qui les a majoritairement marginalisés. Et, s’ils s’imposent parfois par la force et la violence, ils questionnent aussi souvent la crédibilité et le bien-fondé de toutes les possessions, accaparements, obligations, qui sont les fondements de nos sociétés modernes.
Ainsi, quand le peuple Tzigane reste nomade, sa façon d’être au monde et de déranger les habitudes rappellent notre condition passagère sur Terre et la facilité à confondre sédentarité et éternité. Son passage peut créer les conditions à l’émergence d’un Ma5, à la fois séduisant et provocateur.
Proverbe Massaï :
« La chair qui n’est pas douloureuse ne ressent rien. »6
La souffrance devient un don quand elle s’inscrit dans un processus qui met en lumière nos principaux nœuds intérieurs ignorés ou rejetés, puis quand elle nous donne la force de dénouer ce qui nous limite, et enfin quand elle fait naître en soi plus d’empathie et de largeur d’esprit. Chez les Massaïs, le concept d’Osina Kishon est la souffrance-don qui voit toute souffrance ou douleur comme une épreuve opportune que le destin met sur nos chemins, mais aussi un moyen pour reprendre le droit chemin. L’épreuve consiste d’abord à reconnaître ce qui est noué en soi. En acceptant la dualité autant présente à l’extérieur qu’à l’intérieur de soi, le principe d’Ilmao chez les Massaïs, chacun peut alors se résoudre à dénouer ce qui jusqu’à présent engendre en lui conflit, opposition, déni ou inconscience. La souffrance n’est donc pas une finalité en soi, un état souhaité, c’est plutôt un indicateur pour savoir où se situent nos épreuves, et comment s’en servir pour que ce qui était bloqué, noué, stagnant, circule à nouveau apportant ainsi une conscience plus éclairée. Ce proverbe Massaï nous met donc en garde contre l’attitude passive et indifférente choisie pour ne pas souffrir mais qui en conséquence nous éloigne de l’éveil de notre conscience et de notre responsabilité.
Que penser alors de notre société qui rejette la douleur, qu’elle soit physique, psychique ou mentale ? La consommation toujours en hausse d’anti-douleurs, d’anti-inflammatoires, d’anti-dépresseurs et de calmants en témoigne. Evidemment, collectivement, nous sommes loin d’adopter cette puissance Massaï, en retournant ce qui est douloureux comme un moyen de grandir. On peut alors se poser la question de ce qui grandirait d’abord si nous étions davantage porteurs de cette puissance, et c’est certainement devenir plus solidaire et responsable – dit autrement, devenir ce guerrier pacifique, lettré et poète7. Tant que cette dimension guerrière de l’individu n’est pas éveillée, le risque persiste qu’à l’épreuve de la douleur l’individu réponde par la négation, la passivité, ou l’endormissement. Il n’est donc pas étonnant que les Massaïs soient d’abord connus comme un peuple de guerriers. Or pour certains, être guerrier ne relève pas d’une possibilité ou d’un choix ouvert à tous. Il n’en est rien, les Massaïs et leur puissance nous disent qu’en chacun et chacune sommeille un guerrier et que des contextes de vie très différents peuvent nous amener à révéler cette dimension guerrière. Si on peut proposer collectivement d’adopter et incarner la dimension guerrière, à l’image des Massaïs qui la mettent en exergue et la rendent enviable au sein de leur collectivité, la décision relève de l’échelle individuelle.
Les mythes aborigènes sont transmis oralement de génération en génération depuis des centaines voire des milliers d’années et ce alors que sur le continent australien, jusqu’à quatre cents tribus, avec autant de langues différentes, ont cohabité ensemble. Certains de ces mythes décrivent précisément le continent australien tant dans la configuration de ses terres intérieures que de ses rivages du temps de la dernière glaciation il y a plus de dix mille ans. Or, leur connaissance de la géologie et des terres immergées et émergées corroborent les dernières connaissances scientifiques en la matière8.
Dans notre quête de puissance nomade, ce qui interpelle particulièrement chez les aborigènes est ce qu’ils nomment “lignes de chansons” ou encore “pistes de rêves”. Ce sont les itinéraires des êtres créateurs ou ancêtres dans le “Tjukurrpa”, espace-temps parallèle à notre espace-temps usuel et qui serait toujours d’actualité. Ils formeraient un réseau sur les territoires terrestres, marqués par des sites sacrés, véritables balises pour se relier aux ancêtres, au “Tjukurrpa” et à tout ce qui est créé de façon intime. À chaque site correspondent des chansons, des rites et des symboles qui lui sont propres et c’est en les reconnaissant, en les apprenant et en les interprétant, que l’humain trouverait sa réelle raison d’être, avec, en contrepartie la nécessité de se mettre au service d’un territoire plutôt que de s’en servir.
Les peuples aborigènes, encore reliés à leur tradition, considèrent l’origine de la vie et du cosmos comme venant d’un autre plan d’espace-temps et mettent l’accent sur cette façon de s’inclure et d’être au service d’un territoire pour ne pas oublier ses origines, les ancêtres et ce qui pour eux est notre première raison d’être : rester connecté avec le reste de la création au passé, au présent, comme au futur. Ils mettent aussi l’accent sur le fait que nous ne sommes que de passage. Les territoires et les histoires restent, donc c’est à chacun de veiller à les transmettre dans leur intégralité et en cas de changements, que cela soit favorable à l’ensemble.
Or des changements en Australie, il y en a eu. Des changements si brutaux et contraires aux lignes de chansons, qu’aujourd’hui, s’il reste quelques aborigènes et des sites actifs, les territoires sont comme démembrés et en voie de désertification. Pour autant, au sein du “Tjukurrpa”, reste accessible la mémoire des événements passés propres à ce territoire. La puissance aborigène touche les racines les plus archaïques qu’elle s’oblige à protéger quoiqu’il advienne. Même dans un territoire dévasté, en maintenant l’accès au Tjukurrpa, il y aura toujours moyen de réparer, réhabiliter ce qui fait l’âme d’un pays.
Cette puissance nous demande de nous dépouiller, de faire preuve d’humilité et d’une forme de sagesse pour qu’elle puisse à nouveau être révélée. Si elle ressemble aux contes de fées et peut faire sourire, lui donner une place pourrait toutefois nous donner l’espérance de pouvoir tout construire et tout régénérer, même dans les milieux les plus dégradés. En nous mettant face à nos moyens destructeurs, notamment depuis son identité opposée et complémentaire, elle permet de faire parler le monde et la terre. Elle nous donne la force de vaincre toutes formes de nostalgie en proclamant que rien n’est jamais perdu ni effacé, que tout peut être actualisé puisqu’il y a toujours un référentiel sur un autre plan (le Tjukurrpa) pour s’en inspirer et tout reconstruire. Paradoxalement, ce n’est pas une excuse pour laisser faire et détruire ce qui fait la poésie et la beauté d’un monde.
