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Cycle des Puissants Nomades – 5/7

Les peuples premiers

Touaregs du désert, Amérindiens des grandes plaines d’Amérique, Esquimaux d’Alaska, Gitans d’Europe, Mongols des pieds de l’Himalaya, Aborigènes d’Australie, Peuls et Bambaras d’Afrique subsaharienne, Hadzas de Tanzanie, Changpas et Bhils d’Inde, Awas d’Amazonie, Quechuans du Pérou, Papous de Nouvelle Guinée, et tant d’autres… 

Si nous avons pu faire une première présentation flatteuse et engageante des peuples premiers lors de l’introduction des Puissants Nomades du règne humain, dans les faits, ils ne sont que des signaux extrêmement faibles. Alors que les crises se multiplient (crises du climat, de la biodiversité, de l’eau, du partage des ressources, pour ne citer que les plus critiques) et pourraient trouver de nouvelles réponses en prenant en compte leur mode de vie et en leur accordant un poids décisionnel réel et fort dans le déroulement de l’histoire, ce qui est loin d’être le cas1. A l’échelle mondiale, ils ne sont plus que quelques villages et tribus à perpétuer leur mode de vie traditionnel. Et tous deviennent de moins en moins nomades, car pour survivre, ils sont contraints de devenir sédentaires en raison du nombre croissant de touristes à la recherche d’exotisme et de selfies. 

Pourquoi en un peu plus de deux siècles, alors qu’ils étaient des centaines de millions, la plupart ont-ils disparu ? Certes, l’ONU affirme que ces peuples représentent presque un demi-milliard d’habitants, mais parmi ce demi-milliard, qui a réellement conservé sa façon traditionnelle de vivre ? Enfin, il est évident qu’avant l’ère moderne, des continents entiers tels que l’Amérique, l’Afrique, l‘Australie et une très grande partie de l’Asie n’étaient composés, dans leur immense majorité, que de ces peuples autochtones. Actuellement, il est question d’une chute de la biodiversité comparée à un génocide d’une grande partie des règnes minéral et végétal. Pourtant, un même génocide a eu lieu et a été passé sous silence concernant les peuples premiers, sous prétexte que leurs membres étaient intégrés dans nos sociétés modernes. Sans vouloir nous disculper, peut-être qu’il fallait aussi en passer par là : mettre tous les humains dans le même panier et les soumettre à la même épreuve, celle du fond de l’âge de fer, selon les textes anciens indiens2, l’expérience de l’état le plus opposé au spirituel et à la symbiose. A travers cette idée des Védas se dessine une forme de destinée collective à l’échelle de l’humanité qui n’implique pas une détermination totale dans le cours de l’histoire, mais plutôt une série d’épreuves nécessaires en vue d’une progression de l’expérience humaine. 

Est-on encore en mesure de partir à la quête de la puissance nomade des peuples premiers alors que les cendres de leurs exterminations brûlent encore dans nos mémoires, dans les champs et dans les forêts ? Il semble presque indécent de chercher le contact des rares survivants de ces peuples tant ils sont déjà harcelés, mais certains viennent à notre rencontre pour nous murmurer leurs puissances nomades. Ils sont un peu comme le Dalaï-lama, faisant le deuil du Tibet en tant que patrie, mais véhiculant partout dans le monde la sagesse de sa culture tibétaine. 

Dans ce qui va suivre à propos des Puissants Nomades des peuples premiers, nous chercherons à mettre en valeur leurs différences et ce qu’elles nous invitent à prendre en compte à partir des citations de leurs représentants eux-mêmes. Il est évident à la lecture de cet article que la connaissance empirique de ces peuples ou non dépend de la proximité géographique de ceux-ci avec le lectorat. La partie sur les Aborigènes résonnera ainsi différemment pour un australien, celle sur les Tziganes pour un européen, et celle sur les Navajos pour un états-unien. Mais essayez donc de dépasser la perception familière de ces derniers, pour tenter de les connaître de l’intérieur. Et peut-être qu’ainsi leur puissance pourra se révéler plus clairement à vous, une puissance qui pourrait ne vous être ni totalement étrangère, ni totalement connue. Peut-être réside-t-elle encore dans les profondeurs de nos inconscients, nichée dans les couches les plus anciennes de sédiments de nos pensées, et ne demande-t-elle qu’à être éveillée, questionnée ? Sans préjugés, laissons-nous imprégner par petites touches des Puissants Nomades des peuples premiers. C’est peut-être ainsi qu’un nouvel alliage pourra naître : un mélange subtil entre une culture scientifique et rationnelle et une culture “Gaïenne” plus intuitive, nous permettant de nous situer non pas en marge mais au cœur d’un monde commun.

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Paroi rocheuse constituée de couches de sédiments

Prière des indiens Navajos :

“O Grand Esprit, dont j’entends la voix dans les vents et dont le souffle donne vie à toutes choses, écoute-moi. Je viens vers toi comme l’un de tes nombreux enfants ; je suis faible … je suis petit … j’ai besoin de ta sagesse et de ta force. Laisse-moi marcher dans la beauté et fais que mes yeux aperçoivent toujours les rouges et pourpres des couchers du soleil. Fais que mes mains respectent les choses que tu as créées, et rends mes oreilles fines pour qu’elles puissent entendre ta voix.”

Il est question, dans cette prière des indiens Navajos, d’un rare témoignage à être parvenu jusqu’à nous, celui « d’entendre la voix ». Mais pourquoi chercher à entendre cette voix ? Ne serait-elle pas simplement le fruit de l’imagination ? 

Cette même imagination permet précisément de s’ouvrir à certaines perceptions inaccessibles tant que le mental rationnel reste le seul accès à une connaissance valide. Ce premier obstacle levé, on peut alors tenter l’expérience d’affiner nos oreilles. 

Entendre cette voix requiert un état de conscience tout particulier, notamment pour nous, occidentaux. Il se pourrait qu’il faille partir à la rencontre de l’âme d’enfant qui réside en nous, empreinte de candeur, afin de renouer avec notre capacité d’émerveillement et une façon poétique d’être au monde. Comme il est si difficile de garder cette âme d’enfant et d’accepter en soi toutes les formes de faiblesse, on pourrait donner ce conseil : chacun va rencontrer plusieurs fois dans sa vie des coïncidences étranges, des concordances inexpliquées. Plutôt que de les considérer comme le seul fruit du hasard et d’y accorder peu d’importance, c’est en prenant le temps de méditer sur l’expérience et la conscience que ces messages venus de l’invisible deviennent fondamentaux dans sa propre construction, au-delà de leurs propres aspects positifs ou négatifs. 

