Les moments de crise sont souvent l’occasion de pouvoir élargir nos réflexions, nos compréhensions de certains sujets. Aujourd’hui c’est sur les trois mots qui composent la devise de la République Française que notre attention s’est portée. « Liberté, égalité, fraternité ».
Si nous posons la question à tout un chacun du sens de ces mots, force est de constater que les réponses sont loin d’être convergentes. Ces trois mots ont-ils encore un sens profond pour chacun d’entre nous et agissons-nous pour se les réapproprier?
Il y a, certes, bien d’autres choses en tension, en panne, ou sur le point de succomber dans ce premier quart du 21ème siècle. Toutefois, le flou, la confusion autour de ces valeurs fondatrices nous a amené à remettre ces mots en perspective. Ainsi, dans un premier temps, confrontons ces mots au réel. Que sont devenues ces valeurs au sein de notre société actuelle et ce, depuis leur origine?
1/ Se poser la question de l’origine
En 1880, sur le fronton de tous les bâtiments publics de France, apparaît la fameuse devise « liberté, égalité et fraternité ». En même temps, Jules Ferry instaure l’école pour tous, gratuite et laïque et l’instruction obligatoire (les parents gardent la liberté d’instruire leurs enfants par eux-mêmes ou par des précepteurs, voire une école privée et religieuse). Pour en arriver là, il a fallu un siècle. La révolution française de 1789 marque en effet le départ de ce qui était d’abord des revendications.
Dans l’esprit des républicains des années 1880, la consolidation du régime politique né en 1875 passe par l’instruction publique. En laïcisant l’école, ils veulent affranchir les consciences de l’emprise de l’Église et fortifier l’instinct patriotique en formant les citoyens, toutes classes confondues, sur les mêmes bancs. Dans un premier temps, pour libérer l’enseignement de l’influence des religieux, le gouvernement crée des écoles normales, dans chaque département, pour assurer la formation d’instituteurs laïcs destinés à remplacer le personnel congréganiste (loi du 9 août 1879 sur l’établissement des écoles normales primaires). Dans un second temps, il met en place l’école laïque et gratuite pour tous.
2/ Poser le contexte pour éviter les erreurs et les incompréhensions et prendre du recul
Les concepts de liberté, égalité et fraternité ont pris une importance capitale au milieu du 18° siècle en réaction aux abus de ceux considérés alors comme oppresseurs (le pouvoir religieux et la noblesse). Avec la révolution de 1789 en France, on ne va pas hésiter à faire table rase de ceux considérés comme les oppresseurs. Le régime alors mis en place est nommé celui de la terreur.
La terreur est-elle le bon moyen pour générer liberté, égalité et fraternité entre tous ?
Il ne s’agit pas ici de faire le procès des révolutionnaires car il est incontestable qu’il y avait des abus de pouvoirs tant de la part du clergé que de la noblesse, mais le départ de ce nouvel idéal n’a pas été serein et une partie du bébé a été jetée avec l’eau du bain. On souligne cet aspect car quand l’histoire nous met à nouveau dans une période charnière avec des bouleversements, il est tentant pour certains de chercher des boucs-émissaires pour les rendre responsables de tout ce qui ne va pas et se poser comme donneurs de leçons, sans au préalable s’être bien regardés.
3/ Chercher à poser un regard impartial sur l’histoire
Le sujet est très vaste si l’on s’attache à décrire dans l’histoire et selon les pays comment ces droits se sont plus ou moins mis en place, voire pas du tout. On va s’intéresser plutôt à dévoiler les grandes causes qui font qu’aujourd’hui on s’éloigne toujours plus de cet idéal de liberté, égalité et fraternité – repris partout dans le monde – au lieu de s’en rapprocher avec le temps. Enfin, il nous faut souligner que dans de nombreuses parties du monde, l’idéal de liberté, égalité et fraternité n’a jamais été mis en oeuvre, donc à fortiori la question de s’en rapprocher ou de s’en éloigner ne se pose pas.
Scène du film l’homme à la Caméra de Dziga Vertov.