Galerie Arts d’Australie Stéphane Jacob, Dennis Nona – “Waii Ar Soibai”
L’ère anthropocène est sur le point de réduire à néant la puissance des peuples premiers dans le monde concret et objectif. Pourtant, dans le “Tjukurrpa”, en plus de la puissance des aborigènes, se trouvent aussi certainement celles des Kogis, des Navajos, des Massaïs, des Tziganes et de tous les autres. Rêvons du jour où ce Tjukurrpa deviendra accessible à tout un chacun, et, pour s’y préparer et mieux le traduire, rappelons maintenant ce qui fait la puissance particulière des cinq peuples décrits ici.
Celle des Navajos consiste avec humilité à savoir écouter pour être porteur de l’état intérieur qui donne la capacité de reconnaître l’interdépendance du vivant dans sa diversité. Elle s’active dans une solitude mais aussi par le rite partagé. Les Kogis quant à eux donnent une voix au plus petit, au plus insignifiant et cette voix peut emporter l’adhésion même si elle n’est pas majoritaire. C’est donc une puissance sociale, une puissance de la rencontre qui leur permet de nous nommer “petits frères” et de nous donner des conseils. Les Tziganes, éternelle image de l’étrange, de l’étranger, porteurs de l’imprévu nous invitent à faire une place à toutes ces altérités pour apprendre périodiquement à nous remettre en cause, à faire des concessions plutôt que de se barricader ou de vouloir éradiquer tout ce qui dérange. Les Massaïs, avec la voie du guerrier, invitent à aller à la rencontre de ses épreuves et en accepter la souffrance comme facteur incontournable mais passager pour éveiller une conscience positive vecteur d’harmonie en soi et autour de soi. Enfin, les Aborigènes, en dévoilant l’existence d’un plan invisible englobant notre plan matériel, mettent l’accent sur notre responsabilité à maintenir un dialogue entre ces deux plans. Pour cela, il s’agit d’œuvrer à la convergence de nos propres aspirations avec celles de la Nature – partant de l’idée qu’elle aurait elle aussi ses propres aspirations – de faire preuve d’humilité.
En articulant ces forces, une complémentarité se dégage, un cheminement universel se décèle, que nous proposons de décrypter en conclusion. D’abord, l’épreuve Navajos de la grande solitude permet de révéler l’individu, l’humain en chacun, qui va non seulement s’épanouir dans une vie matérielle mais qui va surtout oser chercher des alliages qui le subliment. Puis les Kogis permettent d’oser signifier et actualiser sa voie et voix dans le concert du vivant, non pas pour se distinguer mais pour être vecteur de sens dans la vie. Oser s’engager dans une voie, c’est oser affirmer son altérité, et là se situe l’épreuve Tzigane, cette capacité d’Hermès d’arriver à relier les contraires. Le permanent va-et-vient intérieur/extérieur que cela provoque est inconfortable, d’où l’idée de la souffrance Massaï qui, comme le charbon, peut se métamorphoser en diamant. Ce faisant, des analogies se dévoilent : le dialogue entre les plans de la conscience et de l’inconscient est à l’image du dialogue des aborigènes entre leur vie de tous les jours et le Tjukurrpa.
Ainsi, à travers l’étude de ces cinq peuples premiers parmi d’autres, est mis en lumière le lien au passé, aux racines, comme puissance essentielle à préserver mais aussi à choyer pour éclairer et guider nos aspirations pour le futur. Chaque plante, chaque animal, chaque peuple, a non seulement le droit mais le devoir d’exister et de prendre une place pour que le concert du vivant reste harmonieux et juste, hier, aujourd’hui et demain. Aurons-nous suffisamment d’humilité pour cela ?
Julien Barbosa, Julie Canovas et Jean-Claude Fritz, « Les cosmovisions et pratiques autochtones face au régime de propriété intellectuelle : la confrontation de visions du monde différentes », Éthique publique [En ligne], vol. 14, n° 1 | 2012, mis en ligne le 03 février 2013, p.23. ↩︎
Les Védas indiens parlent de l’ère actuelle comme celle de l’âge de fer ou encore le Kali Yuga. Cette ère en place depuis maintenant 5000 ans aurait été précédée par trois autres : l’âge d’or, l’âge d’argent et l’âge de bronze. ↩︎
Eric Julien, Muriel Fifils, Les indiens kogis, Acte Sud, 2007, p. 108. ↩︎
Nuée : l’espace d’échange où tous les habitants d’un même village Kogi se rencontrent pour délibérer ensemble, parfois plusieurs jours et nuits, d’aspects importants prosaïques ou poétiques, allant de leur quotidien à la marche du monde. C’est le Ma japonais incarné où toutes les altérités et singularités ont leur place et peuvent dialoguer constructivement. Le temps s’y contracte pour que les convergences puissent être non seulement acceptées mais digérées et appréciées car formées de liens qui parfois peuvent être divergents. ↩︎
Ma : le Ma chez les japonais est à la fois un espace et un temps intermédiaires où les altérités et les différences peuvent se rencontrer, sans s’effacer ni se mesurer, mais plutôt dialoguer voire enfanter de nouveaux aspects. Dans le contexte Tzigane, le Ma est particulier car il n’est pas initialement souhaité ni porté à des résultats d’assimilation ou d’intégration. C’est une rencontre avec l’étrange, ou l’étranger, qui remet en cause ses propres habitudes, ses façons d’être ou de faire. ↩︎
Les guerriers pacifiques, lettrés et poètes aspirent à la fois à la condition de citoyen, d’être profondément honnête, de défenseur, d’aventurier héroïque et de sage. Ces personnes y aspirent seulement car elles savent qu’elles ne l’ont pas complètement. Et c’est ce « pas complètement » assumé qui est intéressant, car cela induit, sans jamais se résigner, une voie faite de persévérance et de courage pour s’améliorer et tenter d’agir positivement sur le monde. (Article 6 du Cycle du guerrier intitulé “Quel modèle de guerrier pour le 21ème siècle ?”) ↩︎
“L’odyssée de la terre”, site de vulgarisation scientifique dans le domaine de l’environnement, a publié un article sur le site d’Uluru Ayers Rock, qui pendant des dizaines de milliers d’années a été lieu de transmission de la culture aborigène. Disponible sur : https://odysseedelaterre.fr/uluru-ayers-rock-rocher-sacre-aborigenes/↩︎
Avant les humains, l’importance de se constituer un bestiaire
Si le récit à propos des Puissants Nomades a commencé par les animaux, c’était, comme précisé, pour leur donner plus d’importance, porter d’autres regards sur eux et notamment cesser de les considérer comme nos propriétés ou des êtres inférieurs. En tentant de révéler ce qui fait leur puissance avec nos propres mots et notre culture, nous ouvrons des portes pour que chacun envisage, voire s’engage à percevoir, pressentir et communiquer autrement avec une partie du vivant. L’idéal serait de contribuer à éveiller des affinités avec ces animaux, à leur faire prendre le statut de modèle et de source d’inspiration. A l’image des enfants dont l’imaginaire et les jeux sont souvent peuplés d’animaux, chez les adultes la constitution de ce bestiaire pourrait être l’acceptation en soi d’une part archaïque1 et profonde. Ne vous est-il jamais arrivé de constater une forme de complicité et de résonance avec un ou plusieurs animaux ? En leur laissant une place de choix, un nouveau rapport à ce règne pourrait se construire, révélant en chacun une véritable parure ou alliage, un rayonnement assumé preuve de liens fraternels et intimes. Ce serait également développer de nouvelles aptitudes, pour rendre opérationnelle et concrète la puissance contenue dans ces “animaux-totem”. Enfin, la reconnaissance d’un tel lien implique, à l’échelle de l’individu et non de la société, une reconsidération du milieu dans lequel évoluent les animaux comme sacré, car les endommager reviendrait à se porter préjudice.
