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“Nous devons vivre avec l’incertitude” Edgar Morin

« Nous devons vivre avec l’incertitude ». Tel est le titre de l’article tiré du journal du CNRS le 4 avril 2020 à l’occasion d’une interview d’Edgar Morin par Francis Lecompte, à propos de la crise du coronavirus. La vie, nous rappelle-t-il, est un océan d’incertitudes peuplé de quelques îlots de certitudes et nous avions pris l’habitude d’inverser les choses, notamment dans le domaine des sciences, que les polémiques entre experts de la médecine illustrent. Edgar Morin, à 99 ans, continue à nous éclairer et ce, particulièrement quand nous traversons des crises. Son approche globale nous aide à faire les liens complexes et utiles pour mener nos barques dans le monde qui vient : se rappeler de notre communauté de destin, se détacher de la culture industrielle, remettre au goût du jour ce qui fait la qualité de la vie comme l’amour, l’amitié, la communion et la solidarité.

Quelques extraits commentés :

La pandémie du coronavirus a remis brutalement la science au centre de la société. Celle-ci va-t-elle en sortir transformée ?
Edgar Morin : Ce qui me frappe, c’est qu’une grande partie du public considérait la science comme le répertoire des vérités absolues, des affirmations irréfutables. Et tout le monde était rassuré de voir que le président s’était entouré d’un conseil scientifique. Mais que s’est-il passé ? Très rapidement, on s’est rendu compte que ces scientifiques défendaient des points de vue très différents parfois contradictoires…

Commentaire : si trop de monde, y compris beaucoup de scientifiques, s’attendent à ce que la science produise des certitudes, on se coupe de ce qui est le propre de la science, un processus discontinu. Les grandes découvertes sont très souvent le fruit de pas de côté et la plupart du temps elles sont d’abord rejetées par les dogmes en place. Hubert Reeves dans son excellent ouvrage “Malicorne, Réflexions d’un observateur de la nature”1Hubert Reeves – Malicorne, Réflexions d’un observateur de la nature, Première partie, Chapitre 2. Éditions du Seuil 1990 nous dévoile le processus à la fois rationnel et empirique sur comment la “science avance” à travers l’exemple de l’utilisation des mathématiques. A la fin du 19° siècle, les mathématiciens se libèrent. Ils ne sont plus sous le joug de devoir trouver des applications concrètes aux théorèmes qu’ils développent, ils peuvent inventer et sortir du cadre établi. On peut citer un exemple tiré du livre de Reeves à propos d’Einstein qui cherche une réponse à l’orbite imparfaite de la planète Mercure et avec, répondre à la question de la force de gravité. Einstein va trouver ses réponses grâce aux formules mathématiques de Gauss et Riemann que ces derniers avaient développées sans jamais penser qu’elles pourraient servir l’astronomie et engendrer une nouvelles théorie sur les premières secondes de l’univers. 

Sommes-nous en train de vivre un changement politique, où les rapports entre l’individu et le collectif se transforment ?
Edgar Morin : L’intérêt individuel dominait tout, et voilà que les solidarités se réveillent…, ce confinement est peut-être le moment de se défaire de toute cette culture industrielle dont on connaît les vices…, nous devrions prendre conscience que nos destins sont liés, que nous le voulions ou non. Ce serait le moment de rafraîchir notre humanisme, car tant que nous ne verrons pas l’humanité comme une communauté de destin, nous ne pourrons pas pousser les gouvernements à agir dans un sens novateur.

Commentaire : La crise du coronavirus nous fait prendre conscience qu’un grand nombre de services essentiels qu’on avait comme oubliés, poussés par les habitudes du confort, ne vont pas de soi. D’autre part, dans notre monde où la rentabilité économique prime, tout est très imbriqué, avec de moins en moins de marges de manoeuvres. Un évènement inattendu et les faiblesses du système se dévoilent. Nous sommes arrivés au moment où les deux aspects (confort individuel déresponsabilisé et rentabilité primant sur tout le reste) commencent à devenir insoutenables y compris pour une partie de ceux qui en profite. Toutefois, on peut douter que le choc actuel du coronavirus et ses conséquences suffisent à nous faire changer de direction tant un autre virus, celui de la consommation et des avoirs, a lourdement imprégné toutes les couches de population. 

Pour ce dernier virus, il n’y a pas et il n’y aura jamais de vaccin. Combien de chocs faudra t-il pour que chacun ouvre son coeur et crée ainsi ses propres défenses immunitaires ? Car sans cette ouverture du coeur, comment espérer un retour d’humanisme et de solidarité ? 

La décroissance thermo-industrielle est inexorable. Plutôt que de la subir, osons l’anticiper dans nos propres actes au quotidien et décisions. Osons par nous-mêmes effectuer des changements dans nos vies comme le covid19 a su nous l’imposer. Ce faisant, étant moins pris dans des choses futiles et délétères, la vie poétique et la qualité du vivre ensemble pourraient refleurir. A l’image de cette parenthèse où dans les cités on a entendu le chant des oiseaux, où le ciel plus clair a retrouvé la palette de son nuancier, où les voisins se sont vus et parlés, où le temps, abandonnant sa fuite, a rappelé au présent les amis de tous temps. 

On a bien fait la fête sur les pontons supérieurs du Titanic ! C’est le moment de le démanteler par nous mêmes et d’en faire des milliers d’embarcations plus souples et manoeuvrables sans pour cela perdre notre communauté de destin. Des milliers d’arches pour aider à passer tous ensemble les tempêtes qui menacent à l’horizon.

Références

Références
1 Hubert Reeves – Malicorne, Réflexions d’un observateur de la nature, Première partie, Chapitre 2. Éditions du Seuil 1990