« Caminante, no hay camino, se hace el camino al andar ».
“Toi qui chemines, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant“. Le Journal de l’Ecocentre s’est créé petit à petit autour du champ lexical du chemin, de la marche, des pas à faire non seulement l’un devant l’autre de manière combative, mais surtout de côté, pour changer de perspective, apercevoir des interstices et gagner en sagesse. Ce chemin sinueux, chacun se l’imagine à sa manière, en fonction des expériences de marche vécues, et de ce que celles-ci ont pu éveiller comme processus physique et spirituel. De même, chacun se choisit ses compagnons de marche, et parmi les nôtres se trouve régulièrement Éric-Emmanuel Schmitt. Ainsi, lors de l’émergence de notre groupe de réflexion, le choix de cet imaginaire a immédiatement éveillé notre intérêt. Après ses études, Éric-Emmanuel Schmitt est entré à l’université pour étudier la philosophie et a obtenu son doctorat sur le thème de la philosophie des Lumières. Quelques années plus tard, en 1989, un voyage au Sahara a bouleversé son identité. Le but de ce voyage était purement récréatif mais malheureusement – ou heureusement, selon lui – il s’est perdu.
Pendant près de deux jours, il a erré seul dans le désert avant d’être retrouvé par ses compagnons de voyage. Mais plutôt que de voir cet incident comme un cauchemar, il a, dit-il, reçu la foi. Parfois, la meilleure façon de se retrouver dans de tels voyages est de se perdre : en perdant sa direction et ses repères pendant un certain temps, Éric-Emmanuel Schmitt a trouvé un courant spirituel intérieur et une nouvelle direction. L’épreuve de la perte de repères extérieurs, au lieu de le faire paniquer ou abdiquer, a permis de lui révéler des ressources et une boussole intérieures. Cette marche dans le désert a donc été le déclencheur d’une expérience spirituelle particulièrement puissante, générant par la suite la caractéristique de ses écrits.
La rencontre
Toute son œuvre est imprégnée de rencontres interreligieuses et de réflexions sur la complexité des rapports humains. Avec son cycle d’écrits sur l’invisible, on est au cœur de “l’humain en chemin”, notion chère à la démarche de l’écocentre. Un chemin marqué par les incertitudes, mais où peuvent se rencontrer et dialoguer les traditions anciennes avec les courants de pensée contemporains.
Décrivant cette expérience dans Plus tard je serais un enfant (2018), Schmitt utilise la métaphore de la musique : la rencontre mystique, comme la musique de Mozart, a soulagé ses angoisses fondamentales et l’a placé fermement sur le chemin de la vie. Dans de tels moments, toutes nos questions sont finalement réduites au silence et remplacées par un sentiment d’« unité satisfaite ». À travers le Cycle de l’invisible, il commence alors son voyage narratif dans le paysage créatif des rencontres interreligieuses, le voyage au Sahara lui ayant offert une chance de rencontrer l’étrange, l’invisible, l’incertain.
Avec ce Cycle de l’Invisible, É.-E. Schmitt présente des récits intrigants qui abordent tous la recherche de sens. Tous proposent des rencontres entre des personnes de cultures, de religions et d’âges différents, tous sont des récits denses et humoristiques, à forte portée symbolique. Que ce soit à propos du bouddhisme tibétain, de l’islam sous sa forme soufie, du christianisme, du judaïsme, du bouddhisme zen, du confucianisme et même de la musique et de l’animisme, les personnages expriment souvent une attitude extraordinairement ouverte envers la vérité religieuse : “aucune religion n’est vraie, aucune religion n’est fausse”, selon le Père Pons, prêtre catholique du roman l’Enfant de Noé, (Schmitt 2004, p.65). De même, à la lecture de l’ensemble de l’œuvre, on est frappé des convergences évidentes entre chacune de ces religions ou pensées. Quelque part on en ressort soulagé de constater qu’au-delà des appartenances, une unité fondamentale reste ancrée et solide, un espoir quant aux possibilités de toujours pouvoir s’entendre et se comprendre, même dans les moments les plus forts de divergence.