Il est évident que les huit animaux présentés ne sont qu’un petit échantillon des Puissants Nomades du règne animal. Libre à chacun, selon ses propres sensibilités et les terroirs fréquentés, de construire sa représentation d’animaux entrant dans cette catégorie.
Carte céleste du 17e siècle, réalisée par le cartographe hollandais Frederik de Wit.
Dans la même veine, nous proposons cette fois-ci de partir à la rencontre de Puissants Nomades du règne humain. D’abord des représentants de peuples premiers, de ceux qui ont pu se tenir à l’écart du monde-machine avec parfois la nécessité d’incarner un rôle de passerelle entre leur culture qu’ils cherchent à préserver et celle qui domine aujourd’hui à l’échelle du monde. Puis des Puissants Nomades qualifiés de “sages” et parmi eux, huit représentants, peut-être pour faire écho aux huit animaux.
2. Les peuples premiers
Les peuples premiers sont ceux qui ont su garder le lien avec les temps premiers, le temps des origines. En cela, comme les animaux, ils sont un trait d’union avec le passé, les ancêtres, une certaine idée du respect et des égards nécessaires au maintien harmonieux d’un bien-vivre ensemble. Tous sont dépositaires de ce qu’on peut appeler la tradition, à considérer dans son sens étymologique, « tradere », transmettre : ce qui par la mémoire des humains a été transmis de génération en génération. Les peuples premiers nomades savent que beaucoup de choses, et notamment les sols, ont besoin de se régénérer avec des nécessaires temps de repos donc de non présence humaine. Et s’ils sont sédentaires, c’est toujours en respectant un seuil où l’équilibre est maintenu entre ce qui est pris et ce qui est redonné.
La puissance des peuples premiers s’appuie sur trois aspects complémentaires. D’abord, le nomadisme amène une forme d’abnégation. En effet, il faut sans cesse reconstruire, partir vers de nouveaux horizons : leur puissance s’appuie donc spécifiquement sur la prise en compte de la fragilité des milieux qu’ils fréquentent. Le second aspect tient ensuite à la force du collectif. Chaque peuple premier est dépositaire de connaissances rationnelles, intuitives et empiriques maintenues par leurs liens intimes avec leur environnement. L’existence d’une vision mythique, de rites et de symboles vivants leur donne une dédicace, une puissance qui se transmet de génération en génération. Enfin, l’autre face de leur puissance relève de la continuité. Les cycles du temps n’ont pas de prise sur le socle de connaissances qui les caractérise. Leurs modes de vie, dont les traits communs principaux sont le juste équilibre et la capacité d’adaptation, jamais n’empêchent tout ce qui constitue leur milieu de continuer à vivre. Fondamentalement, ils n’apportent pas de changement et contribuent à la stabilité de leur environnement tant qu’ils peuvent vivre dans le respect de leurs différences.
Forum des Peuples Racines, Strasbourg 2023
3. Les sages comme Puissants Nomades
Si les peuples premiers apportent ce sentiment d’éternité et de stabilité dans la continuité, et en tirent leur puissance, les sages Puissants Nomades quant à eux questionnent notre présence et notre présent. Ce sont comme des comètes inspiratrices pour féconder nos futurs, s’embarquer dans la grande marche évolutive du vivant. Plusieurs points communs entre ces Nomades permettent de les identifier :
Leur sagesse est toujours le fruit du parcours de leur vie.
Ce parcours est toujours partagée en trois étapes essentielles : une phase de préparation, une phase de mise à l’épreuve avec la migration vers d’autres terres, et enfin une phase dite de retour, pas nécessairement vers la terre d’origine, mais avant tout vers leurs racines profondes et intérieures, permettant alors de relier en boucle toutes les parties de leur vie et lui donner du sens.
Durant la deuxième phase de ce parcours, cette migration est un nomadisme imposé par les circonstances ou par l’individu porté par ses intuitions. Synonyme de déracinement, elle nécessite de se ré-enraciner dans d’autres lieux et cultures. C’est quand la greffe prend que plus tard s’épanouissent les fleurs de la sagesse.
Ces parcours sont comme des ponts tendus faits d’alliages précieux entre deux cultures car capables de révéler l’essence de chacune dans ce qu’elles ont de meilleur comme de pire. C’est en digérant, en intégrant cette essence que se révèlent des impasses mais surtout des voies pour l’avenir.
Quelle est la source de leur puissance ? Ce rôle de pont entre les cultures qu’ils éclairent en est la source principale. Tous les ponts qu’ils bâtissent sont certainement l’un des lègues les plus importants et originaux de notre civilisation-monde qui bat de l’aile. Dans ces temps de crises où les incertitudes et l’instabilité vont croissantes, s’imprégner de tels parcours peut être précieux pour s’orienter soi-même et répondre à l’injonction commune d’élargir son souci du vivant et des communs – les communs étant tout ce qui, vivant ou non-vivant, est partagé et nécessite d’être pris en considération au-delà de ses propres intérêts.