Cette voix est portée par le souffle du Grand Esprit. Cet esprit, qualifié de “grand” nous situe, à l’échelle du vivant, comme “partie de” et “étape intermédiaire” et non “sommet” de l’évolution. L’humilité qu’elle implique laisse place à un inconnu supérieur avec qui le dialogue serait possible là où inconscient et conscient se rencontrent. L’écoute de cette grande voix nous pousse à nous élever et ainsi à ne plus risquer l’isolement et l’impression d’être seuls et coupés du monde, des autres et de soi-même. Les moments de solitude ne nous isolent pas mais, au contraire, sont essentiels pour faire dialoguer conscience et inconscience, rationnel et irrationnel. C’est là que réside l’apprentissage de la sagesse et avec, la capacité de faire des choix mesurés et adaptés au déroulement de l’histoire. 

La puissance réside dans l’acceptation des mystères et la reconnaissance de nos faiblesses, en particulier de notre faiblesse intrinsèque : dans le concert du vivant, la Terre comme l’humanité ne sont que de petites gouttes dans l’océan du cosmos. Être humble, être attiré par la sagesse et la beauté des choses, et se considérer en interdépendance avec le vivant et la nature n’est pas nécessairement inné mais se cultive. Certains peuples premiers nomades ont encore la pratique et la mémoire de cette culture. Il n’est pas nécessaire de les imiter au risque de tomber dans la caricature ou le dogmatisme; il suffit simplement de les inclure, de leur accorder de l’importance, de les respecter et d’oser s’en inspirer. Il est utile d’écouter cette voix car nous risquons de rester prisonnier du bruit du monde-machine, indécis et passifs face à l’urgence d’explorer d’autres voies.

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Aigle dans le ciel, image du Grand Esprit qui nous observe et nous soutient.

Message du mamu (sage chez les Kogis), Marco Barro : 

« Tout est écrit dans la nature, et notamment la façon dont il convient de canaliser l’énergie entre la vie et la mort, pour éviter le chaos. C’est dans la nature que les lois et les règles qui régissent notre société prennent leurs racines. C’est là que nous savons comment maintenir le monde en harmonie, comment penser et agir ensemble, afin d’éviter les maladies, les catastrophes naturelles, les grèves et les disputes familiales, car tout est lié. Les règles et les lois occidentales sont faites par les hommes au profit de la société humaine. La loi kogi est cosmique, elle permet de maintenir l’équilibre du monde au service de la vie. Il y a une seule loi de la nature, qui est la même pour tous. Nous les Kogis, nous essayons de garder l’équilibre chez nous dans la Sierra Nevada de Santa Marta en Colombie, mais vous, que faites-vous de votre responsabilité ? Vous n’avez plus d’anciens pour vous transmettre la mémoire et sans mémoire on ne peut rien faire. Pourquoi ne pensez-vous plus au monde ? La pensée, qu’elle soit kogi ou non, c’est la même pensée, la même conscience. 

La vraie question, c’est de savoir comment se servir, comment utiliser cette pensée. Si demain nous utilisions un peu mieux notre conscience, notre pensée, nous pourrions commencer à nous parler, à échanger entre sociétés qui se respectent.

Aujourd’hui, la nature est malade. Il y a beaucoup de pollution. Seuls, nous ne pouvons pas protéger la Terre, ensemble nous pouvons faire quelque chose. Il n’est plus temps de parler mais d’agir…»3

Comme le sollicite le Kogi Marco Barro, il est temps d’agir et de penser ensemble. En effet, si en Occident nous avons l’habitude de puiser nos connaissances ailleurs et de créer de nouveaux alliages à partir des grandes cultures humaines passées et en cours, notre dialogue avec les peuples premiers est, quant à lui, quasi inexistant. Il serait alors de plus en plus nécessaire de faire bouger les lignes pour que naisse le désir d’alliages plus larges. En ce sens, nous pourrions nous laisser guider par les coups de boutoirs de l’histoire. Depuis quelques temps, par exemple, la poursuite de la recherche scientifique à des fins exclusivement matérielles et mercantiles et ses conséquences désastreuses mènent de plus en plus d’étudiants et de jeunes actifs à s’interroger et à se positionner sur la perte de sens de celle-ci. Or, en cherchant à arrimer science et spiritualité, nous pourrions peut-être parvenir à régénérer la science. À cet effet, les représentants des peuples premiers sont une ressource inégalable. 

Ce que nous suggère fondamentalement la puissance des Kogis, fait écho à l’injonction modeste rabelaisienne, “science sans conscience n’est que ruine de l’âme”. Elle nous ramène à notre condition intellectuelle et interroge notre façon d’établir les hiérarchies en réduisant la science non-réflexive à une complète aporie. Pour approfondir notre propos, nous proposons de nous familiariser dès maintenant avec la vie quotidienne décisionnelle du peuple Kogi. L’organisation Kogi exige que la moindre décision liée au collectif, au vivant et aux communs, passe par la rencontre de tous dans la nuée4, moment de partage de la pensée où les plus fragiles, les plus invisibles comme les plus sages disposent d’une voix décisionnelle prépondérante. Pour cela, ils utilisent un outil opérationnel réel de décision qui mesure en détail les conséquences d’un acte. Nous pourrions d’emblée rétorquer que nos institutions nationales et internationales ont le même rôle et pouvoir décisionnel, mais l’actualité et de nombreux événements nous prouvent au contraire que la parole de chacun n’est pas toujours prise en compte. Concrètement, la puissance Kogi tient aussi de sa filiation avec une puissance universelle qu’on pourrait qualifier de “divine”. En s’interdisant de donner un nom ou une forme particulière à cette puissance, celui-ci lui laisse libre-cours. Or, cela ne pourrait-il pas correspondre au grand saut d’humilité vers la reconnaissance que quelque chose nous dépasse de sa propre voix ? Il nous semble que cet oubli contemporain dans nos sociétés occidentales a tout à envier aux peuples premiers, encore capables d’entendre, de traduire ces messages divins. 

Imaginez des COP, des sommets de l’ONU, du FMI ou autres grandes institutions internationales ou nationales, où des individus reconnus comme porteurs de cette voix supérieure soient non seulement entendus mais considérés comme supérieurs dans la décision. Imaginez qu’un sage Kogi visite le cœur de la France et notamment son immense château d’eau qu’est le Massif Central. Il se lamente de voir l’état général des cours d’eau à la sortie de ce grand édifice naturel sauf la rivière de l’Ouysse, pourtant large et calme, qui elle a su garder les qualités utiles et nécessaires au bien-être de l’ensemble du vivant et des humains. Il arrive à la chambre des députés et donne comme injonction de revoir la façon dont l’eau est traitée pour que chaque embouchure de fleuve, chaque rivière, soit aussi limpide, claire et vivante que l’Ouysse à son arrivée à la rivière Dordogne. 

Paroles de Tziganes

Proverbe tzigane : “N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures”. 