L’altération de la liberté :
La liberté à l’origine est le pouvoir qui appartient à l’humain de faire tout ce qui ne nuit pas au droit d’autrui. En instituant la liberté comme un droit acquis à la naissance, avec le temps l’égoïsme et l’avidité ont proliféré, poussé par la profusion matérielle et la vie confortable. Les individus centrés sur eux-mêmes finissent par se couper de leur intériorité, des autres et de la nature et ne sont donc plus responsables et solidaires. En reflet, le système néolibéral s’est imposé partout dans le monde, transformant tout en valeur marchande quelles que soient les conséquences sur le monde et les êtres. S’appuyant sur la consommation d’énergie, la technologie et les systèmes d’informations, le néolibéralisme encourage l’hubris (la démesure) à toutes les échelles. C’est ce système qui aujourd’hui nourrit toujours plus les individualismes et le repli sur soi et avec l’acceptation de pertes de libertés collectives et l’incitation aux libertés individuelles débridées, surtout quand elles génèrent du commerce.
Pour citer cette altération de la liberté, on va se permettre un néologisme : liber’rien.
La perversion de l’égalité :
Pour rappel, l’égalité a été définie en rapport avec la loi qui est la même pour tous et les distinctions de naissance ou de conditions sont abolies. Chacun est tenu à hauteur de ses moyens de contribuer aux dépenses de l’Etat. Au XIX° siècle et jusqu’à 1968, le progrès matériel génère une nouvelle forme de vie: la modernité. Elle se caractérise par la profusion de moyens matériels et le confort grâce à l’utilisation des machines. Elle fait naître la croyance que plus il y a de progrès, meilleure sera la vie. Et ce modèle va petit-à-petit s’imposer partout dans le monde. Aujourd’hui, les systèmes technocratiques avec leurs experts techniques et une centralisation massive, pèsent de plus en plus dans la société et sur les prises de décisions. En étant toujours plus éloignés des besoins des gens du terrain et ne font qu’augmenter les écarts. Et le développement du numérique, malgré ses promesses, accentue cette oppression en imposant pour tous (ce qui est une forme d’égalitarisme) toujours plus de règles hors sol et unifiantes à trop grande échelle ce qui finit par gommer l’altérité.
La perversion de l’égalité telle qu’on l’entend peut-être définie par l’égalitarisme.
Et la fraternité ?
Depuis l’avènement du monde industriel, et en son sein, a-t-on pu réellement faire preuve de fraternité à l’échelle collective ? Oui bien sûr à travers les classes sociales, les minorités et parfois les nations. Mais ces fraternités particulières ne masquent-elles pas la panne d’une fraternité universelle qui n’arrive pas à émerger tant l’avoir est central et prioritaire ?
Aujourd’hui, dans les quartiers difficiles du monde entier et pour tous ceux en difficulté sociale ou vitale, la fraternité est brandie comme allant de soi alors que dans les faits elle est totalement absente. Une telle hypocrisie provoque en réaction toujours plus de conflits et de rejets violents.
Pour la fraternité, on se permet une nouvelle fois un néologisme : défraternité, qu’on peut définir comme l’indifférence masquée.
Pour conclure, l’école laïque, gratuite et pour tous n’est bien sûr pas responsable des liber’rien, égalitarisme et défraternité. Là où elle existe, elle apporte des choses essentielles et très bénéfiques comme l’instruction pour toutes les classes sociales et pour tous les sexes, la fin ou au moins une grande diminution de l’asservissement des enfants au travail. Mais cette école s’est comme faite déborder, et depuis plusieurs décennies mais sans succès, on cherche à la réformer pour qu’elle génère à nouveau cohésion, implication et finalement l’envie et la joie d’être citoyen.
On peut prendre un exemple d’insuccès. En France, lors des attentats de 2015, l’école a eu comme obligation de réactualiser l’enseignement moral et civique avec dès le lundi suivant les événements, des échanges et des débats sur le sujet. Par endroit, il y a eu des tensions, voir des rejets tant adhérer ou être exclu semblait le choix binaire unique.
Cette façon dualiste de gérer les choses se répète partout et pose de plus en plus de problèmes. Si à l’école on pose l’égalité comme une évidence mathématique, on a vite fait de faire croire que tous les enfants sont égaux. En droits, c’est certain, mais du point de vue de la constitution de chaque enfant, c’est dangereux. C’est comme de dire qu’un hêtre et un pin maritime sont les mêmes car ce sont des arbres : c’est dangereux pour la biodiversité car alors on peut en remplacer un par l’autre sans vergogne et c’est également dangereux pour chaque arbre. Comment va vivre le hêtre implanté l’été sur la côte méditerranéenne et comment va vivre le pin maritime l’hiver sur les escarpements de la montagne enneigée ? Pour parvenir à se réapproprier ces mots, à élargir nos horizons, le concept du ” Ma ” pourrait peut-être contribuer pour chacun à sortir de l’inertie et du sentiment d’impuissance face à certains maux de nos sociétés.
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