Une autre source de puissance les concernant est la raison d’être qu’ils ont su si bien incarner. Malgré les épreuves, les doutes, les faiblesses, les erreurs auxquels parfois ils se confrontent, ce modèle qu’ils représentent est non seulement resté incorruptible, mais, avec le temps, il a fini par briller et être reconnu comme un phare utile et structurant pour tous. Décrire la raison d’être de chacun n’est pas aisé. C’est un peu comme une couleur. Elle ressort d’autant plus qu’elle est mise en présence d’autres. D’où l’intérêt de présenter à la suite huit protagonistes.
Mosaïque des sept sages : Calliope, muse de la poésie épique, entourée de Socrate (au-dessus de Calliope) et des Sept Sages avec leur maxime respective. Issue de la cité antique de Baalbek, IIIème siècle. Musée national de Beyrouth.
Dans ce qui va suivre, parmi le millier de peuples premiers encore vivants, cinq représentants seulement sont abordés. Tout comme parmi les milliers d’animaux nomades, huit ont eu nos faveurs. Tout comme parmi les milliers de sages, huit élus. Imaginons un monde, une culture, une éducation où nos enfants seraient capables d’être porteurs de leur propre bestiaire, de leurs propres collectifs humains, et de leur propre panthéon de sages. Pour commencer, partons à la rencontre d’exemples de peuples premiers, nomades et puissants.
L’archaïsme dont il est question ici correspond à l’idée qu’en nous réside une mémoire très ancienne, non vérifiable par des faits mais seulement par analogie, correspondance ou synchronicité. ↩︎
Dans le cadre des cours d’arts martiaux au Dojo Shiseikan et des stages organisés à l’Ecocentre de Laboule en Ardèche, nous avons pensé utile de partager nos expériences pédagogiques pour que peut-être, à terme, ceci puisse être considéré comme une contribution à l’éducation des générations à venir. Notre but ici n’est pas bien sûr de se substituer aux institutions en charge de cette fonction mais d’explorer d’autres pistes, d’inspirer d’autres voies. Dans ce sens, un premier article a été réalisé sur le sens de l’effort, et cette fois-ci, nous proposons de partir à la découverte du processus d’apprentissage face à l’adversité.
C’est dans le cadre d’un stage en Ardèche d’une semaine avec des enfants et des jeunes que ce sujet a été développé. En effet, si les immersions à l’Ecocentre de Laboule sont des opportunités pour pratiquer plus intensément les arts martiaux et se plonger dans la nature sauvage, ce sont aussi des échanges pour apprendre à penser ensemble. Ainsi, chaque semaine voit fleurir des mots qui seront définis, commentés, illustrés par des événements partagés afin que chacun, non seulement élargisse son bagage intellectuel, mais surtout l’associe à ses propres expériences quel que soit son âge.
[Photo d’une séance de “mots” – Automne 2023]
Lors du dernier stage d’automne 2023, le premier mot qui est apparu a été celui de l’adversité. Chaque jour, d’autres ont suivi mais finalement c’est le processus d’apprentissage face à l’adversité qui a été l’aspect central de ces moments de pensée partagée, qui, en apparence, ressemblent à ce que vivent les enfants sur les bancs de l’école. En réalité, le choix de ces temps particuliers de rencontre est dicté par les opportunités, afin que chacun soit le plus concerné et impliqué possible. Au fil du temps et compte tenu que cela fait quinze ans que ces bulles de pensée reliées à la pratique ont lieu, le constat est que pour la très grande majorité des participants ceci est nouveau. Ce n’est pas la participation à un atelier de philosophie pour jeunes qui leur est nouveau, mais le fait de l’associer à leur vie de tous les jours. Quand les mots sont non seulement compris mais que l’individu se les ai approprié harmonieusement, les reliant à son champ d’expériences vécues, une réelle progression en découle naturellement, une certaine empathie réciproque incluant l’individu, l’enseignant, les mots signifiés, les situations vécues, comme le traduit Hartmut Rosa avec son principe de résonance.
Hartmut Rosa définit la résonance en la distinguant d’abord du concept d’autonomie dans nos sociétés contemporaines et accélérées, où “chacun est seul dans la constitution de ses ressources et dans leur fructification” (p.33). A contrario, la résonance “est à l’œuvre lorsqu’il y a rencontre avec un autre” (p.34). Pour que la résonance ne s’arrête pas à une relation fonctionnelle et qu’elle devienne réussie, “vibrante”, il faut “être prêt à écouter la voix de l’autre et à rendre la nôtre plus perceptible” (p.34), et finalement être touché, atteint, ému. L’interaction ainsi créée ouvre d’autres perspectives qui permettent “d’ouvrir un horizon ou une relation avec le monde que [l’on n’avait] pas auparavant” (p.37), en d’autres termes, de rendre le Ma1 opérationnel, cohérent, traduisible et accueillant. Dans le contexte des stages, les mots vont petit à petit toucher les enfants psychologiquement et dans leur expérience concrète de la vie quotidienne. Ils peuvent alors sortir d’une vision où l’appropriation des concepts et des idées se limite à la connaissance intellectuelle.
Ainsi, chez certains jeunes qui multiplient les stages, cela permet l’émergence de comportements, de réflexions, d’une originalité, créant un groupe hétérogène où les différences sont cultivées dans leur complémentarité. N’est-ce pas là un des aspects essentiels de l’éducation ? Alors comment mettre en œuvre une éducation, dans le sens étymologique du mot : educere, faire sortir de chacun ses potentiels ? Dans nos stages le choix pédagogique est de partir d’où en est chacun pour se frotter à l’adversité qui lui correspond, et sans aucun jugement ou classement quant à la réussite du dépassement de l’obstacle ou la durée du processus. L’essentiel est d’aider chacun à prendre confiance en soi-même et aux autres.
La définition classique du mot “adversité” (“État de celui qui éprouve des revers ; malheur, malchance” d’après le Larousse) n’est pas du tout la façon dont ce mot a été abordé pendant le stage. Compte tenu de ce qui nous relie, i.e. la pratique martiale, l’adversité a été plutôt vue comme un mur, une rivière, un paysage inconnu, quelque chose qui dans le parcours de la vie nous met à l’épreuve et nous oblige à trouver des solutions pour continuer à avancer et surtout y trouver un sens. En tant qu’adulte cette adversité n’a pas été spécialement recherchée mais se présente dans le cours des événements, car la vie nous amène naturellement à des épreuves permettant de clarifier l’échelle de valeurs et de besoins. En revanche pour les jeunes il semble essentiel de créer des situations encadrées où l’adversité va être expérimentée, à l’image des rites de passages que toute civilisation traditionnelle inclut dans son fonctionnement. En traversant cette adversité vécue comme un rite de passage aujourd’hui devenu particulièrement rare, le jeune peut se constituer comme adulte responsable, impliqué et autonome.