Les Tziganes, dans leur parcours de l’Inde aux confins de l’Europe si bien représenté dans le film Latcho Drom (1993), sont les premiers à avoir eu la malchance d’être nomades au sein d’un territoire compartimenté et sédentarisé. La malchance car la vindicte populaire préfère s’en prendre à l’étranger de passage qu’au voisin. Il est notoire dans l’histoire que les Tziganes ont été pourchassés, dénoncés, éradiqués, simplement parce qu’ils étaient Tziganes.


Boby Lapointe écrit à propos des Tziganes : “Avec le violon, il faut choisir : ou bien tu joues juste, ou bien tu joues tzigane.” Dans cette phrase, hormis l’aspect musical et intuitif, un autre aspect plus ambigu ressort : à force d’être rejetés aux frontières et de passer quand même, les Tziganes ont poussé le sens de l’opportunité à l’extrême. Toujours en marge, souvent à la limite, les Tziganes incarnent des aspects trop souvent refoulés ou cachés chez les peuples sédentaires.

Chagall, “Le cirque bleu” (https://panoramadelart.com/analyse/le-cirque-bleu

Il y a le fameux instinct des Tziganes vu comme primaire et quasi barbare et en même temps reconnu comme un flair indéniable, un “sens de la vista” qui manque tant à la plupart des prévisionnistes et experts en tous genres. Mais il y a aussi la magie, “folklorisée” par la boule de cristal mais prise très au sérieux avec la lecture des lignes de la main. Qui par exemple n’a jamais entendu parler de prédiction juste et fiable faite par une gitane ? Il y a ensuite le système D, car bien souvent, là où les Tziganes passent, ils ne sont pas attendus et montrent alors une grande gestion des imprévus et une forte adaptabilité au grand dam des institutions et des administrations, bousculées dans leur sens de l’ordre, des normes et des conventions. Il y a enfin la proximité avec l’invisible, qui, s’il se fait parfois prendre dans les méandres de la vie standardisée, laisse toujours quelques traces dans les camps tziganes, des portes, des seuils qui perdurent et sont au moins acceptés et connus par quelques rares représentants, faute d’être entretenus. 

Pour comprendre la puissance du peuple premier Tzigane, il faudrait sans doute, comme eux, être passé par un temps et par des espaces où le temps s’étire suffisamment pour apprécier, qualifier et même comparer les terroirs, les paysages et surtout les forces invisibles qui marquent chaque contrée. Même si les Tziganes ne sont plus ces marcheurs au long-cours et même si leurs roulottes côtoient désormais des voitures de luxe, leur puissance relève tout d’abord de leur capacité de savoir lire les empreintes de l’invisible. Ensuite, à s’orienter face aux imprévus, à l’adversité et aux épreuves en tout genre : aux froids raisonnements, aux calculs, aux prédictions savantes et rationnelles. La puissance Tzigane ose imaginer des réponses, apparemment déconnectées, mais opportunes par la force du temps. Enfin, leur puissance se situe dans leur rapport à la liberté, tant d’expression que de place dans la société, car ils n’ont pas toujours été en marge. En effet, c’est l’ère moderne qui les a majoritairement marginalisés. Et, s’ils s’imposent parfois par la force et la violence, ils questionnent aussi souvent la crédibilité et le bien-fondé de toutes les possessions, accaparements, obligations, qui sont les fondements de nos sociétés modernes. 

Ainsi, quand le peuple Tzigane reste nomade, sa façon d’être au monde et de déranger les habitudes rappellent notre condition passagère sur Terre et la facilité à confondre sédentarité et éternité. Son passage peut créer les conditions à l’émergence d’un Ma5, à la fois séduisant et provocateur. 

Proverbe Massaï : 

« La chair qui n’est pas douloureuse ne ressent rien. »6

La souffrance devient un don quand elle s’inscrit dans un processus qui met en lumière nos principaux nœuds intérieurs ignorés ou rejetés, puis quand elle nous donne la force de dénouer ce qui nous limite, et enfin quand elle fait naître en soi plus d’empathie et de largeur d’esprit. Chez les Massaïs, le concept d’Osina Kishon est la souffrance-don qui voit toute souffrance ou douleur comme une épreuve opportune que le destin met sur nos chemins, mais aussi un moyen pour reprendre le droit chemin. L’épreuve consiste d’abord à reconnaître ce qui est noué en soi. En acceptant la dualité autant présente à l’extérieur qu’à l’intérieur de soi, le principe d’Ilmao chez les Massaïs, chacun peut alors se résoudre à dénouer ce qui jusqu’à présent engendre en lui conflit, opposition, déni ou inconscience. La souffrance n’est donc pas une finalité en soi, un état souhaité, c’est plutôt un indicateur pour savoir où se situent nos épreuves, et comment s’en servir pour que ce qui était bloqué, noué, stagnant, circule à nouveau apportant ainsi une conscience plus éclairée. Ce proverbe Massaï nous met donc en garde contre l’attitude passive et indifférente choisie pour ne pas souffrir mais qui en conséquence nous éloigne de l’éveil de notre conscience et de notre responsabilité. 

Que penser alors de notre société qui rejette la douleur, qu’elle soit physique, psychique ou mentale ? La consommation toujours en hausse d’anti-douleurs, d’anti-inflammatoires, d’anti-dépresseurs et de calmants en témoigne. Evidemment, collectivement, nous sommes loin d’adopter cette puissance Massaï, en retournant ce qui est douloureux comme un moyen de grandir. On peut alors se poser la question de ce qui grandirait d’abord si nous étions davantage porteurs de cette puissance, et c’est certainement devenir plus solidaire et responsable – dit autrement, devenir ce guerrier pacifique, lettré et poète7. Tant que cette dimension guerrière de l’individu n’est pas éveillée, le risque persiste qu’à l’épreuve de la douleur l’individu réponde par la négation, la passivité, ou l’endormissement. Il n’est donc pas étonnant que les Massaïs soient d’abord connus comme un peuple de guerriers. Or pour certains, être guerrier ne relève pas d’une possibilité ou d’un choix ouvert à tous. Il n’en est rien, les Massaïs et leur puissance nous disent qu’en chacun et chacune sommeille un guerrier et que des contextes de vie très différents peuvent nous amener à révéler cette dimension guerrière. Si on peut proposer collectivement d’adopter et incarner la dimension guerrière, à l’image des Massaïs qui la mettent en exergue et la rendent enviable au sein de leur collectivité, la décision relève de l’échelle individuelle. 