La pensée complexe
Après son séjour au Sahara, Schmitt recherche une forme de langage plus élargie pour communiquer l’étrange, et choisit la littérature comme mode d’expression. Schmitt aurait pu, de par sa formation, aborder les événements et les phases importantes de sa vie par la recherche académique et une certaine rationalité. Il va cependant préférer utiliser, comme canaux d’expressions, la littérature et le théâtre, qui lui offrent la possibilité d’inclure la poésie et la complexité dans l’idée de relier ce qui rationnellement ne semble pas possible ou incohérent. C’est cette capacité à faire des pas de côtés, au sens propre comme au figuré, qui va donner à la personne d’Eric-Emmanuel Schmitt comme à ses personnages, une position médiane et de pont qui ouvre d’autres perspectives. Son approche littéraire intègre la complexité, terme dont l’étymologie « complexus » signifie « ce qui est tissé ensemble », et son but est de légitimer différentes perspectives a priori incompatibles. En jonglant avec les disciplines et en acceptant leurs imbrications, la pensée complexe, en tant que concept initié par Henri Laborit, puis porté plus largement par Edgar Morin, a toute sa place dans l’œuvre de Schmitt qui illsutre alors l’émergence d’un cheminement chez l’humain. Ces cheminements au début multiples, images de cultures, de religions et de sages extrêmement différents, sont particulièrement bien rendus par l’écriture poétique d’Eric-Emmanuel Schmitt. Ils vont converger et révéler au lecteur une unité cachée et le sens profond du mot religion, qui est d’unir dans les différences. Chaque livre permet d’entrevoir une facette de cette profondeur, et c’est la lecture de l’ensemble de ses ouvrages qui permet une approche enrichie.
Les romans et la fiction peuvent faire prendre conscience de la nécessité d’une humanité pluraliste, capable par l’outil de la pensée complexe de pensées critiques, créatives et responsables. La littérature, telle qu’écrite par Schmitt, est imbibée de pensée complexe et de poésie, et va ainsi rendre palpable un réel que les arguments rationnels n’auraient pu traduire de façon si sensible et directe.
L’humain en chemin peut donc y trouver sa voie : sa mission est de créer respect et sensibilité envers la complexité du monde, promouvoir la paix, la compréhension et la curiosité. À travers les poèmes, la musique et la littérature, nous pouvons entrevoir l’indiscernable et découvrir un monde où la vulnérabilité et l’interdépendance partagées de l’humanité remplacent notre moi individuel et émotionnel en tant qu’axe central.
Pour Schmitt, les rencontres interreligieuses sont des défis complexes où non seulement deux religions (en tant que constructions théoriques et historiques), mais aussi des êtres humains s’élèvent mutuellement. Dans ses romans, la complexité est un mot clé et les lignes de différences transformées dans la rencontre sont multiples : jeune-vieux, musulman-juif, heureux-triste, puissant-impuissant, convaincu-confus. Ces paires de mots, prises horizontalement, génèrent un choix (factice) entre l’un ou l’autre mot. Or, si ces deux mots s’élèvent et s’appuient l’un sur l’autre, ils révèlent des complémentarités et une richesse insoupçonnées. Un dialogue et une circulation peuvent alors se faire entre eux.
En conclusion, l’analyse présentée ci-dessus concernant le cheminement spirituel d’Eric-Emmanuel Schmitt et les convictions et valeurs qu’il promeut aujourd’hui, mettent en lumière une vision du monde incluant un respect sans compromis de la complexité, mais aussi une ouverture à l’idée d’une humanité commune, exprimée dans ces mots : “Ce que nous avons en commun, ce sont les questions, ce qui nous différencie, ce sont les réponses.”
Le Cycle de l’invisible
Schmitt, Eric-Emmanuel, Milarepa (1997), Monsieur Ibrahim et les Fleurs du Coran (2001), Oscar et la Dame rose (2002), L’enfant de Noé (2004), Le Sumo qui ne pouvait pas grossir (2009), Les Dix Enfants que madame Ming n’a jamais eus (2012), Madame Pylinska et le Secret de Chopin (2018), Félix et la Source invisible (2019)
Schmitt, Eric-Emmanuel, La nuit de feu (2015) Paris : tous oarus chez Albin Michel.
Schmitt, Eric-Emmanuel, Plus tard je serais un enfant, entretiens avec Catherine Lalanne (2018) Lgf.