Tout au long de la semaine de stage, plusieurs situations ont été soulignées à titre individuel ou collectif pour donner de la matière à cette notion d’adversité. Ce qui s’est dégagé est cette idée de processus d’apprentissage face à l’adversité car quand on y fait attention, on constate que s’il s’agit d’une réelle adversité, des comportements non constructifs sont souvent les premiers venus. Lesquels ? Tout d’abord l’entêtement, c’est-à-dire buter contre un mur et y revenir, ou au contraire la passivité qui finalement aboutit inexorablement à un désengagement.
Pour illustrer ce second comportement, il est évident que quitter la lecture d’une bonne bande-dessinée confortablement assis au coin du feu pour philosopher collectivement autour d’une table sur des mots, relève d’une réelle adversité. Si grâce au dessert ou quelques blagues, l’on arrive à relever ce défi, la pensée commence à émerger :
-“ Ah oui ! Tu nous as emmenés en haut de la montagne et tu as demandé aux plus jeunes de revenir chacun individuellement à la maison accompagné d’un adulte simple spectateur, c’est-à-dire de trouver le bon chemin. C’est cela l’adversité ! “
A partir de cet exemple concret, l’échange de fond pouvait commencer, traduit par une prise de conscience :
– “C’est vrai que je me suis inventé des repères pour justifier d’aller dans un sens alors que je dirigeais le groupe à l’opposé de la maison.”
Reconnaître ne pas avoir les moyens, les outils, les connaissances pour être autonome, relève de l’auto-évaluation : c’est en évaluant ses capacités qu’émerge finalement le discernement et l’objectivité de ses propres limites face à l’obstacle, et qu’alors le besoin d’être conseillé peut être identifié et idéalement accepté. Néanmoins, partir à la recherche de conseils ne suffit pas toujours, il faudra également passer par une formation, un apprentissage auprès d’un enseignant, comme par exemple apprendre à utiliser une boussole, ou plus difficile encore, savoir choisir de bons repères sur le sentier et garder son cap grâce à la perception de son orientation dans l’espace quel que soit le terrain. Cette phase active face à l’adversité permet de boucler un premier cycle. Une fois cette préparation effectuée, l’obstacle peut à nouveau être affronté, cette fois avec la présence de l’enseignant incarnée en soi mais aussi de nouvelles armes, de nouvelles acquisitions, de nouveaux savoirs.
– “Ça prend du temps dis donc !
– Oui et c’est bien de se dire que l’autre est ici pour nous aider à trouver les bonnes étapes.”
Des mots se sont alors mis en boucle : le mur de l’adversité, les faux comportements, l’acceptation de s’auto-évaluer, la conscience de devoir prendre des conseils voire de se former, s’entraîner, et enfin la difficile confrontation à nouveau à l’adversité avec cette fois-ci la reconnaissance de l’apport de l’autre plus expérimenté. La boucle du processus d’apprentissage face à l’adversité pouvait se dessiner :
Quelques réflexions des enfants suite à la “digestion” de ce processus :
– “On a vite fait de ne choisir que les terrains et les situations où on est forts !
– Oui, et moi je n’aime pas être mis en échec. En général je réussis dans tout ce qu’on me demande.
– Il faut reconnaître que parfois je préfère t’ignorer, l’adversité que tu me proposes ne me concerne pas.”
Cette dernière réflexion a engendré tout un débat. Est-ce bien justifié de ne pas s’impliquer dans certaines activités qui nous mettent à l’épreuve ? En refusant de s’impliquer, ne perd-on pas l’opportunité d’acquérir d’autres façons d’être ? En effet, certaines adversités nécessitent plusieurs aller-retours, et donc plusieurs auto-évaluations, préparations, entraînements et de nouvelles confrontations à l’obstacle. Se dégage alors la nécessité de faire preuve d’empathie, de travailler la mémoire et l’attention, d’être ordonné, de cultiver la persévérance, et surtout de constater nos nombreuses ignorances. A la surprise générale, deux formes de l’ignorance se sont distinguées : ignorer les autres et faire preuve d’ignorance.
Ignorer les autres est la première définition identifiée par les enfants. Pourtant, tous les jours c’est bien parce qu’on ignore les pensées, les centres d’intérêts, le travail, les sentiments etc. de l’autre que le monde se rétrécit pour ne tourner que dans ses centres d’intérêt et ses propres domaines de prédilection.
– “De toute façon quand on part en promenade, je ne me pose pas de question, je n’ai qu’à suivre.
– Oui mais tu vois si jamais on se perd, comment on rentrera ? Finalement apprendre à devenir autonome dans nos déplacements c’est utile.
– Et moi, c’est vrai que la première année, je me suis beaucoup ennuyé pendant le ramassage de châtaignes, mais là avec la machine et le tracteur c’était super, j’ai même fini par bien aimer tirer tous ensemble les lourds filets dans la pente.”
Ces immersions en vie collective sont donc des opportunités essentielles pour interroger, non seulement ses rapports aux autres et à ce qui nous est étranger, mais surtout cette façon de vivre où l’autre pourrait être ignoré car seulement prestataire de service, de loisirs ou de savoirs. Affronter des situations d’adversité, n’est-ce pas le propre de la voie martiale, du Do, pour qu’ainsi le processus d’apprentissage qu’elle implique devienne constitutif de notre façon d’être ? Une façon où non seulement nous n’avons pas peur d’affronter une nouvelle adversité mais nous ne l’évitons pas afin de continuer à s’éduquer et faire sortir ce qui n’était auparavant que potentiel. Comme conseillé par Krishna dans la Bhagavad Gita dans son dialogue avec le guerrier Arjuna : “Tu as droit à l’action, mais seulement à l’action, et jamais à ses fruits ; que les fruits de tes actions ne soient point ton mobile; et pourtant ne permets en toi aucun attachement à l’inaction.” (p.28)
Baghavad Gita, traduite par Sri Aurobindo (1984) ed. Maisonneuve.
Morin, Edgar (2015) Sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Points.
Rosa, Hartmut (2022) Accélérons la résonance ! Pour une éducation en Anthropocène, ed. Le Pommier.