Danse cérémonielle massaï (https://www.kenyatourism.in/maasai-tribe-facts.php)

Sur les pistes du rêve avec les aborigènes

Les mythes aborigènes sont transmis oralement de génération en génération depuis des centaines voire des milliers d’années et ce alors que sur le continent australien, jusqu’à quatre cents tribus, avec autant de langues différentes, ont cohabité ensemble. Certains de ces mythes décrivent précisément le continent australien tant dans la configuration de ses terres intérieures que de ses rivages du temps de la dernière glaciation il y a plus de dix mille ans. Or, leur connaissance de la géologie et des terres immergées et émergées corroborent les dernières connaissances scientifiques en la matière8

Dans notre quête de puissance nomade, ce qui interpelle particulièrement chez les aborigènes est ce qu’ils nomment “lignes de chansons” ou encore “pistes de rêves”. Ce sont les itinéraires des êtres créateurs ou ancêtres dans le “Tjukurrpa”, espace-temps parallèle à notre espace-temps usuel et qui serait toujours d’actualité. Ils formeraient un réseau sur les territoires terrestres, marqués par des sites sacrés, véritables balises pour se relier aux ancêtres, au “Tjukurrpa” et à tout ce qui est créé de façon intime. À chaque site correspondent des chansons, des rites et des symboles qui lui sont propres et c’est en les reconnaissant, en les apprenant et en les interprétant, que l’humain trouverait sa réelle raison d’être, avec, en contrepartie la nécessité de se mettre au service d’un territoire plutôt que de s’en servir. 

Les peuples aborigènes, encore reliés à leur tradition, considèrent l’origine de la vie et du cosmos comme venant d’un autre plan d’espace-temps et mettent l’accent sur cette façon de s’inclure et d’être au service d’un territoire pour ne pas oublier ses origines, les ancêtres et ce qui pour eux est notre première raison d’être : rester connecté avec le reste de la création au passé, au présent, comme au futur. Ils mettent aussi l’accent sur le fait que nous ne sommes que de passage. Les territoires et les histoires restent, donc c’est à chacun de veiller à les transmettre dans leur intégralité et en cas de changements, que cela soit favorable à l’ensemble.

Or des changements en Australie, il y en a eu. Des changements si brutaux et contraires aux lignes de chansons, qu’aujourd’hui, s’il reste quelques aborigènes et des sites actifs, les territoires sont comme démembrés et en voie de désertification. Pour autant, au sein du “Tjukurrpa”, reste accessible la mémoire des événements passés propres à ce territoire. La puissance aborigène touche les racines les plus archaïques qu’elle s’oblige à protéger quoiqu’il advienne. Même dans un territoire dévasté, en maintenant l’accès au Tjukurrpa, il y aura toujours moyen de réparer, réhabiliter ce qui fait l’âme d’un pays. 

Cette puissance nous demande de nous dépouiller, de faire preuve d’humilité et d’une forme de sagesse pour qu’elle puisse à nouveau être révélée. Si elle ressemble aux contes de fées et peut faire sourire, lui donner une place pourrait toutefois nous donner l’espérance de pouvoir tout construire et tout régénérer, même dans les milieux les plus dégradés. En nous mettant face à nos moyens destructeurs, notamment depuis son identité opposée et complémentaire, elle permet de faire parler le monde et la terre. Elle nous donne la force de vaincre toutes formes de nostalgie en proclamant que rien n’est jamais perdu ni effacé, que tout peut être actualisé puisqu’il y a toujours un référentiel sur un autre plan (le Tjukurrpa) pour s’en inspirer et tout reconstruire. Paradoxalement, ce n’est pas une excuse pour laisser faire et détruire ce qui fait la poésie et la beauté d’un monde.

Galerie Arts d’Australie Stéphane Jacob, Dennis Nona – “Waii Ar Soibai”

L’ère anthropocène est sur le point de réduire à néant la puissance des peuples premiers dans le monde concret et objectif. Pourtant, dans le “Tjukurrpa”, en plus de la puissance des aborigènes, se trouvent aussi certainement celles des Kogis, des Navajos, des Massaïs, des Tziganes et de tous les autres. Rêvons du jour où ce Tjukurrpa deviendra accessible à tout un chacun, et, pour s’y préparer et mieux le traduire, rappelons maintenant ce qui fait la puissance particulière des cinq peuples décrits ici. 

Celle des Navajos consiste avec humilité à savoir écouter pour être porteur de l’état intérieur qui donne la capacité de reconnaître l’interdépendance du vivant dans sa diversité. Elle s’active dans une solitude mais aussi par le rite partagé. Les Kogis quant à eux donnent une voix au plus petit, au plus insignifiant et cette voix peut emporter l’adhésion même si elle n’est pas majoritaire. C’est donc une puissance sociale, une puissance de la rencontre qui leur permet de nous nommer “petits frères” et de nous donner des conseils. Les Tziganes, éternelle image de l’étrange, de l’étranger, porteurs de l’imprévu nous invitent à faire une place à toutes ces altérités pour apprendre périodiquement à nous remettre en cause, à faire des concessions plutôt que de se barricader ou de vouloir éradiquer tout ce qui dérange. Les Massaïs, avec la voie du guerrier, invitent à aller à la rencontre de ses épreuves et en accepter la souffrance comme facteur incontournable mais passager pour éveiller une conscience positive vecteur d’harmonie en soi et autour de soi. Enfin, les Aborigènes, en dévoilant l’existence d’un plan invisible englobant notre plan matériel, mettent l’accent sur notre responsabilité à maintenir un dialogue entre ces deux plans. Pour cela, il s’agit d’œuvrer à la convergence de nos propres aspirations avec celles de la Nature – partant de l’idée qu’elle aurait elle aussi ses propres aspirations – de faire preuve d’humilité.

En articulant ces forces, une complémentarité se dégage, un cheminement universel se décèle, que nous proposons de décrypter en conclusion. D’abord, l’épreuve Navajos de la grande solitude permet de révéler l’individu, l’humain en chacun, qui va non seulement s’épanouir dans une vie matérielle mais qui va surtout oser chercher des alliages qui le subliment. Puis les Kogis permettent d’oser signifier et actualiser sa voie et voix dans le concert du vivant, non pas pour se distinguer mais pour être vecteur de sens dans la vie. Oser s’engager dans une voie, c’est oser affirmer son altérité, et là se situe l’épreuve Tzigane, cette capacité d’Hermès d’arriver à relier les contraires. Le permanent va-et-vient intérieur/extérieur que cela provoque est inconfortable, d’où l’idée de la souffrance Massaï qui, comme le charbon, peut se métamorphoser en diamant. Ce faisant, des analogies se dévoilent : le dialogue entre les plans de la conscience et de l’inconscient est à l’image du dialogue des aborigènes entre leur vie de tous les jours et le Tjukurrpa. 

Ainsi, à travers l’étude de ces cinq peuples premiers parmi d’autres, est mis en lumière le lien au passé, aux racines, comme puissance essentielle à préserver mais aussi à choyer pour éclairer et guider nos aspirations pour le futur. Chaque plante, chaque animal, chaque peuple, a non seulement le droit mais le devoir d’exister et de prendre une place pour que le concert du vivant reste harmonieux et juste, hier, aujourd’hui et demain. Aurons-nous suffisamment d’humilité pour cela ? 