Le « Ma » nous vient d’Orient et tout particulièrement du Japon. Il est cette manière particulière de relier deux choses distinctes et souvent opposées, en créant une zone, pas simplement spatiale mais aussi temporelle, où l’on peut reconnaître et apprécier la rencontre harmonieuse des deux choses sans pour autant les confondre. ↩︎
En étudiant les sciences, il arrive souvent de se retrouver face à des concepts ou des paradoxes particulièrement difficiles à appréhender avec des mots ou à se représenter mentalement. On a alors recours à des images poétiques ou des expériences de pensée mais on remarque que nos lexiques occidentaux peuvent se révéler pauvres pour les décrire. Comme si notre modèle de pensée n’était pas adapté pour se représenter l’infini, pour imaginer la consistance d’un trou noir ou pour comprendre ce qu’est la matière noire. Il est alors intéressant de chercher d’autres modèles, d’autres lexiques, pour sortir de notre schéma de pensée habituel et parfois restreint. On peut essayer de faire cela avec des mots japonais qui n’existent pas en français. En s’appropriant ces notions, il devient plus facile de saisir le sens de certains problèmes scientifiques. L’objectif de cette réflexion est de faire des parallèles entre ces mots japonais et des concepts scientifiques et, par leurs rapprochements, tenter de mieux saisir les deux sans pour autant les placer dans des catégories.
Musubi et le cercle
Musubi l’union des contraires qui permet l’équilibre.
Le cercle parfait est un paradoxe. Il n’existe que par l’union de deux contraires : le fini et l’infini. En effet, le cercle est un objet fini, mais sa construction fait appel au nombre π (pi) qui a une infinité de décimales. Le périmètre d’un cercle de rayon R vaut 2πR.
Si on remplace les lettres par leur numéro dans l’alphabet (a=1, b=2…), alors tout mot apparaît dans les décimales de π car on est sûr de trouver n’importe quelle séquence de chiffres dans cette infinité de décimales. On peut aller encore plus loin, toute histoire codée de cette façon est lisible dans les décimales de π. L’histoire de l’Univers, si on voulait l’écrire, serait inscrite dans un cercle parfait. C’est là le musubi du cercle. Dans un objet en apparence simple et fini, que l’on rencontre dès l’enfance, se trouve toute la complexité et l’infini de l’Univers.
Ma et la matière noire
Ma un intervalle en rapport avec l’espace-temps.
Le ma est l’intervalle entre les choses. Par exemple les intervalles entre des notes de musique qui donnent vie à la mélodie.
La matière noire quant à elle représente 85% de la matière de l’Univers. Les 15% restant correspondant à la matière classique qui compose le monde que nous voyons et dans lequel nous évoluons. Cependant ce monde ne pourrait exister sans cette matière noire qui assure sa cohésion. Elle est indétectable et invisible, on ne peut que deviner son existence. La matière noire serait le ma de l’Univers tel que nous le concevons. C’est cet intervalle qui rend possible l’existence de l’Univers, tout comme c’est l’intervalle entre des notes de musique qui permet à une mélodie d’exister. Cet intervalle n’est pas palpable, il est simplement là, dans un espace qui lui est propre, et on ne peut que deviner sa présence.
Nagare et l’entropie
Nagare la culture de l’écoulement.
L’entropie est la grandeur physique qui décrit le désordre dans un système. Cette grandeur ne peut que croître dans un système fermé comme l’Univers. Elle s’écoule dans une seule direction, celle du chaos. On ne peut aller contre. Tout mise en ordre d’un système implique un échange avec l’extérieur, ce qui augmente le désordre total de l’Univers.
En arts martiaux, quand on fait chuter quelqu’un par exemple, on crée du désordre. Si c’est fait d’un mouvement fluide, qui s’écoule comme de l’eau, c’est l’adversaire qui ‘reçoit’ tout ce désordre : il chute et on n’a pas fait de mouvements parasites et désordonnés. Par contre si le mouvement n’est pas fluide, on ‘prend’ un peu de ce désordre pour nous en faisant des mouvements superflus, ce qui est moins efficace. Le désordre créé est le même mais l’adversaire en ‘reçoit’ moins.
Misogi et dualité onde-corpuscule
Misogi : la recherche de son propre point de contradiction qui va avec un état de conscience qui dépasse la dualité.
Pendant longtemps un débat a divisé la communauté scientifique. Celui concernant la nature de la lumière. Était-elle une onde, ou bien était-elle constituée de particules (corpuscules) ? Ce n’est qu’en 1909 qu’Einstein a tranché en disant… que tous avaient raison, la lumière est à la fois une onde et constituée de particules. On pourrait dire qu’il a alors atteint une sorte de misogi, dépassant la dualité. Avec l’essor de la physique quantique au XXème siècle, il a été montré que cette dualité onde-corpuscule se généralisait à tous les objets. Plus l’objet est petit, plus cela est notable. Un Homme est ainsi une onde aussi bien qu’un corps, l’effet de cette dualité n’est seulement pas aussi notable que pour de petits objets comme les protons ou les électrons.
Ki et les 4 interactions fondamentales
Ki : principe formant et animant l’univers et la vie.
L’Univers tout entier n’est régi que par 4 interactions fondamentales : l’interaction gravitationnelle qui dit que deux objets massiques s’attirent, l’interaction électromagnétique qui dicte le comportement de la lumière et de tout phénomène électromagnétique, l’interaction nucléaire forte qui est responsable de la cohésion des noyaux nucléaires et l’interaction faible qui intervient dans les phénomènes radioactifs ou de fusion au centre des étoiles. De ces seules interactions découlent toutes les lois de la physique et de la vie. Ces 4 interactions prises ensemble peuvent être considérées comme l’expression du ki à l’origine de l’Univers et reliant les êtres et les choses entre eux.
Hara et microbiote
Hara (ou tan tien en chinois) un des 3 centres énergétiques où réside notre force et notre volonté.
Le corps humain tel que nous le concevons habituellement est constitué de cellules humaines recelant notre ADN et dont l’ensemble forme nos organes. Cependant, la majorité des cellules de notre corps ne sont pas ces cellules humaines mais des cellules bactériennes (on compte 39 000 milliards de bactéries pour 30 000 milliards de cellules humaines). Ces bactéries se trouvent principalement dans nos intestins, mais aussi dans la bouche, sur la peau… On appelle l’ensemble de ces bactéries le microbiote. Nous vivons en symbiose avec elles mais il a été récemment montré que la santé du microbiote impacte la nôtre mais également nos humeurs. Le hara est associé à l’instinct, au courage et à la volonté, aussi bien en Orient qu’en Occident et il est intéressant de constater que le centre de cette volonté est là où se trouve la majorité de notre microbiote.
Ces rapprochements ne sont que des exemples, libre à chacun de lier ces mots japonais aux sciences comme il l’entend. L’important étant de sortir des incompréhensions en osant chercher des réponses d’une autre nature.
Les moments de crise sont souvent l’occasion de pouvoir élargir nos réflexions, nos compréhensions de certains sujets. Aujourd’hui c’est sur les trois mots qui composent la devise de la République Française que notre attention s’est portée. « Liberté, égalité, fraternité ».