  1. Julien Barbosa, Julie Canovas et Jean-Claude Fritz, « Les cosmovisions et pratiques autochtones face au régime de propriété intellectuelle : la confrontation de visions du monde différentes », Éthique publique [En ligne], vol. 14, n° 1 | 2012, mis en ligne le 03 février 2013, p.23. ↩︎
  2. Les Védas indiens parlent de l’ère actuelle comme celle de l’âge de fer ou encore le Kali Yuga. Cette ère en place depuis maintenant 5000 ans aurait été précédée par trois autres : l’âge d’or, l’âge d’argent et l’âge de bronze. ↩︎
  3. Eric Julien, Muriel Fifils, Les indiens kogis, Acte Sud, 2007, p. 108. ↩︎
  4. Nuée : l’espace d’échange où tous les habitants d’un même village Kogi se rencontrent pour délibérer ensemble, parfois plusieurs jours et nuits, d’aspects importants prosaïques ou poétiques, allant de leur quotidien à la marche du monde. C’est le Ma japonais incarné où toutes les altérités et singularités ont leur place et peuvent dialoguer constructivement. Le temps s’y contracte pour que les convergences puissent être non seulement acceptées mais digérées et appréciées car formées de liens qui parfois peuvent être divergents. ↩︎
  5. Ma : le Ma chez les japonais est à la fois un espace et un temps intermédiaires où les altérités et les différences peuvent se rencontrer, sans s’effacer ni se mesurer, mais plutôt dialoguer voire enfanter de nouveaux aspects. Dans le contexte Tzigane, le Ma est particulier car il n’est pas initialement souhaité ni porté à des résultats d’assimilation ou d’intégration. C’est une rencontre avec l’étrange, ou l’étranger, qui remet en cause ses propres habitudes, ses façons d’être ou de faire. ↩︎
  6. Mazelin Salvi, “5 leçons de sagesse massaï”, Psychologies, 04/02/2014. Disponible sur : 
    https://www.psychologies.com/Culture/Spiritualites/Pratiques-spirituelles/Articles-et-Dossiers/5-lecons-de-sagesse-massai ↩︎
  7. Les guerriers pacifiques, lettrés et poètes aspirent à la fois à la condition de citoyen, d’être profondément honnête, de défenseur, d’aventurier héroïque et de sage. Ces personnes y aspirent seulement car elles savent qu’elles ne l’ont pas complètement. Et c’est ce « pas complètement » assumé qui est intéressant, car cela induit, sans jamais se résigner, une voie faite de persévérance et de courage pour s’améliorer et tenter d’agir positivement sur le monde. (Article 6 du Cycle du guerrier intitulé “Quel modèle de guerrier pour le 21ème siècle ?”) ↩︎
  8. “L’odyssée de la terre”, site de vulgarisation scientifique dans le domaine de l’environnement, a publié un article sur le site d’Uluru Ayers Rock, qui pendant des dizaines de milliers d’années a été lieu de transmission de la culture aborigène. Disponible sur : https://odysseedelaterre.fr/uluru-ayers-rock-rocher-sacre-aborigenes/ ↩︎
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Cycle des Puissants Nomades – 4/7

Le choix de peuples premiers et de sages

  1. Avant les humains, l’importance de se constituer un bestiaire 

Si le récit à propos des Puissants Nomades a commencé par les animaux, c’était, comme précisé, pour leur donner plus d’importance, porter d’autres regards sur eux et notamment cesser de les considérer comme nos propriétés ou des êtres inférieurs. En tentant de révéler ce qui fait leur puissance avec nos propres mots et notre culture, nous ouvrons des portes pour que chacun envisage, voire s’engage à percevoir, pressentir et communiquer autrement avec une partie du vivant. L’idéal serait de contribuer à éveiller des affinités avec ces animaux, à leur faire prendre le statut de modèle et de source d’inspiration. A l’image des enfants dont l’imaginaire et les jeux sont souvent peuplés d’animaux, chez les adultes la constitution de ce bestiaire pourrait être l’acceptation en soi d’une part archaïque1 et profonde. Ne vous est-il jamais arrivé de constater une forme de complicité et de résonance avec un ou plusieurs animaux ? En leur laissant une place de choix, un nouveau rapport à ce règne pourrait se construire, révélant en chacun une véritable parure ou alliage, un rayonnement assumé preuve de liens fraternels et intimes. Ce serait également développer de nouvelles aptitudes, pour rendre opérationnelle et concrète la puissance contenue dans ces “animaux-totem”. Enfin, la reconnaissance d’un tel lien implique, à l’échelle de l’individu et non de la société, une reconsidération du milieu dans lequel évoluent les animaux comme sacré, car les endommager reviendrait à se porter préjudice.

Il est évident que les huit animaux présentés ne sont qu’un petit échantillon des Puissants Nomades du règne animal. Libre à chacun, selon ses propres sensibilités et les terroirs fréquentés, de construire sa représentation d’animaux entrant dans cette catégorie.

Carte céleste du 17e siècle, réalisée par le cartographe hollandais Frederik de Wit.

Dans la même veine, nous proposons cette fois-ci de partir à la rencontre de Puissants Nomades du règne humain. D’abord des représentants de peuples premiers, de ceux qui ont pu se tenir à l’écart du monde-machine avec parfois la nécessité d’incarner un rôle de passerelle entre leur culture qu’ils cherchent à préserver et celle qui domine aujourd’hui à l’échelle du monde. Puis des Puissants Nomades qualifiés de “sages” et parmi eux, huit représentants, peut-être pour faire écho aux huit animaux.

2. Les peuples premiers

Les peuples premiers sont ceux qui ont su garder le lien avec les temps premiers, le temps des origines. En cela, comme les animaux, ils sont un trait d’union avec le passé, les ancêtres, une certaine idée du respect et des égards nécessaires au maintien harmonieux d’un bien-vivre ensemble. Tous sont dépositaires de ce qu’on peut appeler la tradition, à considérer dans son sens étymologique, « tradere », transmettre : ce qui par la mémoire des humains a été transmis de génération en génération. Les peuples premiers nomades savent que beaucoup de choses, et notamment les sols,  ont besoin de se régénérer avec des nécessaires temps de repos donc de non présence humaine. Et s’ils sont sédentaires, c’est toujours en respectant un seuil où l’équilibre est maintenu entre ce qui est pris et ce qui est redonné. 

La puissance des peuples premiers s’appuie sur trois aspects complémentaires. D’abord, le nomadisme amène une forme d’abnégation. En effet, il faut sans cesse reconstruire, partir vers de nouveaux horizons : leur puissance s’appuie donc spécifiquement sur la prise en compte de la fragilité des milieux qu’ils fréquentent. Le second aspect tient ensuite à la force du collectif. Chaque peuple premier est dépositaire de connaissances rationnelles, intuitives et empiriques maintenues par leurs liens intimes avec leur environnement. L’existence d’une vision mythique, de rites et de symboles vivants leur donne une dédicace, une puissance qui se transmet de génération en génération. Enfin, l’autre face de leur puissance relève de la continuité. Les cycles du temps n’ont pas de prise sur le socle de connaissances qui les caractérise. Leurs modes de vie, dont les traits communs principaux sont le juste équilibre et la capacité d’adaptation, jamais n’empêchent tout ce qui constitue leur milieu de continuer à vivre. Fondamentalement, ils n’apportent pas de changement et contribuent à la stabilité de leur environnement tant qu’ils peuvent vivre dans le respect de leurs différences.

Forum des Peuples Racines, Strasbourg 2023

3. Les sages comme Puissants Nomades

Si les peuples premiers apportent ce sentiment d’éternité et de stabilité dans la continuité, et en tirent leur puissance, les sages Puissants Nomades quant à eux questionnent notre présence et notre présent. Ce sont comme des comètes inspiratrices pour féconder nos futurs, s’embarquer dans la grande marche évolutive du vivant. Plusieurs points communs entre ces Nomades permettent de les identifier : 

  • Leur sagesse est toujours le fruit du parcours de leur vie. 
  • Ce parcours est toujours partagée en trois étapes essentielles : une phase de préparation, une phase de mise à l’épreuve avec la migration vers d’autres terres, et enfin une phase dite de retour, pas nécessairement vers la terre d’origine, mais avant tout vers leurs racines profondes et intérieures, permettant alors de relier en boucle toutes les parties de leur vie et lui donner du sens. 
  • Durant la deuxième phase de ce parcours, cette migration est un nomadisme imposé par les circonstances ou par l’individu porté par ses intuitions. Synonyme de déracinement, elle nécessite de se ré-enraciner dans d’autres lieux et cultures. C’est quand la greffe prend que plus tard s’épanouissent les fleurs de la sagesse. 
  • Ces parcours sont comme des ponts tendus faits d’alliages précieux entre deux cultures car capables de révéler l’essence de chacune dans ce qu’elles ont de meilleur comme de pire. C’est en digérant, en intégrant cette essence que se révèlent des impasses mais surtout des voies pour l’avenir. 

Quelle est la source de leur puissance ? Ce rôle de pont entre les cultures qu’ils éclairent en est la source principale. Tous les ponts qu’ils bâtissent sont certainement l’un des lègues les plus importants et originaux de notre civilisation-monde qui bat de l’aile. Dans ces temps de crises où les incertitudes et l’instabilité vont croissantes, s’imprégner de tels parcours peut être précieux pour s’orienter soi-même et répondre à l’injonction commune d’élargir son souci du vivant et des communs – les communs étant tout ce qui, vivant ou non-vivant, est partagé et nécessite d’être pris en considération au-delà de ses propres intérêts. 

Une autre source de puissance les concernant est la raison d’être qu’ils ont su si bien incarner. Malgré les épreuves, les doutes, les faiblesses, les erreurs auxquels parfois ils se confrontent, ce modèle qu’ils représentent est non seulement resté incorruptible, mais, avec le temps, il a fini par briller et être reconnu comme un phare utile et structurant pour tous. Décrire la raison d’être de chacun n’est pas aisé. C’est un peu comme une couleur. Elle ressort d’autant plus qu’elle est mise en présence d’autres. D’où l’intérêt de présenter à la suite huit protagonistes.

Mosaïque des sept sages : Calliope, muse de la poésie épique, entourée de Socrate (au-dessus de Calliope) et des Sept Sages avec leur maxime respective. Issue de la cité antique de Baalbek, IIIème siècle. Musée national de Beyrouth.

Dans ce qui va suivre, parmi le millier de peuples premiers encore vivants, cinq représentants seulement sont abordés. Tout comme parmi les milliers d’animaux nomades, huit ont eu nos faveurs. Tout comme parmi les milliers de sages, huit élus. Imaginons un monde, une culture, une éducation où nos enfants seraient capables d’être porteurs de leur propre bestiaire, de leurs propres collectifs humains, et de leur propre panthéon de sages. Pour commencer, partons à la rencontre d’exemples de peuples premiers, nomades et puissants.

  1.  L’archaïsme dont il est question ici correspond à l’idée qu’en nous réside une mémoire très ancienne, non vérifiable par des faits mais seulement par analogie, correspondance ou synchronicité. ↩︎
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Cycle des Puissants Nomades – 2/7

Une inspiration du règne animal
Les Loups

La patrouille des Loups s’ébranle d’une seule trace. Elle peut cheminer ainsi indéfiniment, comme si le temps et l’espace se rétractaient, comme si les reliefs s’aplatissaient tant les sommets et les creux sont avalés sans peine. A intervalle régulier, un arrêt marqué aux endroits dégagés, là où la vue et les hurlements portent loin. La horde à nouveau s’enfonce dans l’inconnu/connu. Parfois, comme un éclaireur, l’un d’eux s’écarte de-ci de-là, mais revient inexorablement se fondre dans la trace. Puis un arrêt plus long. Les traces montrent qu’ils se sont tous postés sur une butte et se concertent ; c’est un vrai conciliabule avant que chacun s’élance, complémentaire, dans son rôle. Comme un chef d’orchestre, le mâle dominant a donné le signal, la meute s’élance, force unie, dans un galop furtif et silencieux, si ce n’est quelques jappements pour se coordonner. Rien ne peut les arrêter, car ensemble ils sont invulnérables et ils le savent.

On se pourlèche, on se bouscule, les oreilles se lèvent ou se baissent, quelques crocs étincellent, des grondements. Si les plus petits font diversion, on les laisse faire mais on les guette, la meute toujours veille, toujours prête. Si chacun n’a pas eu sa ration ou parce que la destination n’est pas encore atteinte, la meute repart et va déambuler jusqu’au petit matin et plus s’il le faut.

Photo Vincent Munier, Arctique, 2017

Le soleil se lève, pour certains le temps est venu de s’éloigner de la meute ou de rester. Il n’y a pas de règle, si ce n’est qu’une fois adulte, chacun et chacune peut alterner entre présence au sein de la meute et solitude, sans remettre en cause leur loyauté réciproque. Pour eux, la hiérarchie n’est pas une souffrance ni une soumission, ni la solitude une malédiction. Les deux ensemble permettent à chacun de se situer et de trouver sa place. Pour se retrouver, il y a toujours les hurlements, lancés à la face du monde et qui effacent les distances. Des hurlements qui posent aussi des empreintes indélébiles dans l’espace, en faisant briller les astres et trembler les êtres.

Le Loup affirme ainsi sa présence et sa volonté. Maître des nuits, mais aussi des jours s’il le veut, il représente l’éveillé. Ses sens sont affûtés au maximum et son corps infatigable décourage les plus endurants. Dans des situations de combat, on peut s’inspirer de lui, notamment quand il est en meute. Lorsque les formations classiques se sont désarticulées et que la mêlée vient, la coordination instinctive et désinhibée de la meute est au-dessus de tout. Même les requins en bande ne sont pas aussi efficaces.