Si nous posons la question à tout un chacun du sens de ces mots, force est de constater que les réponses sont loin d’être convergentes. Ces trois mots ont-ils encore un sens profond pour chacun d’entre nous et agissons-nous pour se les réapproprier?
Il y a, certes, bien d’autres choses en tension, en panne, ou sur le point de succomber dans ce premier quart du 21ème siècle. Toutefois, le flou, la confusion autour de ces valeurs fondatrices nous a amené à remettre ces mots en perspective. Ainsi, dans un premier temps, confrontons ces mots au réel. Que sont devenues ces valeurs au sein de notre société actuelle et ce, depuis leur origine?
1/ Se poser la question de l’origine
En 1880, sur le fronton de tous les bâtiments publics de France, apparaît la fameuse devise « liberté, égalité et fraternité ». En même temps, Jules Ferry instaure l’école pour tous, gratuite et laïque et l’instruction obligatoire (les parents gardent la liberté d’instruire leurs enfants par eux-mêmes ou par des précepteurs, voire une école privée et religieuse). Pour en arriver là, il a fallu un siècle. La révolution française de 1789 marque en effet le départ de ce qui était d’abord des revendications.
Dans l’esprit des républicains des années 1880, la consolidation du régime politique né en 1875 passe par l’instruction publique. En laïcisant l’école, ils veulent affranchir les consciences de l’emprise de l’Église et fortifier l’instinct patriotique en formant les citoyens, toutes classes confondues, sur les mêmes bancs. Dans un premier temps, pour libérer l’enseignement de l’influence des religieux, le gouvernement crée des écoles normales, dans chaque département, pour assurer la formation d’instituteurs laïcs destinés à remplacer le personnel congréganiste (loi du 9 août 1879 sur l’établissement des écoles normales primaires). Dans un second temps, il met en place l’école laïque et gratuite pour tous.
2/ Poser le contexte pour éviter les erreurs et les incompréhensions et prendre du recul
Les concepts de liberté, égalité et fraternité ont pris une importance capitale au milieu du 18° siècle en réaction aux abus de ceux considérés alors comme oppresseurs (le pouvoir religieux et la noblesse). Avec la révolution de 1789 en France, on ne va pas hésiter à faire table rase de ceux considérés comme les oppresseurs. Le régime alors mis en place est nommé celui de la terreur.
La terreur est-elle le bon moyen pour générer liberté, égalité et fraternité entre tous ?
Il ne s’agit pas ici de faire le procès des révolutionnaires car il est incontestable qu’il y avait des abus de pouvoirs tant de la part du clergé que de la noblesse, mais le départ de ce nouvel idéal n’a pas été serein et une partie du bébé a été jetée avec l’eau du bain. On souligne cet aspect car quand l’histoire nous met à nouveau dans une période charnière avec des bouleversements, il est tentant pour certains de chercher des boucs-émissaires pour les rendre responsables de tout ce qui ne va pas et se poser comme donneurs de leçons, sans au préalable s’être bien regardés.
3/ Chercher à poser un regard impartial sur l’histoire
Le sujet est très vaste si l’on s’attache à décrire dans l’histoire et selon les pays comment ces droits se sont plus ou moins mis en place, voire pas du tout. On va s’intéresser plutôt à dévoiler les grandes causes qui font qu’aujourd’hui on s’éloigne toujours plus de cet idéal de liberté, égalité et fraternité – repris partout dans le monde – au lieu de s’en rapprocher avec le temps. Enfin, il nous faut souligner que dans de nombreuses parties du monde, l’idéal de liberté, égalité et fraternité n’a jamais été mis en oeuvre, donc à fortiori la question de s’en rapprocher ou de s’en éloigner ne se pose pas.
Scène du film l’homme à la Caméra de Dziga Vertov.
L’altération de la liberté :
La liberté à l’origine est le pouvoir qui appartient à l’humain de faire tout ce qui ne nuit pas au droit d’autrui. En instituant la liberté comme un droit acquis à la naissance, avec le temps l’égoïsme et l’avidité ont proliféré, poussé par la profusion matérielle et la vie confortable. Les individus centrés sur eux-mêmes finissent par se couper de leur intériorité, des autres et de la nature et ne sont donc plus responsables et solidaires. En reflet, le système néolibéral s’est imposé partout dans le monde, transformant tout en valeur marchande quelles que soient les conséquences sur le monde et les êtres. S’appuyant sur la consommation d’énergie, la technologie et les systèmes d’informations, le néolibéralisme encourage l’hubris (la démesure) à toutes les échelles. C’est ce système qui aujourd’hui nourrit toujours plus les individualismes et le repli sur soi et avec l’acceptation de pertes de libertés collectives et l’incitation aux libertés individuelles débridées, surtout quand elles génèrent du commerce.
Pour citer cette altération de la liberté, on va se permettre un néologisme : liber’rien.
La perversion de l’égalité :
Pour rappel, l’égalité a été définie en rapport avec la loi qui est la même pour tous et les distinctions de naissance ou de conditions sont abolies. Chacun est tenu à hauteur de ses moyens de contribuer aux dépenses de l’Etat. Au XIX° siècle et jusqu’à 1968, le progrès matériel génère une nouvelle forme de vie: la modernité. Elle se caractérise par la profusion de moyens matériels et le confort grâce à l’utilisation des machines. Elle fait naître la croyance que plus il y a de progrès, meilleure sera la vie. Et ce modèle va petit-à-petit s’imposer partout dans le monde. Aujourd’hui, les systèmes technocratiques avec leurs experts techniques et une centralisation massive, pèsent de plus en plus dans la société et sur les prises de décisions. En étant toujours plus éloignés des besoins des gens du terrain et ne font qu’augmenter les écarts. Et le développement du numérique, malgré ses promesses, accentue cette oppression en imposant pour tous (ce qui est une forme d’égalitarisme) toujours plus de règles hors sol et unifiantes à trop grande échelle ce qui finit par gommer l’altérité.
La perversion de l’égalité telle qu’on l’entend peut-être définie par l’égalitarisme.
Et la fraternité ?
Depuis l’avènement du monde industriel, et en son sein, a-t-on pu réellement faire preuve de fraternité à l’échelle collective ? Oui bien sûr à travers les classes sociales, les minorités et parfois les nations. Mais ces fraternités particulières ne masquent-elles pas la panne d’une fraternité universelle qui n’arrive pas à émerger tant l’avoir est central et prioritaire ?
Aujourd’hui, dans les quartiers difficiles du monde entier et pour tous ceux en difficulté sociale ou vitale, la fraternité est brandie comme allant de soi alors que dans les faits elle est totalement absente. Une telle hypocrisie provoque en réaction toujours plus de conflits et de rejets violents.