Enfin arrêtons-nous un instant sur la mâchoire du loup qui est associée à une puissance sans limite. Si ses crocs terrifient, ils ont aussi dans l’imaginaire une valeur symbolique tout autre : en déchirant les chairs et en dépouillant les corps, ils mettent à nu la condition terrestre et nous emmènent vers le monde des défunts. Ils créent ainsi un pont entre les vivants et les morts.

La page des Loups se referme, mais la Louve qui a tout entendu se rapproche et nous glisse à l’oreille :

« A la manière des Loups, l’humain peut apprivoiser et canaliser son instinct de pouvoir pour le bien de tous et de toute chose. Meute à lui tout seul, il s’éveille quand le dominant qui est en lui n’a plus à dominer et trouve sa place de chef d’orchestre ». Et elle ajoute « Il n’y aura plus d’étrangers quand nous pourrons déambuler parmi vous sans qu’on crie “au loup !” Vos propres frontières et celles dressées entre notre règne et le vôtre ne seront pas pour autant abolies, mais elles signifieront seulement des limites de respect et de cohabitation à ne pas dépasser et non des séparations franches où aucun espace de dialogue n’est possible. »

Les Canards sauvages

C’est la fin de l’automne, les premières gelées blanches sont là, le brouillard tarde à se lever. Le matin, à la fraîche, il faut se poster sur les sommets qui se dressent tels des mâts au-dessus des arabesques laiteuses. L’esprit tangue entre le ciel et la terre, se laisse bercer, songe, quand soudain à l’horizon… une hallucination ? Non, ce sont bien eux ! D’abord un point, puis très vite cette forme caractéristique en pointe de flèche, la plus opérationnelle pour s’épauler dans les voyages au long court. Ils sont fidèles au rendez-vous. Fidèles entre eux par couple, fidèles à leur formation, fidèles à leurs points de ralliement et de retour. Cette fidélité transpire dans leur vol, dans la régularité de la forme en déplacement, dans la précision du placement de chacun, dans la coordination des battements d’ailes, dans la solidarité des changements réguliers du meneur, là où l’effort est le plus intense. Ce n’est pas un hasard si les armées de terre comme du ciel se sont souvent inspirées de cette formation spécifique pour l’ordre, l’efficacité et l’organicité ainsi obtenus dans les rangs.

Du temps de leur splendeur, dans un seul champ de vision, des dizaines de formations pouvaient ainsi s’égrener tout au long de la journée. Et le soir venu, l’ultime récompense : un vol en quête d’une aire de repos se met à tournoyer, à hésiter, puis finalement à plonger en spirale vers la terre, plutôt proche d’un point d’eau et d’une forêt.

Utagawa Hiroshige, « Pleine lune à Takanawa », tirée de la série Vues célèbres de la capitale de l’Est. (Collection du Musée mémorial d’Ôta)

De tous ces caquètements, une équipe se fait entendre. Celle qui après un long effort commun et persévérant, commente le voyage, plaisante et prend soin de chacun et chacune. Si les plus faibles écoutent et reprennent leur souffle, malgré la fatigue la joie d’être ensemble dans une telle aventure efface les contraintes et les requinque rapidement. Il y a quelque chose de magnétique dans ces oiseaux-là : la résistance de leurs ailes, la capacité de leurs plumes et de leur duvet à repousser l’eau et le froid, le son de leurs chants, leur boussole infaillible.

Quand tout est bouleversé, plein d’incertitudes et d’épreuves, ne faut-il pas imiter les canards pour retrouver le nord, un axe capable de guider en toutes circonstances ?

Par leur ballet migratoire qui scande le rythme des saisons, ils nous rappellent l’alternance et la puissance régénérative des cycles.

L’Anguille

Elle passe tellement inaperçue que cette presque inconnue mérite d’abord d’être présentée.

Le périple de cet être minuscule commence dans les fosses abyssales aux eaux chaudes, comme la mer des Sargasses, au large des îles Mariannes ou à l’est de Madagascar. Depuis le cœur de l’océan, elle remonte sur parfois plus de 5000 kilomètres vers les côtes des continents, à la fois espérées et redoutées. Espérées car en rejoignant les sources des rivières et des ruisseaux, elle retrouve son antre, celle de ses parents, grands-parents, arrière-grands-parents et plus encore. Redoutées car nombreux sont les barrages, les becs, les lumières, les filets et les filous qui veulent la stopper ou en faire pitance. Alors qu’elle s’engage dans les estuaires des fleuves et des rivières, elle entame sa première métamorphose pour devenir poisson d’eau douce. Elle ne mesure alors que 7 centimètres et en Europe, on l’appelle civelle.

Avec sa gueule de serpent, son humeur cachotière, ses virées nocturnes, elle se faufile dans le chemin de sa vie, patiente et discrète. Elle grandit, grandit, grandit et parfois s’allonge jusqu’à 120 cm. Elle a tout son temps, tapie dans les sédiments. Véritable cauchemar pour ses proies, elle jaillit de la vase sans crier gare, totalement indétectable par les sens communs. Proportionnellement, sa force de saisie comme d’étreinte est optimale. Les braconniers ne le savent que trop bien, lorsqu’elle s’enroule autour du poignet. Sa vie n’est que mystère : qu’en est-il de son réel parcours, de ses noces, de ses accouplements ? S’intègre-t-elle réellement à la famille des poissons, elle qui peut traverser des champs et résister des heures à l’air libre en gardant un peu d’eau dans ses branchies grâce à sa respiration cutanée ? L’Anguille est tannée pour résister, sa peau est le parchemin des Dieux.

 La grosse anguille, poème de Maurice ROLLINAT, 1846-1903

La grosse anguille est dans sa phase
Torpide : le soleil s’embrase.
Au fond de l’onde qui s’épand,
Huileuse et chaude, elle se case
À la manière du serpent :
Repliée en anse de vase,
En forme de 8, en turban,
En S, en Z : cela dépend
Des caprices de son extase.
Vers le soir, se désembourbant,
Dans son aquatique gymnase
Elle joue, elle va grimpant
De roche en roche, ou se suspend
Aux grandes herbes qu’elle écrase,
La grosse anguille.

L’air fraîchit, la lune se gaze ;
Moitié nageant, moitié rampant,
Alors elle chasse, elle rase
Sable, gravier, caillou coupant…
Gare à vous, goujonneau pimpant !
Gentil véron, couleur topaze !
Voici l’ogresse de la vase, 
La grosse anguille!
Aquarelle de Kajika Aki
source

Blottie au coin des sources et des étangs, elle laisse le temps défiler pendant parfois plus de quarante ans. Immobile, invisible ou presque, elle décide un beau jour de repartir et d’entamer sa dévalaison. Au fur et à mesure de sa descente elle effectue sa métamorphose, cette fois de poisson d’eau douce à poisson d’eau de mer. Elle retourne à son autre pôle, le ventre des océans, où d’autres migrants se retrouvent : les courants froids et chauds. Messagère à la fois du cœur des océans et des sources, elle porte la mémoire des sédiments archaïques comme celle des eaux nouvelles.