Pour la fraternité, on se permet une nouvelle fois un néologisme : défraternité, qu’on peut définir comme l’indifférence masquée.
Pour conclure, l’école laïque, gratuite et pour tous n’est bien sûr pas responsable des liber’rien, égalitarisme et défraternité. Là où elle existe, elle apporte des choses essentielles et très bénéfiques comme l’instruction pour toutes les classes sociales et pour tous les sexes, la fin ou au moins une grande diminution de l’asservissement des enfants au travail. Mais cette école s’est comme faite déborder, et depuis plusieurs décennies mais sans succès, on cherche à la réformer pour qu’elle génère à nouveau cohésion, implication et finalement l’envie et la joie d’être citoyen.
| PHOTOGRAPHIE PAR ROBERT DOISNEAU
On peut prendre un exemple d’insuccès. En France, lors des attentats de 2015, l’école a eu comme obligation de réactualiser l’enseignement moral et civique avec dès le lundi suivant les événements, des échanges et des débats sur le sujet. Par endroit, il y a eu des tensions, voir des rejets tant adhérer ou être exclu semblait le choix binaire unique.
Cette façon dualiste de gérer les choses se répète partout et pose de plus en plus de problèmes. Si à l’école on pose l’égalité comme une évidence mathématique, on a vite fait de faire croire que tous les enfants sont égaux. En droits, c’est certain, mais du point de vue de la constitution de chaque enfant, c’est dangereux. C’est comme de dire qu’un hêtre et un pin maritime sont les mêmes car ce sont des arbres : c’est dangereux pour la biodiversité car alors on peut en remplacer un par l’autre sans vergogne et c’est également dangereux pour chaque arbre. Comment va vivre le hêtre implanté l’été sur la côte méditerranéenne et comment va vivre le pin maritime l’hiver sur les escarpements de la montagne enneigée ? Pour parvenir à se réapproprier ces mots, à élargir nos horizons, le concept du ” Ma ” pourrait peut-être contribuer pour chacun à sortir de l’inertie et du sentiment d’impuissance face à certains maux de nos sociétés.
Le monde ne mourra pas par manque de merveilles, mais uniquement par manque d’émerveillement.
La voix humble, le regard franc, Vincent Munier est au diapason, à l’écoute, un animal parmi les autres, dans un respect absolu de l’altérité du vivant dans ce monde que nous avons en partage.
On accède à travers ce documentaire à plusieurs notions de fond qui font écho à la sensibilité humaine : le respect, l’humilité, l’importance de la transmission de ces valeurs envers la nature et le vivant par son père, l’émerveillement renouvelé sans cesse face à la beauté du monde. La patience, la mise en confiance.
Cette beauté du monde, source de l’émotion la plus vive, nous est proposée par ce regard particulier.
Et c’est parce qu’il n’a jamais perdu cette direction fondamentale de parler avec ce qu’il est, avec son cœur et ses émotions authentiques, que la force des images de Munier reste intacte, et qu’il peut autant inspirer, à la fois par son travail photographique et par ce qu’il est en tant qu’humain.
C’est également parce qu’il ne considère jamais la photographie comme une fin, mais toujours comme moyen, un outil pour véhiculer des émotions, que ses images ont cette densité si rarement présente. Cette différence est également cruciale pour comprendre le fond qui anime cet homme et qui fait de son regard une singularité remarquable.
Vincent Munier ne cherche pas l’image à tout prix, il cherche la relation. Avant de fixer une vue, il cherche d’abord à rencontrer l’animal, et ressentir cette émotion de la rencontre. Cette priorité décidera de toutes les conséquences, qu’il en reste des traces visuelles ou non.
Telle une éloge de la relation, aux autres, au vivant, ce film nous témoigne de l’importance de ce que l’on vit, de ce que l’on ressent, et comment ce fil directeur peut être à la fois un moteur puissant d’action, de rayonnement, de rencontre avec le beau, mais également un pilier d’intégrité et d’authenticité qui permet de garder un cap et d’être toujours au plus juste de ce que l’on est et de ce que l’on fait.
Cette conscience de ce qui est moteur pour lui, lui permet de renouveler sans cesse ce regard émerveillé sur le monde, tel un enfant qui découvre ce qui l’entoure, et de ne jamais se lasser de ce geste répété.
C’est ainsi qu’il peut accepter cette promesse de l’invisible, où rien n’est garanti, avec bonheur et passer des heures sans que rien ne se passe, et se positionner de telle façon que chaque moment vécu est reçu comme un don et non comme une victoire sur les êtres et les choses.
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En toute cohérence éthique, sensible et à taille humaine, Vincent Munier a créé une maison d’édition afin de produire et de diffuser ses livres : http://www.editions.kobalann.com/
Paul dans sa vie est un documentaire de Rémi Mauger sorti en 2006.
| PHOTOGRAPHIE EXTRAITE DU DOCUMENTAIRE
Rémi Mauger est journaliste et réalisateur de documentaires. Originaire de Normandie et amoureux de son terroir, il décrit la façon dont Paul Bedel, un paysan normand alors âgé de 76 ans, est présent dans sa vie.
De façon très poétique, sensible et pudique, l’intimité de Paul Bedel se dévoile, une intimité où tout s’articule et se renforce pour durer harmonieusement, magnifiée par la patine du temps et les bonnes intentions. Paul dans sa vie est un hymne à la simplicité et à la sobriété et où pourtant la richesse foisonne. C’est aussi le témoignage de la fin d’une façon d’être dans le monde où l’humain était partie prenante et intégré à la nature dans sa diversité. Si voir ce documentaire peut créer une certaine nostalgie, c’est aussi une invitation optimiste pour faire preuve de résilience, de créativité et de foi quels que soit les imprévus et les épreuves qu’on traverse.
Pour reprendre un thème qui nous est cher, Paul, à travers l’exemple de sa vie, réussit un « bon ma » avec tout ce qui l’entoure. Rien n’y est exclu, tout y a sa place et fait sens. Paul a des liens organiques et des échanges vivants avec le village, les habitants, la famille, l’église, le café, les commerçants, le bocage, la mer, les animaux domestiques comme sauvages, les vieilles machines, les arbres, les fleurs, la météo et même l’étrange usine qu’on aperçoit, là-bas, au loin. Tous ont besoin de Paul et inversement.
Cette relation d’osmose si particulière nous semble très importante à faire connaître pour montrer d’une part que c’est possible. D’autre part, du point de vue de l’éducation, cela évoque ce qu’Edgar Morin appelle l’enseignement de la condition humaine.