Gare à ceux qui en plongeant au plus profond de ses yeux voudraient dévoiler son mystère ! Ils risqueraient bien de se transformer en pierre, subissant le même sort que les ennemis de la Gorgone mythique.

Rusons pour déjouer un tel regard et, comme l’Anguille, persévérons. Si l’Anguille garde jalousement ses mystères, elle donne par ailleurs des indices à qui se laisse porter par le souffle de sa curiosité.

Premier indice : elle sait rester à l’affût indéfiniment tout en étant totalement transparente. La surprise lorsqu’elle jaillit rend sa saisie ou son étreinte d’autant plus efficace.

Deuxième indice : elle accomplit son rôle de gardienne de la mémoire en reliant, par un unique aller-retour en une vie, les deux parties les plus opposées de l’eau (les sources au sommet des montagnes et les grands fonds marins). N’y a-t-il pas là inspiration à puiser dans cette quête du dépassement des dualités, un moyen de retrouver et de garder la mémoire ? 1Partir en quête de ses plus grandes contradictions, et pour cela repousser ses limites par l’ascèse, synonyme de Misogi chez les japonais

Troisième indice : son mariage et sa naissance nous échappent. L’Anguille résiste à la domestication malgré toutes les technologies et l’intérêt matériel que cela représente pour certains. Mais l’amour doit-il nécessairement se dévoiler ? Ne faut-il pas lui laisser son parfum de mystère, si l’on veut qu’il perdure et qu’il nous enchante ?

Quatrième indice : l’Anguille vit dans les sédiments humides qu’elle marque de son empreinte. N’est-ce pas là ses pages d’écritures pour les siècles passés et les siècles futurs ? N’est-elle pas le scribe qui inlassablement et de génération en génération inscrit les pages de l’histoire ? Des fossiles d’anguilles vieux de plus de 100 millions d’années ont été retrouvés !

Néanmoins, les zones de sédiments humides sont aussi peu prises en considération que l’Anguille. Cela devrait nous alerter. Ne sommes-nous pas allés trop loin en rendant les sédiments toxiques, y compris pour la puissante Anguille ?

La Tortue marine

Qui n’a pas répété ces deux vers dans son enfance, ou plus tard lors d’expériences de la vie : « rien ne sert de courir, il faut partir à point » ? La lenteur, la maladresse et la lourdeur de la Tortue sur terre sont légendaires comme réelles. À sa décharge, elle porte cette carapace, cette maison ambulante, cette peine d’Atlas ! Que faire quand en permanence quelque chose pèse sur les épaules ?

Comme souvent dans la nature, la Tortue a su faire de son désavantage un avantage. En cas d’attaque, elle transforme sa carapace en bouclier étanche. Elle peut y séjourner indéfiniment, au moins suffisamment longtemps pour décourager l’agresseur dont la patience n’égale jamais la sienne. Dans l’eau, grâce à son poids et ses formes aérodynamiques, sa nage se fait véloce et élégante. Et s’il faut plonger dans les fonds marins, cette parure la protège de la pression comme du froid. La Tortue rêve ! C’est encore sa carapace qui, grâce à ses zébrures fractales, images du Ciel et de la Terre, lui fait faire des rêves prémonitoires. Elle danse aussi. Dans l’eau en grand public et sur Terre toujours secrètement. Seuls de grands maîtres d’arts martiaux disent l’avoir observée dansant sur la terre ferme. On ne peut que les croire, vu que leurs éloges de la Tortue concordent. Ils disent tous que c’est par elle qu’ils ont saisi l’essence du mouvement martial, la vitesse dans la lenteur. Mais comme c’est un secret, difficile d’en savoir plus…

La Tortue marine, quant à elle, sillonne les océans partout où l’eau est tiède, en revenant périodiquement et inlassablement sur sa plage d’origine pour déposer ses œufs. Avec sa grande longévité (certaines Tortues ont dépassé les 150 ans), elle est le symbole de l’endurance, de la constance mêlée à la persévérance. Et son image de sagesse n’est pas due qu’à son grand âge, mais aussi à un autre attribut de sa carapace : l’image du Ciel et de la Terre réunis. En sortant la tête de sa carapace, l’humble Tortue hume les vents mêlés de la Terre et du Ciel. Sa sagesse se fait prémonitoire car elle acquiert alors cette capacité de pressentir et donc d’anticiper.

Zhang Gui, peintre de la dynastie des Jin, vers 1156-1161, la Tortue

Ce n’est pas un hasard si la Chine, qualifiée d’empire du Milieu, puise l’origine de sa culture dans les carapaces de tortues : « C’est à l’âge du Bronze que se situe cette origine commune de l’écriture et de la rationalité chinoise. À cette époque, pour se renseigner sur l’opportunité d’un projet, on approchait une carapace de tortue d’une source de chaleur ce qui y provoquait des fendillements dont les formes étaient analysées. On notait ensuite le pronostic tiré de cet examen en gravant des signes à même la carapace. Ces fendillements linéaires auxquels les anciens Chinois ont décidé de donner du sens deviendront les traits rectilignes des figures du Yi Jing (les hexagrammes) et les courbes élégantes des idéogrammes chinois. Ils ouvrent l’originalité de la pensée chinoise. »2Cyrille J-D Javary, Le discours de la Tortue, Ed Albin Michel, 2003

Apprenons des intentions « tortueuses ». Comme au jeu de go, on a vite fait d’être encerclé et dominé par la lente et discrète progression de telles stratégies. Car dans cette lenteur, les incertitudes, les erreurs et les imprévus peuvent se déployer, être digérés et se métamorphoser pour finalement toujours servir les intentions d’origine. La carapace de la Tortue et le Yi Jing chinois embrassent tous deux l’infini des changements, car la dualité brute du “oui” ou du “non” n’a pas sa place dans leurs interprétations. 

Souvenons-nous-en et développons en nous la culture de l’impermanence, même si en apparence, et comme dans la vie des Tortues, rien ne change !

Enfin, abordons un dernier paradoxe avant de quitter cet être à l’apparence débonnaire : la formation de combat la plus célèbre de la légion romaine se nomme la Tortue, un bouclier fractal hérissé de pointes et constitué de tous les boucliers de légionnaires formant, vu du ciel, une carapace de Tortue. Si chaque légionnaire tient son poste, aucune meute ne peut la mettre en déroute ou la disloquer. On vient s’y embrocher, s’y écraser, s’y faire meuler ou piétiner… Gare à la Tortue !

Références

Références
1 Partir en quête de ses plus grandes contradictions, et pour cela repousser ses limites par l’ascèse, synonyme de Misogi chez les japonais
2 Cyrille J-D Javary, Le discours de la Tortue, Ed Albin Michel, 2003